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Baudelaire par l'estampe

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23 novembre 2021

Retrouvez dans Gallica les corpus d’artistes graveurs évoqués dans l’exposition «Baudelaire, la modernité mélancolique » actuellement présentée à la BnF.

Le Pont-au-change, gravure à l’eau-forte et à la pointe sèche de Charles Meryon, 1854
Si Charles Baudelaire, critique d’art averti et réputé, a passionément écrit sur la peinture, l’exposition que lui consacre la BnF permet d’explorer son rapport aux images dans leur multiplicité.

Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).

Mon cœur mis à nu (publication en 1881)

A son époque, le monde de l'estampe subit de profondes évolutions, avec l’émergence de nouvelles techniques comme la lithographie au début du 19e siècle ou le renouveau, dans les années 1860, de l’eau-forte, qui devient considérée comme un langage artistique à part entière. Par ailleurs, l’image imprimée connaît, malgré la concurrence de la photographie, une forme d’âge d’or. Elle est omniprésente: dans les journaux et les ouvrages illustrés ou sous forme de séries vendues séparément.  Elle peut servir de support à la caricature, la gravure de mode ou encore la vue topographique. 
 

L’image, dans l’esthétique de Baudelaire, offre un support à la rêverie, comme méditation sur ce qui est éloigné dans le temps ou l’espace,  pour « l’enfant amoureux de cartes et d’estampes »,  et une source d’inspiration et de curiosité  infinie pour l’amateur toujours en quête de modernité et de nouveauté. En ce sens, on peut dire que l’estampe réconcilie les figures du contemplateur et celle du flâneur épris du spectacle de la rue : deux pôles opposés et complémentaires de l’identité du poète.

 

 [Le Bon samaritain], lithographie à la plume de Rodolphe Bresdin (détail) , 1861

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, l’univers est égal à son vaste appétit. Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes !

 « Le Voyage », dans Les Fleurs du mal, édition de 1861
 

Suivons donc Charles Baudelaire au gré d’une petite promenade dans les fonds numérisés du département des Estampes et de la photographie de la BnF, à travers les œuvres d’artistes qu’il a admirés, défendus et parfois côtoyés.

Noirceur et mélancolie : les graveurs du Spleen

Dans le poème « Les Phares », Baudelaire s’abandonne à la contemplation d’œuvres d’artistes du temps passé dont il invoque les noms. Chacun des onze quatrains reproduit l’univers de l’artiste en une forme d’hommage.
Les strophes consacrées à Rembrandt et Goya font plus particulièrement référence à l’estampe. Chez ces deux peintres-graveurs, Baudelaire met en avant une mélancolie qui semble rejoindre la sienne.

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ; 

Les Trois croix, gravure à la pointe sèche de Rembrandt,  1653 

Le rayon de lumière intense, véritable trait  qui divise la scène évoqué par Baudelaire est un effet de clair-obscur caractéristique de l’œuvre gravé de Rembrandt, présent dans plusieurs estampes célèbres (La Résurrection de Lazare, La pièce de cent florins).

Découvrir l’œuvre de Rembrandt dans Gallica 

Chez Goya, Baudelaire évoque la série satirique des Caprices (1797-1799) qui, comme les Fleurs du Mal, fit scandale à sa parution : 80 planches assorties chacune d’un commentaire produisent une réflexion souvent ouverte sur les principales tares et vices humains : bêtise, corruption, aveuglement et mensonge…De cette série d’une noirceur grinçante, Baudelaire semble décrire successivement  les planches n° 43 (Le sommeil de la raison engendre des monstres, 19  (Tous tomberont)  et  55 (Jusqu’à la mort).

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas;
 
Le sommeil de la raison engendre des monstresTous tomberont et  Jusqu’à la mort, eaux-fortes et auquantintes extraites de la série Les Caprices de Francisco de Goya,1797-1799
 

Découvrir l’œuvre de Francisco de Goya dans Gallica 

Les lithographies romantiques de Delacroix

Eugène Delacroix est le seul artiste contemporain à figurer  dans « Les Phares ». Peintre exposant fréquemment, c’est une référence absolue pour Baudelaire, qui lui a consacré de nombreuses pages élogieuses dans ses comptes rendus des Salons de 1845 et de 1846, en qui il loue «le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes », l’opposant au classicisme d'Ingres et faisant ainsi de lui l’emblème du peintre romantique. 

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber;

 

Mais Delacroix est également un maître de la lithographie, une technique alors relativement récente qui permet d’adapter à l'estampe le style du romantisme ; en jouant sur les contrastes et le velouté de la teinte, elle se prête à la représentation de l’imaginaire.

