De l’écriture à l’imprimerie : la Bible à 42 lignes
Johannes Gutenberg a inventé un nouveau procédé de reproduction technique : l’imprimerie à caractères mobiles, qui sert à publier la Bible vers 1455, à Mayence. Quelle fonte typographique a-t-il choisie pour ce chef-d’œuvre ?
Le caractère de la Bible : la gothique textura
La Bible à 42 lignes (B 42) est l’œuvre commune de Johannes Gutenberg (v. 1398-1468), inventeur de l’imprimerie, de Johann Fust, financier de l’entreprise, et de Peter Schöffer, calligraphe et apprenti, qui a certainement joué un rôle dans le dessin des lettres.
Le caractère en est la Textura de Gutenberg, qui imite l’écriture manuscrite gothique utilisée en Allemagne du 13e au 15e siècle pour les missels et les livres liturgiques : "Les lettres sont hautes et étroites, les verticales parallèles accentuées, les jonctions très angulaires. Seuls quelques traits, notamment parmi les capitales, présentent des courbes. Les ascendantes et les descendantes sont robustes et les traits se terminent sur des renflements en losange", décrit Paul McNeil dans l’Histoire visuelle de l’art typographique (Imprimerie nationale Éditions, 2019, p. 14-15).
La gothique textura naît d’une déformation progressive de l’écriture caroline — ainsi nommée car datant de Charlemagne — due à une coupe plus carrée de la plume d’oie. D’autres gothiques coexistent aux 15e et 16e siècles, que ce soient comme écritures ou comme types : citons la Rotunda, que l’on peut voir ici dans les Elementa geometriae d’Euclide imprimés par Erhard Ratdolt en 1482 ; la gothique bâtarde, employée par Melchior Lotter en 1522 pour l’édition du Nouveau Testament traduit en allemand par Martin Luther durant la Réforme ; la Schwabacher, créée par Friedrich Creussner en 1485 ; enfin la Fraktur, calligraphiée à la demande de l’empereur Maximilien Ier par Leonhard Wagner et gravée par Johann Schönsperger en 1513, qui se maintiendra pendant des siècles en Allemagne…
La typographie, au cours de son histoire, s’affranchira de plus en plus du modèle de l’écriture manuscrite : la rupture interviendra avec l’apparition de la famille des didones au 18e siècle, aux empattements filiformes, au contraste marqué entre pleins et déliés et à l’axe vertical, suivant la classification Vox-ATypI.
L’appareil typographique de la Bible
Comme le précise Guy Bechtel, l’éventail typographique de la Bible se constitue de près de 300 glyphes : "53 capitales (A, B, C…), 158 minuscules (a, b, c…) ou avec un signe abréviatif intégré (par exemple, voyelles a, e, o, surmontées d’un petit trait pour indiquer l’absence d’un n et valant donc pour an, en, on), 79 ligatures (ba, be, bo…), 4 abréviations (notamment pour us et orum), enfin 5 signes de ponctuation", ainsi que des "lettres de liaison […] destinées à bien se marier avec leur voisine de gauche en forme de potence" (dans Gutenberg et l’invention de l’imprimerie. Une enquête, Fayard, 1992, p. 331 et 442).
Une telle variété dans les caractères est à la fois une source de complexité et le moyen de parvenir à une composition régulière, bien justifiée à droite, sans trop blanchir entre les mots : c’est ce que l’on appellerait en termes modernes un "beau gris typographique".
Autres caractères utilisés par Gutenberg
De manière concomitante à l’impression de la B 42, l’atelier de Gutenberg et de Fust — ou un second dirigé uniquement par Gutenberg, l’Urdruckerei ("imprimerie des origines") — produit quelques travaux populaires, de moindre qualité mais beaucoup plus lucratifs : le Sybillenbuch, plusieurs tirages de la grammaire latine de Donat (dont l’un à 27 lignes conservé à la BnF), en vogue chez les étudiants, le Calendrier turc et le Calendrier astronomique.
Toutes ces publications ont en commun l’emploi du DK-type — ou caractère Donat-Kalender ("calendrier" en allemand) —, une gothique textura moins aboutie que celle de la Bible à 42 lignes. Cette lettre frappe en effet par son tracé maladroit et son pouvoir d’impression inégal, manquant d’unité et de contraste. Constamment perfectionnée par Gutenberg, elle sert encore à éditer la Bible à 36 lignes à Bamberg, vers 1460, avec de nouvelles ligatures. Cet ouvrage ne comporte pas de colophon, mais l’encre riche en métaux et le caractère typographique refondu suffisent à en établir la paternité, au moins partielle.
Enfin, les Indulgences, publiées en 1454-1455 et composées en gothique bâtarde, méritent une attention particulière : ce sont de courts documents préremplis, au contenu uniforme, qui constituent une rémission des péchés accordée par l’Église en l’échange d’un don ou d’une somme d’argent remise par le pénitent. Celui-ci n’a plus qu’à y inscrire à la main la date et son nom dans l’espace laissé blanc. Le contexte géopolitique — la chute de Constantinople en 1453 et la défense de l’île de Chypre contre les Turcs — explique la proclamation d’une Indulgence plénière par le pape, valable pour trois ans, et Gutenberg y a certainement vu un marché commercial potentiel et avantageux…
L’imprimerie atteint là sa finalité première, qui est de diffuser des textes à grand tirage, sans recours à la bichromie ni à la xylographie pour y inclure des images. Il s’agit de produire à la fois beaucoup, à moindre coût et rapidement par rapport aux copistes, religieux ou laïcs, qui réalisaient les bibles et les Indulgences à l’unité. Comme le définira Peter Schöffer, l’essence de l’invention technique réside dans la "multiplication des livres", c’est-à-dire dans la reproduction en série, par un procédé mécanique, de l’écriture.
Commentaires
Merci
Merci à Étienne Diemert pour cet article ainsi que pour le précédent. Gallica est aussi la mémoire de la typographie !
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