Quelle épique antique ! Le cratère de Tirésias
Au cœur de la salle dédiée à la collection du duc de Luynes, ce cratère en calice du Peintre de Dolon s’offre à nouveau aux regards des visiteurs du musée de la BnF. En confrontant origine et conséquence de la guerre de Troie, ce vase exceptionnel n’exalte pas seulement l’héroïsme du chef italique dans la tombe duquel il a peut-être été retrouvé, mais reflète également son espoir d’une forme de survie dans l’au-delà.
La guerre de Troie : modèle culturel, modèle spirituel
Du jugement de Pâris à l’évocation des morts par Ulysse, ce cratère « comprend » toute la guerre de Troie, connectant l’une des causes du conflit à l’un des épisodes du nostos du roi d’Ithaque, et associant un sujet ancien exprimé dans une forme nouvelle à un sujet unique au traitement monumental.
Le jugement de Pâris
« Nulle autre part ces déesses ne se montrent aussi occupées de l’objet de leur querelle, qui est la beauté » (Welcker 1845, p. 188)
Parce qu’elle n’avait pas été conviée aux noces de Thétis et Pélée, Éris, la discorde, suscite une rivalité parmi les trois déesses Héra, Athéna et Aphrodite. C’est un mortel, le prince troyen Pâris, que Zeus charge de trancher le différend. À l’argument de sa beauté, la déesse de l’amour ajoute la promesse pour Pâris d’être aimé d’Hélène, la plus belle des femmes et l’épouse du roi de Sparte Ménélas : son enlèvement déclenche la guerre de Troie.
Dans la forêt du mont Ida – signifiée par un unique arbre – Hermès, le messager des dieux (ci-dessous, à gauche), est reconnaissable à son manteau de voyageur, son pétase (chapeau) et ses bottines ailées. Tête nue, jambes croisées, il désigne de son caducée celui que Zeus charge de la délicate mission. Accompagné de son chien de chasse qui retrousse les babines à la vue de cet audacieux visiteur, Pâris (ci-dessous, au centre) est assis, accoudé et jambes croisées, sur une éminence du terrain où il est venu chasser, armé de son javelot. Son casque évoquant un bonnet phrygien au timbre orné d’un griffon ailes éployées traduit à la fois son origine orientale et son rang royal.
Assise sur un talus, Héra (ci-dessous, à droite), parée d’un bracelet et d’un collier, luxueusement vêtue, rajuste son voile en examinant son reflet dans un miroir, accessoire couramment associé à la déesse Aphrodite : elle met l’aspect de son visage à l’épreuve de la surface réfléchissante avant de comparaître devant son (autre) juge, analyse Françoise Frontisi-Ducroux.
De manière exceptionnelle, même la martiale Athéna (ci-dessous) a déposé les armes pour se rafraîchir à la fontaine. Elle a abandonné son bouclier (au centre duquel saille la tête décapitée de Méduse tout hérissée de serpents), son casque à haut cimier et sa longue lance. Dans cette activité inattendue et cette attitude presque familière, Charles Dugas veut voir l’influence d’Euripide : « Aux sources vives de la montagne, elles lavèrent leur corps resplendissant » (Andromaque, vers 284-286). Non moins frappante est la représentation de la fontaine où la déesse fait ses ablutions : sur cet édicule d’ordre ionique où l’eau s’écoule de mascarons dans lesquels on a reconnu tantôt des mufles de lions, tantôt des gorgoneia, la piété populaire a accroché des pinakes (tableautins) et déposé des figurines votives. Un précieux document pour l’étude des pratiques dévotionnelles dans l’Antiquité.
© Serge Oboukhoff, BnF-CNRS-MSH Mondes
Pas moins de six personnages – et deux quadrupèdes ! – s’étagent dans un champ libre, animé de lignes tracées au rehaut blanc pour noter les inflexions du terrain : cette composition « polygnotéenne » (d’après le nom du grand peintre Polygnote de Thasos, actif au milieu du Ve siècle av. J.-C.), étagée sur deux niveaux, doit aux conquêtes de la grande peinture grecque.
