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Le misonéisme ou la haine du nouveau : un néologisme à succès au tournant du 20e siècle

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27 avril 2021

Gallica vous propose une nouvelle série sur les néologismes. Dans ce premier article, intéressons-nous au misonéisme, terme créé par Cesare Lombroso à la fin du 19ème siècle pour désigner, dans le cadre de sa théorie de la personnalité criminelle, le rejet viscéral de toute nouveauté. 

"En l'an 2000 : un monstre de l'abîme" par Jean-Marc Côté, 1910

On peut lire, dans le numéro du 27 avril 1885 de L’Univers, quotidien catholique, un entrefilet intitulé énigmatiquement Misonéisme : 

Le misonéisme vient d’être découvert par M. le professeur Lambroso (sic). Je ne sais si le misonéisme est appelé à faire fortune dans le monde, s’il entrera dans nos codes… Le misonéisme, c’est proprement dit la haine du nouveau ou, suivant son inventeur, la difficulté et le malaise qu’éprouve le cerveau de l’homme ou des animaux dans la perception de toutes les sensations qui sont nouvelles. 

Ainsi, poursuit le journaliste pour illustrer le propos, « le chien aboie aux étrangers ; c’est du misonéisme. Les chevaux qui se cabrent devant un cavalier nouveau ; c’est du misonéisme. » 

Ce néologisme est, de manière très classique, construit à partir de racines grecques. Il est composé, d’une part, de « miso- », du verbe misein, qui signifie haïr, que l’on retrouve, par exemple, dans misanthropie ou dans misogynie, d’autre part, de « néo- », de l’adjectif néos, qui signifie nouveau et apparaît dans de très nombreux termes. La première mention de ce néologisme, en italien, est datée de 1873. Forgé par un savant, il fut assez largement repris, non seulement dans le monde universitaire, mais aussi dans la presse, qui l’adopta un temps. Il connut, dans son usage, un pic à la veille de la Première Guerre mondiale et déclina, ensuite, lentement pour presque disparaître au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il arrive encore, aujourd’hui, qu’il apparaisse dans un livre ou un article académique. Ainsi, on le voit, les mots ont également une courbe de vie, qui les mène de la naissance à la mort, en passant par la croissance et la maturité.

Le misonéisme selon Cesare Lombroso

Cesare Lombroso par Elliot & Fry's

Qui est donc ce savant auquel le journaliste se réfère en en égratignant le nom ? Dans quel contexte a-t-il introduit ce néologisme ? Cesare Lombroso (1835-1909) est un professeur italien de médecine légale, célèbre en son temps pour avoir fondé une nouvelle discipline, la criminologie. Dans son ouvrage de 1876 L'homme criminel, où apparaît l’une des toutes premières occurrences du terme, Lombroso ne s’en tient pas aux seuls exemples animaliers. En effet, dans un chapitre consacré au « véritable équivalent du crime et de la peine chez les animaux », on trouve cette allusion significative : « Peut-être, comme nous le verrons chez les peuples barbares, une autre cause de délit est-elle offerte aux animaux intelligents par l’antipathie qu’ils témoignent pour toute nouveauté qui les surprend et les effraie et que probablement ils considèrent comme une offense personnelle, peut-être même comme un attentat. » C’est donc dans le contexte de l’étude des causes de la criminalité, que le criminologue introduit le concept de misonéisme. Selon lui, les principaux facteurs des actes criminels sont d’ordre physiologique. Ils sont liés, croit-il, à l’hérédité ou à une dégénérescence et il cherche, conformément à cette intuition, à identifier les traits physiques de l’individu criminel sur la base de la physiognomonie, qui prétend se fonder sur l’observation des visages mais aussi des crânes. Pour lui, le type même du criminel est le « criminel-né », expression qui apparaît dans le sous-titre de L’homme criminel

Caspar Johann Lavater, planche 99 de La physiognomonie, ou l'art de connaitre les hommmes d'après les traits de leur physionomie

Cette théorie qui rencontra, au moment de sa publication, un certain succès fut, bien entendu, tout à fait rejetée par la suite, ne serait-ce qu’en raison de ses considérations sur les races, en un temps, il est vrai, où la race passait encore pour un concept scientifique. Dès l’origine même, elle fut contestée par certains, qui mettaient en avant, comme on n’a cessé de le faire depuis, les causes ou les raisons psychologiques du crime ainsi que celles liées au milieu social. Il n’empêche, ces thèses furent discutées par les plus grands noms du droit et de la sociologie de l’époque, en particulier par les sociologues Émile Durkheim et Gabriel Tarde. 

Lombroso ne se sert donc des exemples des animaux que pour introduire le misonéisme proprement humain. Ainsi, analysant le type anarchiste du criminel, il lui reconnaît ce point commun avec le génie : ne pas être hostile au nouveau. Il écrit

L'anomalie héréditaire, si elle provoque une anomalie dans le sens moral, supprime aussi le misonéisme, cette horreur du nouveau, qui est presque la règle générale de l’humanité. Elle en ferait ainsi des novateurs, des apôtres du progrès, si l’éducation trop grossière et si la lutte avec la misère, dont tous les anarchises de Chicago ont été les victimes, n’en faisaient des rebelles et des ratés, les empêchant de comprendre que l’humanité, comme tout autre partie de la nature, ne peut pas progresser au galop.

