Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Les poètes maudits

0
22 novembre 2022

À l’occasion du colloque sur Lautréamont le 24 novembre 2022 à la BnF, retour sur l’origine de l’expression « poètes maudits ».

Si l’expression de « poètes maudits » est passée dans le langage courant, on a souvent oublié l’ouvrage qui lui a donné naissance.

Paul Verlaine. Les Poètes maudits : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé. Paris, Léon Vanier, 1884. BnF, Réserve des livres rares, RES-P-YE-1280
 

Paru en 1884, Les poètes maudits n’annonce dans sa première édition qu’un tirage à 253 exemplaires. Il a donc fallu un singulier succès pour que le livre ait dépassé ce tirage confidentiel jusqu’à devenir une expression usuelle propre à désigner les destinées torturées, créatrices et météoritiques. Pourtant, pour Verlaine, les poètes maudits n’ont pas pour caractéristique une œuvre chaotique. Au contraire même, il précise que « les vers de chers Maudits sont très posément écrits », et s’oppose à cette conception doloriste qui fut pourtant celle de cette expression :

alors à bas le faux romantisme et vive la ligne pure, obstinée (non moins amusante) qui traduit si bien, à travers la structure matérielle, l’idéal incompressible !

C’est que la malédiction qui afflige les poètes présentés par Verlaine est surtout celle de l’oubli qui les menace.  Plus qu’une « élévation » qui serait liée à un être d’exception mis au ban de la société, et dont le poème de L’albatros de Baudelaire est la vivante incarnation, les portraits des « poètes maudits » visent non à glorifier l’obscurité de certaines œuvres mais plutôt à mettre en lumière quelques noms contemporains – Corbière, Rimbaud, Mallarmé – alors menacés de disparaître de l’histoire de la littérature.
 

Manuel Luque, illustrations des Poètes maudits de Paul Verlaine, Paris, Léon Vanier, 1888
 

Car ces auteurs aujourd’hui au panthéon de la renommée littéraire couraient alors le péril de n’être plus que des noms, « l’un mal connu, l’autre inconnu, le troisième méconnu ». Rimbaud, « ce Cazanova [sic] mais bien plus expert ès-aventures », que le XXe siècle célèbrera à l’envi, n’est connu que du public restreint des revues poétiques où il a publié des poèmes épars, jamais rassemblés en volume. À l’époque des Poètes maudits, Rimbaud a abandonné la poésie depuis dix ans  et même le seul recueil qu’il tenta de faire publier à compte d'auteur, Une Saison en enfer, n’a jamais diffusé. L’éditeur, faute d’avoir été payé par Rimbaud, ne commercialisa pas les cinq cents exemplaires imprimés, qui restèrent dans ses stocks. Rimbaud avait cependant d’ores et déjà obtenu ses exemplaires d’auteur, et d’autres exemplaires furent récupérés en 1901 quand Léon Losseau découvrit le stock de l’éditeur, mal conservé, brûla soixante-quinze exemplaires et diffusa autour de lui des exemplaires de la très rare plaquette de ce texte déjà édité par Verlaine (1892), et Paterne Berrichon (1898), beau-frère de Rimbaud.
 

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, manuscrit autographe. BnF, Manuscrits, NAF 26500

Les Poètes maudits sont donc une des étapes importantes de la reconnaissance de Rimbaud, mais aussi l’occasion pour Verlaine de tenter de rassembler l’œuvre alors dispersée :

aussi adjurons-nous ici tous nos amis connus ou inconnus qui posséderaient (…) toute chose signées du nom prestigieux, de bien vouloir nous les faire parvenir pour le cas probable où le présent travail dût se voir complété. Au nom de l’honneur des Lettres, nous leur réitérons notre prière. Les manuscrits seront religieusement rendus, dès copie prise, à leurs généreux propriétaires.

Arthur Rimbaud, Les Illuminations, manuscrit autographe. BnF, Manuscrits, NAF 14123

Avec Rimbaud, Stéphane Mallarmé partage le fait – pour des raisons bien différentes – de n’avoir presque pas publié de son vivant. Connu d’un petit cercle d’amateurs qui vient à ses « mardis », l’auteur du « Coup de dés » et de la « Crise de vers », qui révolutionnera la poésie française, demeure à l’époque entouré de l’aura mystérieuse due à son retrait de la vie publique et poétique, même si sa reconnaissance est en plein essor.
 

Atelier Nadar, Stéphane Mallarmé. BnF, Estampes et photographie, NA-237 (4)-FT 4
 

En revanche, Tristan Corbière est, de ces trois noms, celui pour lequel le destin de « poète maudit » s’est accompli. Encore largement oublié de nos jours à côté de Rimbaud et Mallarmé, c’est pourtant par lui que commencent les Poètes maudits. Mort à 29 ans, il compose une œuvre unique (publiée comme la  Saison en enfer de Rimbaud à compte d’auteur), Les Amours jaunes, dont le « vers vit, rit, pleure très peu, se moque bien, et blague encore mieux. Amer d’ailleurs et salé comme son cher Océan ». Rejetant le romantisme autant que le Parnasse, Corbière ne fut pas reconnu de son vivant. Verlaine lui offre pourtant, dix ans après sa mort en 1875, une nouvelle exposition, de même que, la même année, Huysmans, qui lui fait une place dans la bibliothèque de l’esthète Des Esseintes, héros de son roman À rebours.

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition originale, Paris, Librairie du XIXe siècle, Glady frères, 1873. BnF, Réserve des livres rares, RES P-YE-1166
 

Verlaine commença à faire paraître les textes qu’il allait rassembler dans Les Poètes maudits dans la revue Lutèce en septembre 1883 et au début de 1884. Quand il les publie, il s’agit alors de la première œuvre en prose éditée par Verlaine – et éditée à compte d’éditeur. Ce fut un succès. Verlaine continua alors, publiant d’autres portraits dans la presse, ce qui aboutit en 1888 à une seconde édition des Poètes maudits où sont présentés Villiers de l’Isle-Adam (« nous le classons parmi les Poètes maudits, PARCE QU’IL N’EST PAS ASSEZ GLORIEUX en ces temps qui devraient être à ses pieds »), Marceline Desbordes-Valmore, mais aussi le « pauvre Lélian », anagramme de Paul Verlaine soi-même.
Pourtant, dans sa galerie, Verlaine ne distingua pas toutes les figures incomprises et oubliées de la poésie de son époque : n’y figure ni Baudelaire, ni Nerval, ou encore Lautréamont.

Paul Verlaine, Les Poètes maudits, Nouvelle édition, Paris, Léon Vanier, 1888. BnF, Littérature et art, Z LE MASLE-420

Dans le cas de Lautréamont, il faut attendre André Breton et les surréalistes pour que l’œuvre du créateur des Chants de Maldoror, mort à 24 ans, soit redécouverte. Passionné par l’œuvre d'Isidore Ducasse, Breton alla jusqu’à recopier lui-même dès 1919 à la Bibliothèque nationale le seul exemplaire de ses Poésies avant de les rééditer dans la revue Littérature. Le Manifeste du surréalisme compte l’œuvre de Lautréamont comme l’un des totems "par anticipation" du surréalisme avant même l’apparition du terme. Plus récemment, Jean-Luc Steinmetz plaçait sous l’expression de « poètes maudits » Jules Laforgue, Aloysius Bertrand et d’autres auteurs en marge de l’histoire littéraire.

Les Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont, Paris, 1869. BnF, Réserve des livres rares, RES P-YE-1811
 

 

Pour aller plus loin :

 

 

 

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.