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La quarantaine vue du lazaret

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30 avril 2020

« Voici une des inventions les plus ineptes que l'homme ait jamais vues », écrivit Flaubert pour évoquer la quarantaine qui l'avait empêché de débarquer à Chypre, dans une lettre du 7 octobre 1850 rédigée depuis le lazaret de Rhodes. Son voyage en Orient fut en effet perturbé par plusieurs séjours en lazaret, suite à des cas de choléra à Malte. Isolement, privation, inconfort et ennui : la quarantaine ne représentait guère un intermède plaisant.

 

N'en déplaise à Flaubert, l'utilité de la quarantaine était toutefois considérée comme avérée depuis plusieurs siècles. Face aux épidémies causées par des maladies infectieuses telles que la peste, le choléra, la fièvre jaune, le typhus ou la variole, et alors que le concept de contagion était ignoré, puis mis en doute jusqu'aux découvertes de la bactériologie à la fin du XIXe siècle, l'isolement fut utilisé pendant plusieurs siècles comme le principal moyen de se protéger. 
 
La pratique d'isoler des malades se développa tout au long du Moyen Âge en Europe, les lépreux étant ainsi envoyés dans des léproseries à l'écart des agglomérations. Le recours à la quarantaine en tant que telle apparut lors de l'épidémie de peste noire qui toucha l'Europe à partir du milieu du XIVe siècle. Une quarantaine est ainsi attestée pour la première fois sur une île de Raguse (l'actuelle Dubrovnik) en 1377, cette cité étant bientôt imitée par d'autres villes portuaires telles que Marseille (1383). La pratique de la quarantaine fut renforcée dans les années suivantes par la création de lazarets, les plus connus étant associés à des villes portuaires méditerranéennes ayant une importante activité commerciale, à l'instar de Venise, Gènes, Raguse, Livourne, Ancône, Naples, Marseille (1526) ou Toulon (1657), même si des lazarets furent également fondés dans les ports atlantiques et à l'intérieur des terres (Milan, Paris ou Berlin). Ces lazarets étaient fréquemment bâtis en périphérie des ports, ou sur des îles proches, à l'exemple du lazaret de l'île Manoel à Malte dans lequel ont séjourné Byron et Lamartine.
 

Antrée [sic] de la Baye de Ville Franche (1705). La légende indique le « lazaret de villefranche ou on fait quarantaine », situé à l'ouest de la rade de Villefranche-sur-Mer

Les lazarets européens étaient souvent constitués de bâtiments austères, organisés autour d'une cour intérieure, à l'exemple du pentagone d'Ancône, et servant d'entrepôts pour les marchandises et de pavillons isolant les voyageurs.

L'isolement s'accompagnait également de traitements, qui évoluèrent au fil des siècles pour les personnes et les marchandises : ventilation, immersion dans l'eau ou bien encore fumigation.

Au XIXe siècle, de nouveaux lazarets furent créés dans les ports français à la suite de l'épidémie de fièvre jaune de 1821 à Barcelone, qui raviva le souvenir traumatique de la peste de Marseille de 1720, dernière grande épidémie de peste française, causée par la marchandise contaminée d'un navire n'ayant pas respecté les délais de quarantaine.

 
Une organisation institutionnelle réellement efficace tarda néanmoins à se mettre en place en France, notamment du fait de la remise en cause de la notion de contagion parmi les autorités sanitaires ainsi que du coût économique représenté par les quarantaines. Les mesures de quarantaine furent d'ailleurs parfois assouplies en Angleterre et en Autriche. Au cours du siècle, les dispositions de quarantaine apparurent ainsi insuffisantes, malgré des prises de position en faveur de leur renforcement. En dépit des ravages causés par les épidémies de choléra (la première arriva en France en 1832 à Calais) et de fièvre jaune (à Saint-Nazaire en 1861), et l'organisation de plusieurs conférences sanitaires internationales à partir de 1851, les différents pays concernés, y compris hors d'Europe, ne parvinrent pas à trouver d'accord avant les années 1890 pour établir des règles sanitaires internationales.

 

 
La question d'une gestion coordonnée des quarantaines et des lazarets fut également étudiée hors du continent européen, notamment en Amérique du Sud. Pour la France, cette préoccupation concernait en outre la Réunion, la Guadeloupe, la Martinique, la Nouvelle-Calédonie, l'Algérie ou le Sénégal. L'empire ottoman développa de son côté un important réseau de lieux de quarantaine, comparables aux lazarets européens.

L'attention des empires coloniaux européens se tourna progressivement vers la mer Rouge et le golfe persique, à la fois car des cas de choléra furent recensés le long des trajets de pèlerinage à la Mecque à partir du milieu du siècle, mais également afin d'étendre leur contrôle sur ces régions où les déplacements furent facilités par l'ouverture du canal de Suez. Le renforcement des quarantaines se concrétisa ainsi à la fin du siècle par la création d'importants lazarets en mer Rouge, à Tor, sur la côte ouest du Sinaï (un schéma de 1892 en détaille l'organisation), et au sud sur l'île de Kamaran. 
 
Au tout début du XXe siècle, il ne restait par contre en France plus que six grands lazarets (à Marseille, Toulon, Ajaccio, Brest, Trompeloup pour l'estuaire de la Gironde et Mindin pour la Loire) et cinq lazarets secondaires (à Sète, Villefranche-sur-Mer, Le Havre, Cherbourg et Dunkerque). L'utilisation des lazarets et le recours à la quarantaine connurent en effet un déclin progressif au cours de la première moitié du XXe siècle, à la fois du fait de la croyance en l'extinction des foyers d'épidémies de peste et de choléra, de la vaccination, de nouveaux médicaments, et également du développement et de la diversification des moyens de transport modernes. La rapidité et la facilité de déplacement, notamment par voie aérienne, rendaient difficile la mise en place de quarantaines. Si des lazarets furent encore utilisés pour contenir le typhus durant la Première Guerre mondiale, la grippe espagnole ne fit quant à elle pas l'objet de mesures, ni systématiques ni coordonnées, de quarantaine.
 
Le recours à la quarantaine pour des raisons sanitaires perdura sous d'autres formes, notamment avec de nouvelles épidémies au XXIe siècle : SRAS en 2003, Ebola en 2014 ou pandémie de COVID-19 à partir de 2019. Au fil du temps, certains lazarets sont quant à eux devenus des hôpitaux (Rouen, Nantes ou Toulouse), d'autres furent reconvertis pendant un temps en sanatoriums (île Trébéron à Brest), voire servirent de premières colonies de vacances (Sète). Le souvenir des lazarets s'est ainsi peu à peu estompé, survivant encore dans certains toponymes français, et dans des récits de voyageurs. Laissons à Gustave Flaubert le mot de la fin, au sujet de son séjour dans le lazaret de Beyrouth, qu'il décrivit avec facétie en juillet 1850, alors qu'il n'était pas encore lassé de ses quarantaines successives. 

 

Projet imaginaire de lazaret par Jean-Jacques Lequeu

 
Pour aller plus loin :
 
La BnF propose quelques ressources sur l'histoire de la santé publique et des crises sanitaires, notamment un billet consacré aux grandes épidémies en France.
 

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