Louise Labé, Belle Cordière ?
La vie pleine de mystère de Louise Labé a suscité légendes et fictions dès le XVIe siècle, avec en particulier la superposition tenace de l'autrice avec une courtisane réelle ou fantasmée surnommée la Belle Cordière. Sa redécouverte au XIXe siècle fait d’elle un veritable écran à fantasmes où l'autrice est effacée.
La différence entre ces deux états d’un même portrait, le plus célèbre de Louise Labé, illustre bien la manière dont la postérité l’a transformée. Le portrait initial est gravé en 1555, l’année de la publication des oeuvres, par Pierre Woeiriot, graveur lorrain qui travaille alors à Lyon et collabore régulièrement avec les imprimeurs. Ce portrait énigmatique de l’autrice plonge son regard dur dans celui du spectateur.
Ce portrait est retouché en 1872 par le graveur lyonnais Henri-Joseph Dubouchet afin de donner des traits plus doux à la Belle cordière. Cette représentation idéalisée a été critiquée dès la fin du XIXe siècle, par exemple par Félix Desvernay, qui ajoute dans ce but une « note sur deux portraits de Louise Labé dite la Belle Cordière » à son Étude biographique et bibliographique sur Claudius Brouchoud (1887) :
On sait peu de choses de la vie de Louise Labé, et très vite, l’autrice voit son image ternie par les légendes entourant sa biographie. Une rumeur tenace l'associe à une courtisane réelle ou fantasmée, une figure légendaire et sulfureuse qui prend une dimension archétypale, surnommée « Belle Cordière », évoquée dans plusieurs versions de la « chanson nouvelle de la Belle cordière de Lyon ». Louise est « cordière » c’est un fait, mais la figure de la Belle Cordière ne lui est pas forcément superposable.
Plusieurs rumeurs difficiles à vérifier entourent la vie de Louise Labé. Elle aurait par exemple pris part au Siège de Perpignan en 1542, habillée en homme sous le nom de « Capitaine Loys », peut-être une extrapolation à partir de son éloge en Penthésilée guerrière dans l’ode XXIV des poèmes à sa louange.
Portrait de Loise Labé en Jeanne d’Arc, attribué à Nicolas Denisot
On lui prête par ailleurs des liaisons, avec le banquier florentin Tomaso Fortini, et divers poètes, notamment Olivier de Magny, dont l'ode « A Sire Aymon » (1559) met en scene un mari trompé qu’on assimile à Ennemond Perrin. Sur fond de polémique religieuse, Calvin la traite de femme publique (plebeia meretrix) (Recueil des opuscules, 1566). De fait, écrire et surtout publier ses écrits constitue pour une femme un acte de transgression qui la fait sortir de l’univers domestique et du rôle assigné aux femmes, et l'expose au soupçon d’impudicité : de « femme publiée » on glisse vers « femme publique » puis vers « courtisane ».
Au XIXe siècle, on redécouvre la littérature de la Renaissance, et dans le même temps les libertés des femmes reculent : dès lors les textes des autrices du XVIe siècle posent problème, et sont souvent minimisés ou réattribués à des hommes. La réédition des œuvres de Louise Labé suscite un vaste engouement, mais elle est souvent réduite aux sonnets, comme expression de l’expérience amoureuse féminine. On gomme avec condescendance l’aspect très intellectuel de ses textes pour insister sur une supposée sincérité biographique. C’est en parallèle le début du soupçon : la force intellectuelle et la puissance de l’œuvre rendent improbable qu’elle ait été écrite par une femme. Ses éditeurs mêmes supposent une plume collective avec Olivier de Magny ou Maurice Scève. On invente une École lyonnaise qui place Louise Labé et Pernette du Guillet sous l’aura du grand Maurice Scève.
La biographie de la poétesse, surtout, fait l’objet de multiples fictions, qui sont reprises, enjolivées et développées d’un auteur à l’autre. Petit à petit, de nombreux fantasmes sont tissés autour de la femme, ce qui est le meilleur moyen de la réduire à son corps et d’effacer l'autrice. On lui invente des aventures, masculines ou féminines. Le mythe sulfureux de la Belle Cordière, de la poétesse courtisane, plaît beaucoup par le contraste entre les vertus intellectuelles et le dévergondage, et il est cultivé. Louise Labé devient un sujet de fiction, par exemple dans des pieces galantes : Louise Labé, ou la Belle cordière, de Gustave Mayer et Théodore Lacroix (Lyon, Célestins, 1847) ou Les trois Saphos lyonnaises ou Une cour d’amour : comédie-vaudeville de Pierre-Yves Barret, Jean-Baptiste Radet et François-Georges Desfontaines (Paris, 1815).
