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1846-2021 : 175 ans de Lautréamont

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2 avril 2021

Isidore Ducasse, le comte de Lautréamont, est né il y a 175 ans. À cette occasion, revenons sur sa vie et son œuvre, qui n’ont pas encore révélé tous leurs secrets.

Portrait imaginaire par Félix Vallotton in Remy de Gourmont, Le Livre des masques, 1896-1898
 

Le montevidéen

Isidore Ducasse naît le 4 avril 1846 à Montevideo, capitale de l’Uruguay, de parents français. Il est le fils de l'instituteur François Ducasse émigré des Hautes Pyrénées et de Céleste Davezac, qui a probablement été son élève. Il baigne dans une double culture, uruguayenne par son lieu de naissance, française par ses parents. Il lit et écrit aussi bien en espagnol qu'en français. Montevideo est en proie à une guerre civile, et Ducasse naît pendant le siège de la ville, qui durera jusqu’en 1851.

A l’âge de treize ans, il traverse l’Atlantique pour venir faire ses études en France. Il sera interne au lycée impérial de Tarbes, puis en 1863, à celui de Pau. Après son baccalauréat, il arrive à Paris, peut-être pour ses études supérieures. Il occupe plusieurs domiciles dans le quartier huppé des boulevards et de la Bourse, à proximité de la Bibliothèque Nationale et de nombreux libraires et éditeurs. On a longtemps imaginé Ducasse en poète bohème sans le sou, mais la réalité est bien différente : son père finance sa vie d’homme de lettres, et ses différents publications.
 

La rocambolesque histoire éditoriale des Chants de Maldoror

 

Le premier Chant de Maldoror sera publié trois fois. La première en août 1868 à compte d’auteur chez l’imprimeur Balitout, Questroy et Cie. Ses locaux se trouvent non loin de chez Ducasse. Le Chant Premier est signé de trois étoiles. Il est publié une deuxième fois au début de l'année 1869 dans le collectif Parfums de l’âme, car Ducasse est lauréat d’un concours littéraire : il s’agissait en fait de payer, afin d’être publié dans la revue. Il est à nouveau signé de trois étoiles.

Enfin, les six Chants de Maldoror sont imprimés en 1869 par les éditeurs Lacroix et Verboekhoven, signés du pseudonyme du comte de Lautréamont. La boutique parisienne de ces éditeurs se trouve à deux pas de l’appartement loué par Ducasse, mais le livre est imprimé à Bruxelles et Lacroix refuse de distribuer l’ouvrage en France après impression. En effet, il venait de subir des poursuites et des condamnations pour des publications politiques ou littéraires. Le Second Empire fait subir une très dure censure : Baudelaire a été condamné pour ses Fleurs du mal, Flaubert pour Madame Bovary, Eugène Sue pour Les Mystères du peuple. L’éditeur le mit en contact avec Auguste Poulet-Malassis, l'éditeur de Baudelaire, qui, depuis son exil en Belgique, s’était spécialisé dans la diffusion de livres interdits. La mort d’Isidore Ducasse, en plein siège de Paris, met un point d’arrêt aux négociations.

Une œuvre sans genre

 

 

Les Chants de Maldoror sont si hybrides qu’il est difficile de les décrire précisément. Maurice Blanchot le résume bien : « Nous ne cacherons pas que Les Chants nous paraissent l’exemple le plus remarquable de ce genre de travail, le modèle de cette sorte de littérature qui ne comporte pas de modèle […] » (Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Paris, Editions de Minuit, coll. « Arguments », 1990, p. 91.)
 
L’un des éléments les plus marquants est la référence incessante à la littérature, poésie comme prose : celle de son siècle comme Les Fleurs du mal de Baudelaire, Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand, premier poème en prose, Han d’Islande de Victor HugoMelmoth de Maturin, Manfred et Le Pèlerinage de Childe Harold de Lord Byron, La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe, Le Roi des Aulnes et le Faust de Goethe, Conrad Wallenrod d’Adam Mickiewicz, les poésies de Musset, Lamartine, Théophile Gautier

 

 
Ducasse réécrit aussi le genre du roman-feuilleton, en plein essor au XIXe siècle :  Les Aventures de Rocambole par Ponson du Terrail, La Fabrique de crimes de Paul Féval, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Isidore Ducasse a d'ailleurs tiré son pseudonyme d’un roman de Sue, Latréaumont, publié pour la première fois en 1838.

Mais Ducasse s’inspire aussi de la littérature antérieure : L’Enfer de Dante, l’Apocalypse selon Saint-Jean, l’Iliade et l’Odyssée, Les Métamorphoses d’Ovide, ou encore, au XVIIIe siècle, les antiromans comme Jacques le fataliste et son maître de Diderot et Vie et opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne.


Le Jugement dernier, l’Apocalypse de Jean in La Sainte Bible selon la Vulgate. Traduction nouvelle avec les dessins de Gustave Doré. Tome 2, 1866.

 
 

Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il sert de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace d'une idée juste.

 
Ducasse revendique le plagiat dans ses Poésies II, mais en fait également usage dans sa première œuvre. Il utilise des extraits d'ouvrages scientifiques, comme l’Histoire naturelle des oiseaux de Buffon, l’Encyclopédie d’histoire naturelle du Docteur Chenu, la Théorie physiologique de la musique, fondée sur l’étude des sensations auditives de Helmholtz, le Tribut à la chirurgie ou Mémoires sur divers sujets de cette science de E.-F. Bouisson, ou encore l'Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, du médecin Ambroise Tardieu. Ducasse recopie parfois tels quels des extraits trouvés dans la presse. Il s’inspire par exemple d’un fait divers qui narre un drame à Saint Malo dans Le Figaro du 12 septembre 1868.
 


