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"Le Petit Thébain", pastiche égyptien

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31 mai 2023

La création d’un pastiche de presse est souvent provoquée par une actualité hors du commun et très médiatisée. C’est le cas ici avec « Le Petit Thébain », publié en quatrième page du journal satirique Le Merle blanc du 3 mars 1923, quelques semaines après la découverte du tombeau de Toutânkhamon.
 

Dès le bandeau, Le Merle blanc annonce son pastiche avec un texte d’avertissement qui dessine plusieurs intentions : un jeu sur les anachronismes, une réaction à l’actualité et un regard sur son traitement par la presse :

Le « MERLE BLANC » qui ne recule devant aucun sacrifice pour être agréable à ses lecteurs, a la bonne fortune de pouvoir publier ci-dessous le fac-similé d’un document d’une valeur inestimable (nous l’avons payé six piastres au chef fossoyeur du lord Carnavon). Il s’agit d’un numéro spécial du Petit Thébain, grand journal d’informations trouvé dans le sarcophage de S.M. Tout Ankh Amon où il avait été placé pour charmer les loisirs du défunt en attendant l’arrivée des Anglais. Comme on le voit, l’idée de faire des journaux spécialement pour les momies est bien antérieure à la fondation du Gaulois et de l’Écho de Paris.


Bandeau du « Petit Thébain »

Deux blagues abordent les trafics liés aux fouilles archéologiques, ainsi qu’une critique de la grande presse conservatrice déclinante. Le Gaulois (1868-1929), L'Écho de Paris (1884-1938) et leurs lecteurs sont des cibles désignées. On passe ainsi très vite du lecteur conservateur à la momie.
Si le titre du pastiche ne contient pas de jeu de mots, il se sert de l’adjectif « petit » fréquemment utilisé. Le bandeau dessiné crée un cadre sous forme de trompe-l’œil en pierre gravée qui insiste sur l’axe central : la découverte du tombeau de Toutânkhamon.
Le site est découvert en novembre 1922 par l’archéologue anglais Howard Carter et son mécène Lord Carnarvon. À la fin du mois, les deux Anglais pénètrent dans le tombeau. Le 17 février, Howard Carter entre enfin dans la chambre funéraire, ce qui explique ce soi-disant « fac-similé » retrouvé dans le sarcophage. Pendant plusieurs semaines, la presse va raconter le feuilleton de cette exploration.


Le Petit Journal illustré et l’Excelsior du 11 février 1923

La structure du journal parodie celle des quotidiens comme Le Petit Parisien ou Le Journal avec des colonnes, une illustration centrale et une typologie classique de rubriques : Éditorial, Une, Faits-divers, Échos et brèves, Spectacles, Nécrologie et Publicité.


Le Petit Parisien, 14 février 1923

Fourmillant de jeux de mots et d’anachronismes qui vont contaminer toute la page, le comique à l’œuvre est typique du Merle blanc, journal satirique crée en 1919 sur le modèle du Canard enchaîné. Un mois avant la parution du Petit Thébain, de nombreuses rubriques contiennent déjà en germe les éléments du pastiche.


Page 7 du 3 février 1923, page 2 du 10 février, première page du 3 mars, page 7 du 10 mars

Ces blagues autour de l’égyptomanie sont récurrentes, détournant parfois toute une page du journal :


« La page très fouillée », Le Merle blanc, 17 mars 1923

Le pastiche du «  Petit Thébain » va concentrer toutes ces plaisanteries en imitant la matérialité du journal et en les déclinant par rubriques.

L’éditorial

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Éditorial du « Petit Thébain » et Le Petit Journal illustré, 28 janvier 1923

L’éditorial reprend les grandes lignes de l’actualité en les travestissant à la mode égyptienne. Le message est qu’« Il faut conserver le sourire » malgré les mauvaises nouvelles : l’occupation de la Rhur, les difficiles tractations des vainqueurs de la Première Guerre mondiale avec la Turquie ou la hausse des prix du pain et du sucre. Cette vision optimiste est d’ailleurs la première intention du pastiche.


Le Petit Parisien, 31 janvier 1923

L’éditorial se clôt tout de même sur un nouveau pied de nez à la presse qui soutient le pouvoir en place, quel qu’il soit :

Quant au Petit Thébain, il demeure le plus ferme soutien de la 18e dynastie, comme il le fut des dix-sept précédentes, et comme il le sera de toutes celles qui, par la force ou autrement, pourront éventuellement saisir les rênes du char de l’État.

L’article en Une

L’article en Une, titré « Une émouvante cérémonie place de la Khoncordhe. M. Leuh Trokher, ministre des travaux publics pose la première pierre de l’obélisque » est traité ici par l’absurde et l’humour noir. C’est une charge contre le ministre des travaux publics Yves Le Trocquer (1877-1938), souvent ridiculisé pour ses cérémonies inutiles en temps de crise.


Illustration de la Une du « Petit Thébain » ; Érection de l'Obélisque de Louqsor sur la place de la Concorde en 1836 et vue de la place vers 1840

Tout le gouvernement de Raymond Poincaré est d’ailleurs raillé par la presse comique, certaines à la manière des caricatures de Louis-Philippe au visage dessiné en forme de poire lancée par Charles Philippon à partir de 1831 :


Fausse publicité de Marcel Arnac en page 6 du Merle blanc du 3 mars 1923 ; dessin de H.-P. Gassier en première page du 24 février 1923 et article en page 7

 Les faits divers

Le fait divers « Odieux attentat » réécrit l’épisode biblique de Joseph et la femme de Putiphar dans une version contemporaine.