Ulysse consulte l'ombre de Tirésias aux Enfers
« Dès que ce devin sera venu, ô Ulysse, il te dira ta route » (Odyssée, X, v. 537-538)
Il a pour ce faire scrupuleusement suivi les instructions de la magicienne (Odyssée, chants X et XI) : après avoir délimité une fosse et y avoir versé des libations, il y sacrifie bélier, agneau et brebis. Dans ce paysage de marécages, le héros est assis sur un amas rocheux où il a jeté sa chlamyde (ci-dessous, à gauche). Appréhension ou fatigue ? Son visage de trois-quarts est sillonné de rides, tandis que son poing serre l’épée tachée du sang des victimes gisantes pour tenir à distance les ombres attirées par le sang qui imprègne le sol. Déjà s’élève celle du devin thébain (ci-dessous, à droite), vieillard chenu dont l’œil clos réduit à un simple trait dit la cécité. Bouche ouverte, demande-t-il à Ulysse de remettre son épée au fourreau pour le laisser s’abreuver, ou bien délivre-t-il sa parole prophétique ?
Rapprochement fortuit ou comparaison intentionnelle ? C’est à un autre héros grec que les artistes ont également prêté cette pose assise, à la fois solennelle et accablée : Ajax revenu de son égarement (ci-dessous). Vaillant héros et rival malheureux d’Ulysse lors de l’attribution des armes d’Achille, il a lui aussi massacré des moutons, quoique dans sa folie, avant de se donner la mort : bientôt il apparaîtra à Ulysse, pour s’en retourner bien vite dans le séjour des morts. À tel point d’ailleurs que certains ont réfuté l’identification d’Ulysse sur notre cratère, considérant la tête de Tirésias comme un repeint, pour lui préférer Ajax, revenu de sa folie meurtrière : l’authenticité indubitable du motif leur donne toutefois tort.
De part et d’autre du fils de Laërte, deux compagnons dans lesquels on a voulu reconnaître les Périmédès et Euryloque de l’Odyssée assistent le héros, probablement après avoir acheminé les bêtes.
À l’instar du Jugement de Pâris, cette Nékuia (évocation des morts) emprunte-t-elle à une célèbre composition peinte ? La Nékuia de Polygnote de Thasos, qui ornait la Leschè des Cnidiens (lieu de rassemblement des gens de Cnide) à Delphes montrait au contraire Ulysse agenouillé au bord de la fosse : comme d’autres, ce point de divergence ne permet donc pas de pousser plus loin la recherche d’une source picturale.
Il n’empêche : ce cratère trouve sur les plans thématique et formel un écho étroit dans une péliké (vase à deux anses destiné à contenir des denrées diverses) attique de quelques décennies plus anciennes. Alors qu’approche Hermès, Ulysse contemple l’eidolon d’Elpénor en train d’émerger de la fosse : mort à Aiaié, il s’apprête à prier Ulysse de ne pas laisser son corps sans sépulture. Une bien maigre moisson pour un thème si célèbre : sans doute les difficultés plastiques posées par le sujet expliquent-elles son extrême rareté.
L’on n’a pas manqué de souligner en revanche que ces figures sculpturales devaient leurs poses complexes et leur modelé à des modèles statuaires fameux dont le Prince hellénistique et le Pugiliste des Thermes ou le type de l’Apollon lycien de Praxitèle nous conservent le témoignage.
Passé troyen et espoir pythagoricien pour un chef italien ?
Eduard Gerhard n’a pas emporté l’adhésion quand il a proposé de voir dans le thème de la contemplation de la beauté le point commun aux deux scènes (Tirésias frappé de cécité par les dieux pour avoir surpris Athéna au bain, d’après un hymne postérieur de Callimaque ; Pâris requis par eux de juger la beauté physique des déesses), et de considérer le vase comme un cadeau de noces. Il n’en reste pas moins que le choix des images ne saurait être indifférent quand, comme le souligne Martine Denoyelle, le vase associe deux images mythologiques d’un souffle épique égal mais aux tonalités opposées : un programme soigneusement pensé à l’occasion d’une commande particulière ?
Mais quel pourrait-être ce défunt, dans le tombeau duquel notre vase a été découvert ? L’imprécision qui entoure la découverte du cratère ne permet pas d’exclure l’hypothèse d’un Grec inhumé dans la chora de la cité achéenne de Métaponte. Angelo Bottini cependant juge plus vraisemblable celle d’un membre de l’élite indigène, dont la tombe se serait trouvée dans la proche périphérie du centre italique qu’est Pisticci. Les cratères sont, comme l’a montré Francesca Silvestrelli, plutôt l’apanage des nécropoles indigènes.
Dans l’un comme l’autre cas, la figure de Tirésias à qui Perséphone à octroyé la conscience et la mémoire de sa vie (un privilège dont jouira également Pythagore) dans la mort, et dont la tête s’exprime au sol (comme vaticine la tête coupée d’Orphée), traduit les croyances pythagoriciennes du défunt, et son espoir dans une forme de vie après la mort, selon A. Bottini.
