Aux origines historiques du Garamond
De nombreux documents, présents dans les collections de Gallica, permettent de retracer l’histoire du caractère Garamond, aujourd’hui mondialement célèbre, et de reconstituer la vie du typographe qui lui a donné naissance au 16e siècle : Claude Garamont. Comment un humble ouvrier du livre a-t-il pu se hisser, par son œuvre, à une telle notoriété ?
Claude Garamont, Léonard Gaultier, gravure, 1622
Des caractères pour imprimer les textes de l’humanisme
Claude Garamont doit sa renommée à son métier de typographe : au cours de son existence, de v. 1510 à 1561, il grave plus de trente caractères latins, dont dix-neuf romains et huit italiques ainsi que trois hébreux et neuf grecs. Ces fontes — aux côtés du papier, de l’encre et de la presse à imprimer — servent à répandre en Europe les idées et les livres de l’humanisme.
Ce mouvement intellectuel de la Renaissance promeut l’émancipation de l’homme par la connaissance en se référant aux sources de l’Antiquité. De nombreux manuscrits sont alors exhumés, imprimés en caractères romains — et non plus en lettres gothiques — et traduits en langue vernaculaire depuis le latin, le grec ou l’hébreu. En France, la politique linguistique de François Ier, qui culminera en 1539 avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts, acte fondateur de la primauté du français dans la chose publique, soutient pleinement cette évolution (exemplifiée, entre autres, par la parution du Champfleury de Geoffroy Tory en 1529).
Vers la maîtrise d’un savoir-faire typographique
Né vers 1510, Claude Garamont accomplit son apprentissage de 1530 à 1534 chez Antoine Augereau, tailleur de poinçons et imprimeur. Il y côtoie la fine fleur des lettrés, les lecteurs royaux ainsi que leurs élèves, les proches de Clément Marot, poète de cour, et comprend que "la forme du livre est au service de son contenu intellectuel et que la mise en page contribue à donner au texte son sens", écrit Rémi Jimenes dans sa biographie, Claude Garamont, typographe de l’humanisme, parue aux éditions des Cendres (toutes les citations sont du biographe, sauf mention contraire).
À Paris, "foyer où se forge une nouvelle culture typographique", le marché de l’édition est en plein essor, puisque la production annuelle des presses fait plus que doubler : elle passe de 150 à 350 titres en moyenne de 1525 à 1530. Et, autre évolution, la répartition des rôles au sein des imprimeries — entre pressiers, compositeurs, encreurs, correcteurs et fondeurs — se redéfinit : ces derniers tendent à se détacher de leur atelier et à exercer en tant qu’indépendants, ce qui ouvre des perspectives au jeune homme…
Au cours de sa formation, Claude Garamont s’emploie "à tailler des poinçons avec un outillage qui s’apparente à celui des orfèvres : il doit en outre savoir frapper les matrices de cuivre, les justifier, vérifier leur profondeur et leur planéité ; c’est également à lui qu’il revient de fabriquer le moule approprié à chaque jeu de caractères". Cependant, son apprentissage connaît une brusque interruption en 1534, avec la condamnation d’Antoine Augereau, proche de la Réforme, par les théologiens de la Sorbonne. Celui-ci a notamment eu l’audace de publier un écrit ouvertement évangélique : Le Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre, auquel est jointe une Épître familière de prier Dieu (voir, en dépit de ses imprécisions historiques, le roman d’Anne Cuneo, Le Maître de Garamond, paru chez Stock en 2003).
Claude Garamont achève son apprentissage chez Simon de Colines en 1534-1535. Puis il s’établit à son propre compte, tout en conservant une activité de compagnon fondeur à l’atelier du Soleil d’Or, dirigé par Claude Chevallon et Charlotte Guillard, dont on peut voir ici la marque. C’est dans cette imprimerie qu’il fait une rencontre décisive pour la suite de sa carrière : celle de Jean de Gagny, théologien humaniste, universitaire de renom et premier aumônier du roi, qui remarque son talent et devient son protecteur jusqu’en 1545-1546, date probable de leur rupture.