 

Les thèmes explorés en lithographie par Delacroix  entrent en résonnance avec les obsessions de Baudelaire : ainsi les séries réalisés en 1843 sur Hamlet ont particulièrement fasciné le poète, au point d’orner les murs de l’appartement de l’Hôtel Pimodan (actuel Hôtel de Lauzun) qu’il occupait sur l’île Saint- Louis. Hamlet, figure de héros en quête d’un moi impossible, écartelé entre l'idéal et le néant, est bien une figure forte d’identification de Baudelaire, l’un de ses principaux "répondants allégoriques" selon Jean Starobinski. 

Une autre série de dix-sept lithographies de Delacroix est consacrée au Faust de Goethe, œuvre également très importante pour Baudelaire qui exprime la contradiction et la dualité propres à tout être humain. Il en proposera plusieurs réécritures, par exemple dans le poème en prose  "Le Diable" ("Le Joueur généreux").

Découvrir l’œuvre d'Eugène Delacroix dans Gallica 

 « Paris qui change » : Baudelaire et les  Eaux-fortes sur Paris de Charles Meryon

Charles Meryon, né en 1821 comme Baudelaire, publie entre 1852 et 1854 une série d’estampes intitulée Eaux-fortes sur Paris, qui rencontre immédiatement une bonne réception critique. Toutefois, pour les premiers commentateurs, la valeur documentaire prime : les séries sont considérées comme une dernière représentation du vieux Paris voué à disparaître, un témoignage des transformations que subit alors la capitale. Baudelaire est un des premiers critiques à voir en Meryon un véritable artiste et s'ingénie à faire reconnaître sa valeur.​

 

Sur les vues des Eaux-Fortes sur Paris, le transitoire apparaît par exemple dans la représentation des échafaudages, jonction entre un passé prêt à s’effondrer et un futur en construction. 

Le vieux Paris n’est plus, la forme d’une ville change plus vite, hélas que le cœur d’un mortel
[...]
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie/ N’a bougé ! Palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie…

"Le Cygne" dans Les Fleurs du Mal, 1857

Baudelaire se prend de passion pour cette œuvre dans laquelle il trouve des échos à ses Tableaux parisiens et plus tard, à ses Petits poèmes en proseIl en acquiert plusieurs exemplaires et très vite, après une rencontre en 1859-60, se fait jour l’idée d’une collaboration entre les deux artistes : une nouvelle édition du recueil d'eaux-fortes avec des textes rédigés par Baudelaire. Malheureusement, le projet ne sera pas mené à son terme : dès 1858, Meryon, victime de troubles psychiatriques importants, sombre peu à peu dans la folie.

 

Découvrir l’œuvre de Charles Meryon dans Gallica

Whistler, Jongkind et la Société des aquafortistes

Au milieu du 19e siècle, l’eau-forte est véritablement réhabilitée comme une technique propre à laisser s’exprimer la personnalité de l’artiste. En 1862 est créée, à l’initiative de l'éditeur et marchand d'art Alfred Cadart, la Société des Aquafortistes.
Ainsi, plusieurs d’entre eux, comme  Edouard Manet ou Alphonse Legros, suscitent l’intérêt de Baudelaire. Ils les évoque en 1862 dans un article intitulé « L’eau-forte est à la mode » puis dans « Peintres et aquafortistes ».Deux artistes étrangers, Johan Barthold Jongkind et James Abbott McNeill Whistler retiennent particulièrement son attention.

Jongkind a fait paraître un Cahier de six eaux fortes, vues de Hollande qui font l’admiration de Baudelaire.

M. Yonkind, le charmant et candide peintre hollandais, a déposé quelques planches auxquelles il a confié le secret de ses souvenirs et de ses rêveries, calmes comme les berges des grands fleuves et les horizons de sa noble patrie, — singulières abréviations de sa peinture, croquis que sauront lire tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un artiste dans ses plus rapides gribouillages.

« L’eau-forte est à la mode » dans La Revue anecdotique, 1862

James McNeil Whistler, peintre anglais installé à Londres, a présenté quant à lui en 1859 sa Thames series (16 eaux-fortes) sur la Tamise.
Tout récemment, un jeune artiste américain, M. Whistler, exposait à la galerie Martinet une série d’eaux-fortes subtiles, éveillées comme l’improvisation ou l’inspiration, représentant les bords de la Tamise : merveilleux fouillis d’agrès, de vergues, de cordages, chaos de brumes, de fourneaux et de fumées tire-bouchonnées : poésie profonde et compliquée d’une vaste capitale.

« L’eau-forte est à la mode » dans La Revue anecdotique, 1862

Chez les deux artistes, Baudelaire loue l’inspiration plus que la technique, « l’âme d’un artiste » qu’il compare à Rembrandt pour Jongking, ou une "poésie de la ville" qui n’est pas sans rappeler celle des berges de la Seine chez Meryon pour Whistler.
 

Découvrir l’œuvre de James Mc Neil Whistler dans Gallica

Les amis graveurs et les projets de frontispices

Baudelaire, en tant que critique d’art, figure du monde artistique parfaitement inséré dans la vie parisienne, côtoie personnellement certains graveurs.
Ainsi, le caricaturiste Honoré Daumier recontré dès les années 1840 qu’il défend ardemment, et dont il brosse le portrait dans « Quelques caricaturistes français ».