La Grue in Buffon, Georges-Louis Leclerc, Histoire naturelle des oiseaux . Tome premier, 1770-1786.

                                                    
Mais cette œuvre protéiforme a peu de retentissement dans la presse du vivant de son auteur. La première critique, plutôt positive, paraît dans La Jeunesse :
« Le premier effet produit par la lecture de ce livre est l’étonnement : l’emphase hyperbolique du style, l’étrangeté sauvage, la vigueur désespérée d’idées, le contraste de ce langage passionné avec les plus fades élucubrations de notre temps, jettent d’abord l’esprit dans une stupeur profonde. » L’auteur de la note remarque quand même « ses défauts, qui sont nombreux, l’incorrection du style, la confusion des tableaux ». Il termine sa recension en soulignant l’« originalité peu commune » du texte : « cet ouvrage, nous le croyons, ne passera pas confondu avec les autres publications du jour ».
Les Chants sont également mentionnés dans le Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, comme « une série de visions et de réflexions en style bizarre, une espèce d’Apocalypse dont il serait fort inutile de chercher à deviner le sens. » Poulet-Malassis enfin publie une note dans le Bulletin trimestriel des publications défendues à destination des libraires : « M. Isidore Ducasse (nous avons eu la curiosité de connaître son nom) a eu tort de ne pas faire imprimer en France les Chants de Maldoror. Le sacrement de la sixième chambre ne lui eût pas manqué. »
 

Les Poésies d’Isidore Ducasse

Face à cet échec, Ducasse ne désespère pas. Il résume sa situation dans une lettre à son banquier, le 12 mars 1870 :
 
« J'ai fait publier un ouvrage de poésies, chez M. Lacroix (B. Montmartre, 15). Mais, une fois qu'il fut imprimé, il a refusé de la faire paraître, parce que la y vie était peinte sous des couleurs trop amères, et il craignait le procureur général. C’était quelque chose dans le genre du Manfred de Byron et du Konrad de Mickiewicz, mais cependant bien plus terrible. [...] Mais, le tout est tombé dans l’eau. Cela me fit ouvrir les yeux. [...] Chanter l’ennui, les douleurs, les tristesses, les mélancolies, la mort, l’ombre, le sombre, etc., c’est ne vouloir, à toute force, regarder que les puérils revers des choses. [...] Voilà pourquoi j’ai complètement changé de méthode, pour ne chanter exclusivement que l’espoir, l’espérance, LE CALME, le bonheur, LE DEVOIR. »
 

Lautréamont, Poésies I, 1870.

 
Les Poésies paraissent en avril et juin 1870 chez le libraire Gabrie. Les minces plaquettes entrent à la Bibliothèque impériale par dépôt légal. Elles sont signées du nom d’Isidore Ducasse : c'est la première fois que le poète signe de son nom véritable. L’en-tête des Poésies I donne le ton :

Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l’orgueil par la modestie.

 
Plutôt que de véritables poésies, les Poésies I sont des morceaux de prose qui critiquent vigoureusement la littérature et l’époque de Ducasse. Les Poésies II reprennent des maximes de Vauvenargues, de La Rochefoucauld, des Pensées de Pascal, réécrites par Ducasse. La phrase de Pascal « Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » devient chez Ducasse : « Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face de la terre aurait changé. Son nez n'en serait pas devenu plus long. »

Cette volte-face a fait couler beaucoup d’encre. Il paraît peu probable que Ducasse renie complètement la pensée qu'il déploie dans son premier texte. Ce retournement de veste ressemble plus à une stratégie éditoriale, devant l’échec des Chants ; l’utilisation du patronyme semble être un nouveau départ, pour faire oublier les déboires éditoriaux et l’absence de réception de l’œuvre du comte de Lautréamont. Mais l’histoire n’a pas dit son dernier mot : les publications sont vite perdues dans les méandres des événements politiques.
 


Boucherie canine et féline du siège de Paris
in Les Deux sièges de Paris. Album pittoresque, aux bureaux du journal l'Eclipse (Paris), 1871
 

 
À la fin de l’année 1870, les armées de Napoléon subissent de nombreuses défaites et l’empereur est fait prisonnier à Sedan le 1er septembre. Trois jours plus tard, la IIIe République est proclamée. Les Prussiens arrivent jusqu’à la capitale et assiègent la ville à partir du 17 septembre. L’hiver est particulièrement froid, les vivres manquent, on mange du pain noir, des chiens, des chats, des rats, et même les éléphants du Jardin des Plantes, Castor et Pollux. Isidore Ducasse meurt le 24 novembre 1870, dans son appartement du 7 rue du Faubourg-Montmartre, à l'âge de vingt-quatre ans, inconnu de tous — ou presque. Il a reçu seulement une vingtaine d’exemplaires des Chants de Maldoror. Sur son acte de décès, il est un « homme de lettres ». Il est décédé « sans autres renseignements » : la mention est usuelle, et elle concerne uniquement l’état-civil de Ducasse. Les circonstances du décès figuraient sur le certificat du médecin légiste, qui n’a pas été retrouvé. Ce vide biographique, nous le verrons, laissera place à de nombreuses théories et fantasmes.
 

Pour aller plus loin

Jean-Jacques Lefrère, Isidore Ducasse : auteur des "Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont », Paris, Fayard, 1998.
Les Cahiers Lautréamont, nouvelle série
Les Cahiers Lautréamont numériques
Le blog maldoror.org

 

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