Et se référant à un célèbre criminel anarchiste, il écrit que « seulement à sa dernière heure, il s’aperçoit que l’humanité est misonéique, esclave de l’habitude. » D’une manière générale, fait-il valoir encore, les révolutionnaires viennent buter contre « l’universalité du misonéisme et la loi d’inertie ». Dès lors, « ceux qui veulent imposer une innovation politique, sans traditions, sans nécessité, attaquent le misonéisme, éveillent la réaction dans les âmes qui abhorrent le nouveau et qui justifient, par là, l’application de la loi pénale. »

Dans ce rapprochement entre l’homme criminel et l’homme de génie, Lombroso exprime l’imaginaire progressiste de son temps, une croyance au progrès dont la science est le moteur, même si sa conception paraît aujourd’hui, à nos yeux, inacceptable. S’il forge le terme de misonéisme, et son adjectif dérivé, misonéique, c’est, au nom d’une philosophie naïve de l’histoire où une lutte est engagée contre tous ceux qui se cramponnent à leurs habitudes et refusent à priori tout changement. Le misonéisme est donc un vice auquel s’oppose, heureusement, une disposition contraire que Lombroso nomme, autre néologisme, philonéisme, qui est donc l’amour de la nouveauté. Cette contrepartie positive du misonéisme ne connut pas, il est vrai, le même succès au plan linguistique. C’est que la tendance profonde de l’humanité est, selon l’auteur, le misonéisme.

Le misonéisme contesté

Les thèses du professeur Lombroso ne tardent pas à être fermement contestées par certains chercheurs. Du côté des débats savants, Tarde, le sociologue français le plus renommé de son époque avec Durkheim, auteur de nombreux ouvrages sur la criminalité, est des plus actifs sur le front de la contestation. Dans ses Etudes pénales et sociales en particulier, publiées en 1892, il écrit notamment ceci :


 

Il met en cause la méthode du professeur italien : « Lombroso a pour méthode de ne jamais définir, ni circonscrire, les notions dont il se sert ; et, comme il s’attaque toujours à des notions très complexes ou très confuses, qu’il s’agirait avant tout d’éclaircir, il se persuade trop vite, par cette complexité et cette confusion complaisantes, qu’il qualifie de synthèse, échapper au reproche d’inconséquence qu’il encourt assez souvent. » Il pointe aussi les contradictions de Lombroso lorsque, par exemple, il prétend distinguer entre révolutions normales et révoltes pathologiques. Il demande, à juste titre, comment « le savant auteur concilie [...] ce caractère normal, attribué aux révolutions, avec ce principe répété par lui que l’état normal des peuples est essentiellement le misonéisme, c’est-à-dire l’attachement conservateur aux coutumes, l’hostilité déclarée contre toute innovation. »

De son côté, un certain Docteur Émile Laurent, dans L’année criminelle (1889), préfacé par Tarde lui-même, s’en prend, lui, dans un jargon scientifique, à la prétention du professeur italien à détecter misonéisme ou philonéisme à la conformation des crânes :
 


 

Pour autant, si les conceptions de la criminalité de Lombroso, dans le contexte desquelles il introduit le concept de misonéisme, rencontrent d’emblée les contestations de ses pairs, le mot lui-même, dans le sens d’une hostilité à la nouveauté, qu’il soit un trait de caractère ou une disposition culturelle, est régulièrement adopté. Les usages qu’en fait Durkheim, indépendamment même des objections qu’il leur adresse, en est l’illustration. Ainsi, dans l’ouvrage qu’il consacre à l’éducation morale, il observe, chez l’enfant, une « curieuse [...] coexistence du misonéisme et de l’instabilité », qu’il partage, au demeurant, soutient-il, selon un préjugé de son époque, avec les primitifs. 

Chaque époque crée ses néologismes. Ils répondent à des besoins divers. Les scientifiques en sont de grands pourvoyeurs, pour nommer leurs découvertes ou leurs inventions. Ils ne sortent guère, alors, des cercles savants. Il arrive que ces néologismes percent au-delà, tel est le cas avec ‘misonéisme’, s’ils expriment aussi un aspect de l’imaginaire ou de l’idéologie d’une société. Dans les sociétés modernes, toutes orientées vers l’avenir, qui valorisent l’innovation permanente, emportées par la dynamique de la création destructrice, il était probable que des mots nouveaux apparaissent qui viennent exprimer leur croyance fondamentale au progrès. Une telle orientation appelle, en effet, une critique de ce qu’on devait appeler plus tard la résistance au changement, voire le rejet de l’innovation, pour faire prévaloir les « impératifs » de la modernisation. C’est dans ce contexte qu’il convient probablement de comprendre l’apparition du terme misonéisme.

Mais comment comprendre alors qu’il ait, après quelques décennies d’existence, disparu ? L’imaginaire du progrès, s’il domine encore nos sociétés, a, certes, perdu en prestige comparativement au 19e siècle et à la première moitié du 20e siècle. Néanmoins, l’idée que les nécessaires et bénéfiques innovations doivent régulièrement s’imposer contre la ‘routine’ et la ‘résistance au changement’, se porte bien. Elle se dit, aujourd’hui, en termes plus simples : on qualifie les personnes méfiantes ou hostiles aux innovations permanentes qui caractérisent nos sociétés  de conservatrices ou de réactionnaires et on s’en prend à leur manque d’ouverture d’esprit. Toutefois, en matière plus spécialement d’innovations techniques, sur lesquelles se concentre, à notre époque, la croyance au progrès, on use volontiers d’un néologisme apparu en 1973, construit lui aussi sur le grec, ‘technophobie’, qui peut-être connaîtra le même destin que ‘misonéisme’.

Pour aller plus loin

Deux ouvrages de criminologie des deux principaux disciples de Lombroso : 

Et, pour l'interprétation contemporaine :

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