Un fait divers du « Petit Thébain », Joseph et la femme de Putiphar d'après Veronese, réclame pour La Garçonne dans Comœdia

Cette femme d’officier du Pharaon aurait été influencée par la lecture de La Garçonne de Victor Margueritte, le plus gros succès de librairie, et aussi scandale de 1922. L’auteur vient d’ailleurs d’être radié de l’ordre de la légion d’honneur.


Dessins dans Le Merle blanc : 6 janvier 1923 ; 13 janvier 1923 et 17 février 1923

Cette blague n’a pas été imaginée à l’occasion des remous médiatiques autour de La Garçonne, c’est une plaisanterie récurrente et manifestement éternelle, comme le montre cette publicité de 1910 :


Dessin publicitaire de Joseph Hémard, Le Sourire, 26 mars 1910
 

Le second fait divers « La redoutable bande du Sphinx fait encore parler d’elle » détourne un titre courant et même banal, mais cette fois, le recel des corps a pour objectif la vente à l’exportation de fausses momies.

Échos et brèves

Parmi les échos et brèves, on peut noter le marronnier sur le tunnel sous la Manche, devenu ici « Le tunnel sous la mer Rouge » dont on parle dans la presse depuis le premier projet de 1856. Dans les échos, la référence la plus accessible au lecteur du XXIe siècle est celle concernant « Anhri Bohrdhoo », c’est-à-dire Henry Bordeaux (1870-1963) élu en 1919 à l’Académie française, ici « société des bandelettes ».

Spectacles

La rubrique des spectacles multiplie les jeux de mots, en particulier avec le dieu égyptien Apis, la ville de Memphis en Basse-Égypte ou encore le pharaon Sésostris.


Détail du « Petit Thébain » ; publicités dans Le Journal pour le Palace et La Pie qui chante

La liste des théâtres renvoie à La Pie qui chante, cabaret fondé par Charles Fallot à Montmartre en 1907, ou au Palace qui vient d’être inauguré. Au Théâtre Edouard VII se joue, dans la réalité, L’Amour masqué, comédie musicale d’André Messager et Sacha Guitry avec Yvonne Printemps depuis le 15 février 1923. Le titre du spectacle annoncé par le « Petit Thébain » renvoie aussi à une autre pièce : Mon père avait raison de Guitry.

Nécrologie

La nécrologie ne semble avoir été inventée que pour la chute jouant sur les différents sens du verbe embaumer employé de façon transitive ou intransitive.

Publicité

Le slogan « Je ne fume que le Nil » pour le papier à cigarette est utilisé depuis les années 1880 par l’entrepreneur Barthou. Leonetto Cappiello (1875-1942), dessinateur et affichiste qui signa son premier contrat avec l’imprimeur Vercasson, en fit une version en 1912. S’il ne se spécialise pas uniquement dans la publicité pour le tabac et les alcools, sa création pour le papier à cigarette est une des plus célèbres. Les auteurs du pastiche ajoutent au détournement de cette réclame un jeu sur les sens propre et figuré du mot fumiste.


 Publicité du « Petit Thébain » et les affiches publicitaires de Joseph Barthou 1885, 1887, et 1912

 Bernard Gervaise et Lucien Haye

Les pastiches de presse sont rarement signés et souvent l’œuvre de toute une rédaction. Ici, l’auteur des textes et le dessinateur sont mentionnés explicitement :


Détail du Petit Thébain
 

Bernard Gervaise (1881-1960), journaliste et romancier, publie dans la presse depuis 1905, principalement dans Le Pêle-Mêle autour de 1907, Le Journal, de 1909 jusqu’au début des années 30, en même temps qu’au Sourire, au Rire et au Merle blanc. Il participera ensuite à Cyrano, au Petit Parisien jusqu’en 1943Dimanche-illustré, Excelsior ou encore au Petit journal ou à Paris-Soir. Il s’oriente ensuite vers l’écriture de pièces radiophoniques.

Lucien Haye (1873-1946) publie ses dessins à partir de 1900 dans de nombreux journaux : Le Pêle-mêle, Le Journal pour tous, l'American illustré, L'Assiette au beurre, Le Rire ou plus tard L’Épatant.


Dessins de Lucien Haye dans Le Rire, 20 janvier 1906 et 21 mars 1908

Dans Le Merle blanc, ils ont, par exemple, imaginé une page militaire le mois précédent et cette belle couverture fin mars.

 Malédiction…

Le 5 avril 1923, au Caire, Lord Carnarvon meurt et cela alimente les peurs de malédiction annoncées dès l’ouverture de la salle du sarcophage du Pharaon. Le 18 février, l’orientaliste Joseph-Charles Mardrus avait publié dans Le Journal son article à l’évocation prophétique « Le Pharaon Toutankhamon se vengera » :


Joseph-Charles Mardrus, « Le Pharaon Toutankhamon se vengera », Le Journal, 18 février 1923

Si la presse comique et satirique s’en amuse, la presse quotidienne s’interroge et cette rumeur s’amplifiera avec d’autres décès de personnalités liées de près ou de loin à la découverte de la tombe. Quoi qu’il en soit, l’égyptomanie a encore de beaux jours devant elle. La presse n’en est qu’un reflet avec ses publicités ou sa « robe momie » à la mode de Louqsor.


Excelsior, 1er octobre 1923 ; Le Petit Journal, 3 février 1923, Les Modes, 1er janvier 1929

  Pour aller plus loin :

Hélène Virenque, "Quand Toutânkhamon inspirait la presse satirique", L'image du mois (juin 2023), Carnet de recherches L'Antiquité à la BnF, 01/07/2023
« La découverte de la tombe de Toutânkhamon », Billet de blog Gallica, 2019
« Égyptomanie et voyage en Orient », dans les Essentiels de la BnF
Article « Archéologie », Patrimoines partagés/Bibliothèques d’Orient

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