Louis Bégule, Vitrail de Louise Labbé inspiré par Le Printemps de Eugène Grasset, 1899. Musée Gadagne (Lyon)
On la redécouvre mais c’est pour mieux dénaturer et l’autrice et l’oeuvre. Gallica offre de nombreuses ressources qui permettent de découvrir de quelle manière :
- Dans Le Philosophe de cour (1547), Philibert de Vienne place parmi les courtisanes « la Cordière de Lyon » mais c’est pour la qualifier de « trop plus honorable ».
- L’historien Guillaume Paradin, associe dans ses Mémoires de l'histoire de Lyon (1573) Louise Labé et Pernette du Guillet, « deux astres radieux, et deux nobles et vertueux esprits, ou plutôt deux sirènes, toutes deux pleines d’un grand amas et mélange de très-heureuses influences, et les plus clairs entendements de tout le sexe féminin de notre temps ».
- Claude de Rubys, peut-être pour s’opposer à Paradin, décrit dans son Histoire véritable de la ville de Lyon (1604) les deux poétesses comme « deux insignes courtisanes ».
- Louis Labé figure en bonne place dans la célèbre Bibliothèque d’Antoine Du Verdier (1585).
- Agrippa d’Aubigné cite « Louise Labé, lyonnaise, la Sappho de son temps » dans sa lettre « à mes filles touchant les femmes doctes de nostre siecle ».
- Au XVIIe siècle, Guillaume Colletet l’évoque dans ses Vies des poètes français (BnF, MSS, NAF 3072, fol. 257-258).
- Charles-Joseph de Ruolz. Discours sur la personne et les ouvrages de Louise Labé lyonnoise (avril 1746).
- L'abbé Simon-Augustin Irail, dans ses Querelles littéraires (1761, p. 157-164) imagine toute une fiction autour de sa relation à Clémence de Bourges :
- En 1762, l'édition Œuvres de Louise Charly, lyonnoise, dite Labé, surnommée la belle cordiere contient des « Recherches sur la vie de Louise Labé, lyonnoise ».
- « Premier service. Louise Labé (dite la Belle Cordière ) ». L'Épicurien français, ou les Dîners du Caveau moderne, 113, 1er mai 1815.
- Les Euvres de Louïze Labé, lionnoize publiées par Claude Breghot Du Lut en 1824 contiennent une courte pièce « Dialogue entre Sappho et Louise Labé » de Jean-Baptiste Dumas ainsi qu'une notice sur Louise Labé de Nicolas-François Cochard assez documentée et contextualisée, qui se termine par un appel à l’éducation des femmes, à la suite de l'autrice : « II appartient à notre siècle de restituer à ce sexe enchanteur la part qu'il doit avoir dans toutes les opérations de l'entendement. »
- Claude-Nicolas Amanton, « Notice sur la nouvelle édition des Euvres de Louïze Labé, lionnoize » (1824).
- Bénédict Revoil. « La Belle Cordière. biographie historique ». Bulletin des salons, des arts, de la littérature et des théâtres, 23, 1840.
- Louis Roux. « Louise Labé, surnommé la Belle Cordière », Le Constitutionnel, 22 octobre 1843, p. 5, examine la question des « mœurs » de Louise Labé et se montre catégorique : il est impossible qu’une prostituée ait pu produire de si beaux vers (!).
- Documents historiques sur la vie et les moeurs de Louise Labé par Pierre-Marie Gonon (1844).
- Charles-Augustin Sainte-Beuve. « Louise Labé », 15 mars 1845. Portraits contemporains. 5. Calmann-Lévy, 1889. Le critique décrit l'école lyonnaise autour de Maurice Sève (sic) et la ramène à sa condition de femme :
- « Louise Labé ». Les poëtes français : recueil des chefs-d'oeuvre de la poésie française depuis les origines jusqu'à nos jours. De Ronsard à Boileau (1861-1863), p. 79-86 :
- Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Œuvres de Louise Labé, la Belle Cordière », Le Constitutionnel, 23 février 1863, p. 2-3. Repris dans les Nouveaux Lundis, 4. Calmann Lévy, 1883-1886, p. 289-317. Un article plus élogieux, où il la compare à une poétesse de son temps, Louise Ackermann.
- Un poème de Léon de Fos, Douze portraits de femmes dessinés à la plume (1868).