Le Peintre de Dolon, artiste métapontin
Vers le milieu du Ve siècle av. J.-C., des fours s’allument en Grande Grèce : c’est le début de la production italiote de vases à figures rouges, fortement marquée dans un premier temps par l’influence de la céramique attique. En 1972-1973 une fouille conduite par la Surintendance de Basilicate fait la découverte exceptionnelle du quartier des potiers (Kerameikos) de Métaponte : non seulement elle atteste la priorité de cette école parmi les centres producteurs de Grèce d’Occident, mais encore elle confirme l’affiliation à cette cité lucanienne de peintres anonymes qu’avait isolés et reconnus pour lucaniens le savant australien Arthur Dale Trendall (1909-1995). Tel est le cas du Peintre de Dolon, actif au début du IVe siècle av. J.-C., et auquel Friedrich Hauser attribue dès 1909 le « cratère de Tirésias », y reconnaissant l’œuvre de la même main que le cratère de Londres. Le « dépotoir 1 » du Céramique de Métaponte, en livrant des tessons de sa main réunis à ceux des Peintres de Créüse et de l’Anabate, établit en effet son activité à Métaponte (après un temps passé aux côtés du Peintre de Tarporley ?) et sa participation au brillant atelier dit « Dolon-Créüse ».
Le Peintre de Dolon s’exprime sur un répertoire formel d’une amplitude considérable – une singularité. Mais son traitement des variétés de cratères est très contrasté : si, avec plusieurs dizaines d’occurrences, le cratère en cloche est la forme qu’il décore le plus fréquemment, les types à volutes et à colonnettes ne sont représentés que par un exemplaire chacun, tandis que ses cratères en calice sont particulièrement rares. On lui en connaît une demi-douzaine : d’une part les vases de Londres et Paris, de grand format, d’autre part quelques exemplaires dont la hauteur oscille entre 25 et 40 cm.
Pisticci, Naples puis Paris : les tribulations du cratère de Tirésias
Carte de l’Italie méridionale antique
Grand aristocrate, savant polyvalent, collectionneur éclectique et généreux mécène, le duc de Luynes (1802-1867) a marqué d’une empreinte définitive non seulement la science appliquée aux arts décoratifs et à l’industrie, diverses branches de l’archéologie, mais aussi la production artistique de son temps. Loin de rechercher l’éclat par le nombre, H. de Luynes n’a élu que des vases « dont le dessin est pur, noble et vrai », lesquels « resteront toujours rares et admirés » : la BnF doit sans conteste à cette petite centaine de vases les principaux joyaux de sa collection de céramiques antiques.
« Salle de Luynes. Nouvelles installations à la Bibliothèque impériale », dans son aménagement provisoire le long de la rue de Richelieu, 13 janvier 1866. BnF, Département des Estampes et de la photographie, VA-237(7), H23548
Paul Robert, vue la partie droite de la salle de Luynes, BnF, département des Estampes et de la photographie, VA-237(7), H23550
Laure Albin Guillot, Vue de la salle de Luynes vers 1919, BnF, département des Estampes et de la photographie, VA-237(8), H23567
Pour conclure
Pour aller plus loin
Sur l’histoire du Cabinet des médailles, actuel département de Monnaies, médailles et antiques, voir tout récemment l’exposition virtuelle conçue par Mathilde Avisseau-Broustet : « Histoire de la collection d’antiques », réalisée dans le cadre d’un programme soutenu par le LabEx Les passés dans le présent associant la BnF, le LIMC et l’USR3225 de la MSH MAE.
Bibliographie
- Anonyme, Bibliothèque impériale. Département des médailles, pierres gravées et antiques. Description sommaire des monuments exposés, Paris, 1867, p. 158, n°732.
- Angelo Bottini, « Tiresia e Pitagora fra Greci e Italici : la nekyia del pittore di Dolone », Mélanges de l’École française de Rome, 2012, 124.2, p. 461-474.
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- Lacey Davis Caskey, “Odysseus and Elpenor on a Vase in Boston”, The Journal of Hellenic Studies, 54.2, 1934, p. 201-202.
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- Cécile Colonna, De rouge et de noir. Les vases grecs de la collection de Luynes, Paris, 2013, cat. 79, p. 114-115.
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- Friedrich Gottlieb Welcker, Alte Denkmäler, 3: Griechische Vasengemälde, Göttingen, 1851, part. 3, p. 452-458 et part. 5, p. 366-417.
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