Le Romain de Garamont et les Grecs du roi
Après ses premiers poinçons en 1535 et 1536, Claude Garamont taille en 1537 un romain de petit corps (9,5 points) qui sera largement employé par les imprimeurs-éditeurs parisiens et qui lui servira de carte de visite. On le retrouve notamment dans la Briefve et fructueuse exposition sus les epistres sainct Paul, imprimée par Conrad Néobar en 1540.
"Le Romain de Garamont donne à de longs corps de texte un aspect lumineux et uniforme, ainsi qu’une fluidité et un équilibre dus dans une large mesure aux blancs. Les caractères sont réguliers, soigneusement alignés et aux approches généreuses. Comme chez Griffo, les capitales sont légèrement plus petites que les ascendantes pour ne pas gêner l’œil, contribuant à l’harmonie globale de la page. Le dessin des capitales, des bas de casse et des italiques est coordonné ; les imprimeurs disposent ainsi pour la première fois d’une collection complète et organisée de fontes", comme le décrit Paul McNeil dans l’Histoire visuelle de l’art typographique (Imprimerie nationale éditions, 2019).
Mais le chef-d’œuvre de sa carrière reste la gravure des Grecs du roi. Le 2 novembre 1540, date de la signature du contrat par l’entremise de Jean de Gagny, il reçoit en effet commande de trois corps de caractères grecs pour François Ier, soit plus de mille trois cents poinçons qui représentent le travail de dix années. "Il s’agit d’une lettre byzantine très cursive, caractérisée par un fort contraste entre les pleins et les déliés, par un grand nombre de variantes graphiques, de signes abréviatifs et, surtout, par l’omniprésence des ligatures : on trouve, dans les Grecs du roi, jusqu’à six lettres liées par un seul et unique poinçon", comme le détaille Rémi Jimenes dans Claude Garamont, typographe de l’humanisme (Cendres, 2022). Ils sont notamment mis en œuvre dans les Evangelicae preparationis libri XV d’Eusèbe de Césarée, édités en 1544 par Robert Estienne.
Claude Garamont devient ainsi le fer de lance d’une remarquable école française au 16e siècle, qui compte Simon de Colines, Antoine Augereau, Chrétien Wechel, Pierre Haultin et Robert Granjon.
La postérité du caractère Garamond au 20e siècle
Le Garamond (contrairement au typographe, la police d’écriture s’écrit avec un d et non un t) donne lieu à de multiples revivals au 20e siècle : citons celui de l’Imprimerie nationale (1900), que l’on a fondu dans les matrices historiques frappées par Jean Jannon en 1641, conservées dans les collections de l’IN et attribuées à tort à Claude Garamont (il est utilisé pour composer l’avant-propos de l’Histoire de l’imprimerie en France par Anatole Claudin) ; celui de la fonderie Ollière (1914), dont la petite étude historique de Jean Paillard constitue le spécimen, directement inspiré des publications de Garamont de 1545 ; ou ceux de Robert Slimbach, l’Adobe Garamond (1989) suivi du Garamond Premier (2005), qui visent également à la plus grande authenticité. De la prestigieuse "Bibliothèque de la Pléiade" chez Gallimard (qui emploie le Garamond Monotype) à la campagne publicitaire d’Apple en 1997 (Garamond ITC), il s’est imposé durablement dans le paysage éditorial et graphique contemporain.
Commentaires
Garamond Gourmandises
On se sent vibrer à la lecture de si beaux souvenirs…
Garamont
Bonsoir,
Je vous remercie pour ce texte sur Garamont. J'ai 87 ans et je suis un ancien typographe, j'ai fais une planche sur les pionniers Fondeurs et créateurs de lettre. Aussi ce fut un plaisir de lire ce texte. Encore merci
Un vieux typo.
Garamond
J'ai depuis longtemps adopté le Garamond (disponible sur Word) en raison de son élégance et de son éminente lisibilité, peut-être due aux blancs abondants qui aèrent le texte. Je suis heureux d'apprendre par Gallica l'histoire de cette police.
Garamont
excellent article, Un grand merci de cette information claire et si recherchée
Ajout
Guy Levis Mano grand éditeur des poètes du vingtième siècle a utilisé comme pseudonyme le nom de Jean Garamond
j'utilisais cette police sans
j'utilisais cette police sans en connaître son "père". Merci
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