- En 1875, les Œuvres de Louise Labé sont publiées par Prosper Blanchemain, qui peine à admettre qu’elle soit l’autrice de ses oeuvres et suggère une collaboration d’Olivier de Magny. Il rédige aussi une notice dans son Poëtes et amoureuses : portraits littéraires du XVIe siècle. (1877, p. 178-219).
- Ernest Courbet évoque les « amours d'Olivier de Magny & de Louise Labé, que l'on peut maintenant fixer avec certitude entre 1553 & 1557, amours fécondes puisque de part & d'autre en naquirent de beaux vers », dans les notices qui accompagnent Les amours d'Olivier de Magny et les Dernières poésies d'Olivier de Magny (1878 et 1880).
- Jules Favre. « Olivier de Magny et Louise Labé ». Olivier de Magny, étude biographique et littéraire : thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris (1885).
- Henri Carton. « Louise Labé, qui mania également bien la plume et l'épée », p. 59-71 dans son Histoire des femmes écrivains de la France (1886).
- En 1887, Charles Boy publie une édition qui feraa référence pendant un siècle des Œuvres de Louise Labé Il s'attache à établir le texte avec rigueur et propose des documents dans les Recherches sur la vie et les œuvres de Louise Labé.
- Paul Lacour brode beaucoup dans « La Belle Cordière », La Nouvelle Lune, 3 mars 1889, p. 2 :
- Le Petit Français illustré : journal des écoliers et des écolières, 24 juin 1893 vante l'instruction de l'autrice.
- René de Maulde La Clavière. Les femmes de la Renaissance : vers le bonheur ! 1898, brosse un portrait non exempt de clichés mais plutôt positif et féministe de Louise Labé en femme puissante.
- Émile Faguet. Histoire de la littérature française (1900-1905) : « Louise Labé doit compter parmi nos meilleurs poètes élégiaques. Elle aussi, à un autre point de vue que Heroët et Sève peut être tenue pour un précurseur de la Pléiade » (p. 388).
- Dans sa thèse Maurice Scève et la Renaissance lyonnaise, étude d'histoire littéraire (1906), Albert Baur se demande si Maurice Scève ne serait pas l'auteur du Débat de Folie et d’Amour.
- Hervé de Broc. « Trois femmes poètes : Louise Labé ». Les femmes auteurs (1911, p. 49-58).
- Jean Moréas (« Louise Labé », Réflexions sur quelques poètes, 1912, p. 7-49) affirme que « la vie de Louise Labé, la Belle Cordière lyonnaise, n’en est pas moins mêlée de légende que celle de la grande Sapho, éternel modèle de toutes les femmes poètes. » avant de se demander « qui est son Phaon ? » et d'évoquer surtout les hommes qui l’entourent.
- Dorothy O'Connor. Louise Labé. Sa vie et son oeuvre. En 1926, cette thèse est la première vraie étude documentée. Elle propose en appendice le Testament de Louise Labé.
- Gustave Lanson, dans son Histoire illustrée de la littérature française (Hachette, 1923), se contente d'une très brève mention : « Louise Labé, la fameuse cordière, qui fit le sonnet mignard aussi brulant qu’une ode de Sapho » puis décrit l'École lyonnaise comme « première ébauche de l’esprit de la Pléiade ».
- Dans Les Dimanches de la femme, 17 juin 1934, Roger Régis, qui est aussi auteur d’une Histoire de la littérature féminine en France (1929), commente le livre de Jean Larnac. Louise Labé, la belle cordière (1934).
- Dans la presse le mythe Louise Labé semble figé autour de traits constamment repris d’une publication à l’autre, par exemple dans Midinette, 3 janvier 1936, p. 4 :
- Les Sonnets amoureux de Louise Labé (1943), dont les illustrations de Valentin Le Campion proposent une vision érotico-kitsch de la Belle Cordière.
- Rosemonde Gérard. Les muses françaises (1948) : poème autour de l’amoureuse des sonnets.
- Dictionnaire des grands amoureux, Elle, 18 juin 1951.
L’œuvre de Louise Labé, qui est cette année au programme de l'agrégation de lettres, fait aujourd'hui l'objet d'une vraie rédécouverte et d'une recherche très vivante. Elle a toutefois encore il y a quelques années fait l'objet d'une tentative d’effacement ultime : dans Louise Labé : une créature de papier (2006), Mireille Huchon va jusqu'à supposer qu'elle n’a peut-être jamais existé.
Pour aller plus loin
- Redécouvrir Louise Labé : éditions modernes, études critiques et bibliographie complète
- Louise Labé, lyonnaise (1/3)
- Louise Labé, autrice (2/3)
- Tous les billets sur des femmes de lettres
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