Daumier a poussé son art très loin, il en a fait un art sérieux ; c'est un grand caricaturiste.

Curiosités esthétiques, VII. Quelques caricaturistes français (1868).

Un autre ami proche est le belge Félicien Rops. Les deux hommes se rencontrent à Namur en 1864 et entretiennent à partir de ce moment une relation d’amitié et d’admiration. Les points de convergence entre eux sont nombreux : anticonformisme, liberté de mœurs, goût pour le macabre.

Les relations étroites de Baudelaire avec des graveurs se concrétisent par plusieurs projets éditoriaux : portraits-frontispices pour des éditions de l'oeuvre de Théophile Gautier et pour une édition luxueuse des œuvres de Poe (qui ne voit finalement pas le jour) et surtout plusieurs projets de frontispices pour les éditions de 1861 et 1866 des Fleurs du Mal.

Pour ces derniers, Baudelaire a une idée très précise en tête : il s’agit de reprendre le motif d’une gravure de Jost Amman elle-même inspiré d’une gravure sur bois ancienne de Hans Sebalrd Benham, représentant Adam et Eve autour d’un arbre – « squelette arborescent » selon l’expression-même de Baudelaire (Lettre à Nadar, 16 mai 1859).

Toute littérature dérive du péché –Je parle sérieusement. 

A propos du projet de frontispice des Fleurs du Mal. Lettre à Poulet-Malassis, Correspondance, fin août 1860.
 

D’abord confié à Félix Braquemond, le projet échoue après deux tentatives.
 
C’est finalement Félicien Rops qui réutilisera l’idée pour le frontispice du recueil reprenant la plupart des pièces condmanées de Baudelaire, intitulé Les Epaves, paru en 1866.
 
 

Découvrir l’œuvre de Félicien Rops dans Gallica
 

Correspondances : l’estampe comme source poétique, et vice-versa

Parmi les poèmes de Baudelaire, il en est par ailleurs un certain nombre dont peut retrouver de manière assez sûre la source dans une estampe. Même s’il n’évoque pas une œuvre identifiable en particulier, le poème procède, par un jeu d’allers-retours, à une création de sens, s'incrivant comme en miroir de l’image.
Pour le poème "L’Amour et le crâne", Baudelaire s’inspire ainsi de cette gravure du 16e siècle intitulée Quis evadet ? (Qui y échappera ?), vanité qui met en scène un amour soufflant des bulles de savon, les pieds sur un crâne.

 « L’Amour est assis sur le crâne
   De l’Humanité,
Et sur ce trône le profane,
   Au rire effronté,
 
Souffle gaiement des bulles rondes
   Qui montent dans l’air,
Comme pour rejoindre les mondes
   Au fond de l’éther.
Pour continuer le jeu des identifications avec la gravure ancienne, on peut citer le poème « Bohémiens en voyage » qui entre en résonnance avec la série des « Bohémiens » de Jacques Callot (1592-1635).
 
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes
 
Ces exemples montrent la grande culture artistique de Baudelaire et sont révélateurs de la perméabilité de son univers aux œuvres iconographiques de genres et d’origines diverses, à une époque où l’estampe est encore le moyen privilégié de la reproduction des œuvres et de leur circulation. Ils témoignent bien de son immersion sans doute précoce dans un « bain d’images », réservoir de représentations dans lequel son écriture poétique puise pour en affirmer et parfois en détourner le sens.

A l’inverse, avec la consécration du poète, l’œuvre de Baudelaire est elle-même une source d’inspiration pour de nombreux artistes.

Parmi eux, le peintre et lithographe symboliste Odilon Redon (1840-1916) découvre, alors encore adolescent, Les Fleurs du mal à leur première parution en 1857. Il propose en 1890 des « interprétations » du célèbre recueil, une série de 9 planches parues chez l’éditeur belge Deman reprenant les premiers vers de poèmes qui l’émeuvent tout particulièrement.

 

Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, / D'où jaillit toute vive une âme qui revient, impression photomécanique par Odilon Redon, 1890
 

Si les œuvres de Flaubert, Poe, Mallarmé- inspirent également Redon, Baudelaire revêt une importance particulière pour lui et imprègne son univers : mélancolie, goût pour le « bizarre » et surtout symbolisme qui consiste à faire résonner en soi les fameuses « correspondances » entre les arts.

Découvrir l’œuvre d’Odilon Redon dans Gallica.

 A la fin du 19e siècle et dans la première moitié du 20e, nombreux seront les artistes qui prolongeront la rêverie en réinterprétant  un vers, une strophe ou un sonnet, donnant tout son sens à la théorie des synesthésies forgée par le poète.
 

 

Je hais le mouvement qui déplace les lignes, lithographie de George Auriol, 1896-1897

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