Elie Berthet (1815-1891)
Il est parfois des récriminations qu’on entend peu, telles celles de la Seine, en 1852 : « Oh ! qui me délivrera de Paris, cet ulcère de mes flancs ! Ses ponts entrent dans ma chair avec leurs dents de granit et me cachent l’air et le jour […] Et mes eaux, Seigneur, ces eaux que vous m’avez données si larges et si belles, les hommes me les dérobent chaque jour comme des voleurs de grands chemins. Elles disparaissent dans des gouffres secrets où une force irrésistible les attire ; elles se portent à travers la ville en suivant d’innombrables canaux souterrains, puis elles tombent et reviennent à moi fétides, noires, chargées d’immondices ».
Elie Berthet photographié par Etienne Carjat
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Cette complainte est tirée du roman La Malédiction de Paris de l'écrivain Elie Berthet. Fils d’un négociant de Limoges, il voit le jour le 8 juin 1815. Passionné d’entomologie et de zoologie dans ses jeunes années (il se constitue alors une belle collection), il est surtout un forcené de lecture, et il passe une partie de son adolescence à déjouer les interdictions paternelles en ce qui concerne les livres. A dix-neuf ans, il monte à Paris, après la promesse de se consacrer à des études juridiques. Promesse qu’évidemment il ne tient pas. Sitôt arrivé, il fait paraître un recueil de nouvelles, Les Veilleuses. Cela lui permet d’être engagé au journal Le Siècle dont il devient rapidement un des responsables de la partie littéraire. C’est dans ce journal qu’il va faire paraître un grand nombre de ses romans, ce qui ne l’empêchera pas de publier ailleurs, notamment dans Paris élégant, La Gazette des enfants, Le Commerce, La Patrie ou le Petit moniteur, etc. Sa vie est sans éclat particulier : il se marie en 1840 avec une Allemande dont il aura deux enfants, devient membre de la Société des Gens de Lettres, obtient la Légion d’honneur en 1863, et le seul voyage qu’il fera jamais sera en Auvergne. Il décède le 3 février 1891.
Élie Berthet est un auteur très prolifique : plus de cent romans en un demi-siècle, avec parfois une véritable boulimie d’écriture : pas moins de sept livres publiés en 1853, ou encore huit en 1877. Il touche à tous les genres : western (Les Émigrants du Kansas ), exotisme (Les Missionnaires du Paraguay), littérature enfantine (Les Petits écoliers dans les cinq parties du monde), roman historique (Le Gentilhomme verrier, La Belle drapière), histoires criminelles (Le Crime de Pierrefitte), roman de mœurs (La Marquise de Norville), récits régionalistes (Le Braconnier, La Bastide rouge) jusqu’aux textes sociaux : on dit que les Houilleurs de Polignies (1882) auraient inspiré Germinal à Zola. Il innove également : avec L’Homme des bois, on a un avant-goût de ce que sera Tarzan quelques décennies plus tard et il devance Rosny ainé en écrivant le premier récit préhistorique : Le Monde inconnu : romans préhistoriques.
Illustration d'Ed. Yon pour Le Monde inconnu
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64847535/f8
Il fait même une incursion dans le monde théâtral, avec succès d’ailleurs, en adaptant deux de ses récits : Le Pacte de famine et Les Garçons de recette.
Élie Berthet est le prototype même du romancier populaire du XIXe siècle. Au-delà de ses amitiés avec Théophile Gautier ou Nerval, il mélange habilement les styles et ambiances d’Eugène Sue, Walter Scott ou Alexandre Dumas. Les critiques du temps sont assez mitigés. Si certains lui tressent des lauriers : « Ses compositions sont dramatiques ; les contrastes y abondent ; les mœurs douces s’y mêlent aux passions les plus énergiques ; la vérité des portraits s’y joint souvent au charme des descriptions », d’autres sont plus circonspects : « Monsieur Elie Berthet porte des lunettes, il est très mince et a une apparence modeste », écrit de lui Charles Monselet. Ou plus ambigu encore, Eugène de Mirecourt, l'auteur d'innombrables biographies, qui écrit : « Nous aimons cette physionomie littéraire, ce talent modeste, accomplissant chaque jour, depuis 20 ans, sa tâche méritoire, dans la retraite du sage et dans l’indépendance du philosophe » ; et d'ajouter : « Chez lui l’invention n’est pas le résultat spontané d’une brillante disposition de l’esprit, mais le produit laborieux d’un enfantement pénible ».
Cet écrivain a marqué son temps, même s’il est un peu oublié aujourd’hui. Encore que certains de ses titres soient toujours disponibles. Et son amour de la Nature lui fait parfois préférer la Seine à la ville : « Paris, un jour viendra peut-être où je te ferai éclater toi-même comme une ceinture trop étroite, où mes flots, qui lavent depuis si longtemps tes pieds impurs, te prendront par le corps pour t’emporter dans l’Océan ! ».
Roger Musnik
Département Littérature et art
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