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Ceux qui se prenaient pour Napoléon

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22 juin 2021

Les détracteurs de Napoléon le taxant de mégalomanie, rien d’étonnant à ce que des fous en aient endossé le costume et l’identité.

Le cercueil de Napoléon est déposé dans les Invalides Les précieuses dépouilles de Napoléon sont enfin arrivées dans l'enceinte sacrée où elles doivent reposer toujours : [estampe]

Des Napoléon en pagaille

Au XIXe siècle, en France, le nombre d'insensés croît de façon exponentielle : on passe de 5000 à 50 000 individus alors qu'au début du siècle, on compte seulement trois asiles à Paris : Bicêtre, Charenton, La Salpêtrière. Les médecins y officiant vont pointer un trouble mental jusqu'alors peu répandu : en 1818, l’asile d’aliénés de Charenton recense déjà cinq faux Napoléon. Mais c’est surtout à partir de 1840, l'année du retour de  ses cendres à Paris donnant lieu à une grande cérémonie funèbre et où l’on assiste à une résurgence du culte de sa personnalité, que ses doubles se multiplient. A l’Asile de Bicêtre, le docteur Auguste Voisin (1829-1898) en compte jusqu’à quatorze. Cette concomitance pouvait d'ailleurs donner lieu à des pugilats entre les rivaux, chacun revendiquant sa légitimité. Le personnage de Napoléon jouissait d’une popularité telle chez les aliénés qu’il surpassait allègrement les Alexandre le Grand, César, Jésus, Louis XIV, Louis XVI ou même Jeanne d’Arc (pendant la guerre de 1870). Mais comment expliquer l'apparition de cette maladie mentale ?

Contexte historique

Les psychiatres ont établi qu'elle est la conséquence, non pas d’un traumatisme précis mais d’une succession d’événements vécus par le patient. A partir de 1793, l’épisode de la Terreur avec son climat de menace permanente et son terrible instrument, la guillotine font basculer certains individus dans la folie. On imagine les affres par lesquelles passaient les prisonniers dont les noms étaient susceptibles de figurer sur la liste quotidienne des condamnés à mort. Une peur atroce qui se répétait parfois pendant des jours, voire des semaines. Ainsi à l’Asile de Bicêtre, certains survivants prétendaient qu’on leur avait tranché la tête et recousu celle d’un autre à la place. La flamboyante héroïne de la Révolution, Théroigne de Méricourt, devenue folle, fut internée à la Salpêtrière jusqu’à sa mort intervenue bien des années plus tard. En 1793, Philippe Pinel, directeur de Bicêtre estime que 33% des aliénés ont été traumatisés par la Révolution, opinion que partage son élève Esquirol.
Outre cet épisode de la Terreur, de 1789 à 1871, la France voit se succéder les régimes politiques. Les troubles de la rue sont propres à générer ceux de l’esprit. On peut imaginer que les contemporains déstabilisés - voire complètement déboussolés - aient tenté de fuir la réalité et d'échapper à leur angoisse en s’identifiant parfois à des figures mythiques. Et de fait, cette pathologie culmine au milieu du XIXe siècle.

Le délire des grandeurs

Au XIXe siècle, de nombreux traités décrivent ces délires de grandeur et/ou de filiation. En effet, certains aliénés revendiquent plus modestement l'identité de l'Aiglon ou à défaut celle d'un fils naturel de l’Empereur.  Valentin Magnan (1835-1916) pour sa part, décrit des cas qui s'accompagnent d'hallucinations auditives. Etienne Esquirol (1772-1840) répertorie ce trouble sous le nom de monomanie orgueilleuse ou ambitieuse. Dans la classification des maladies mentales, la manie désigne un délire furieux, la monomanie un délire dominé par une idée fixe. Henri Dagonet (1823-1902) lui substitue ensuite le terme de mégalomanie, étymologiquement tiré du grec megaïla = grande, mania. Dès 1820, un autre aliéniste Antoine-Laurent-Jessé  Bayle développe une hypothèse troublante. 

Mégalomanie. Extr. de : Album de 49 planches rassemblant 76 photographies
d'aliénés annotées par Henri Dagonet (Collection de la BIU Santé)

Mégalomanie et syphilis

A partir de 1690, l’hôpital Bicêtre accueillit dans deux quartiers distincts les indigents vénériens hommes et femmes, qu’il fallait isoler du fait de leur contagiosité. Une fois admis, les « gâtés » atttendaient parfois plusieurs mois « le grand remède » consistant en frictions à base de mercure, assorties de bains, diètes, purges, saignées. Au XIXe siècle, plus que jamais, la syphilis fait des ravages. Ceux qui en sont atteints sont perdus car la médecine est encore impuissante devant ce fléau. Bayle décrit les derniers stades de cette maladie vénérienne sous le nom de Paralysie générale et la mégalomanie y figure comme un symptôme caractéristique et systématique. Or les syphilitiques représentent une part non négligeable de la population internée dans les asiles : un tiers des hommes et un cas sur douze femmes. Il est tentant pour Bayle de voir dans la mégalomanie un symptôme spécifique à cette pathologie. Mais d’autres aliénistes vont saper cette théorie.

Deux types de mégalomanie

En effet, des médecins tels que Félix Brémond (1843-1912)L.-Élie-A. Lautar (1850-19..), Auguste Voisin  établissent pour leur part une distinction. D’un côté, les syphilitiques dont le délire des grandeurs sombre très rapidement dans la déraison totale et l’outrance car il sont également atteints de démence, leur cerveau ayant subi des lésions irréversibles. Joseph Guislain (1757-1860) et A.L.J. Bayle (1799-1858) en dressent le tableau clinique. En face, les monomaniaques ambitieux non syphilitiques qui développent un raisonnement très cohérent et sensé - si l’on fait abstraction de leur délire identificatoire - leurs facultés intellectuelles n’étant aucunement entamées.Tout se passe comme si ils se glissaient dans la peau de l’Empereur. D'ailleurs, ce dernier reconnaissait lui-même la porosité de la frontière entre génie et folie :

Napoléon Ier se rendait compte de ce redoutable voisinage, lorsqu'il disait à Pinel qu'entre un homme de génie et un fou, il n'y a pas l'épaisseur d'une pièce de six liards et qu'il ajoutait en souriant : Il faut que je prenne garde de tomber entre vos mains.

Mais pourquoi ce choix d’être Napoléon s’est-il imposé aux psychotiques ?

La Napoléonite aigüe

Tout d’abord cette figure, encore proche car  contemporaine, offre l’avantage d’une facilité d’incarnation : une redingote grise et un bicorne et l’illusion est parfaite ! Ensuite, il est évident que se couler dans la peau d’une personne normale  n’a aucun intérêt en soi. Or le parcours de ce self-made man, petit capitaine né dans une famille pauvre qui parvient au pouvoir absolu et tient toute l’Europe sous sa botte, est fascinant : son hybris permet au tout-venant d’accéder à cette même folie des grandeurs. Il est tentant d'usurper l’identité d’un usurpateur. Celui qui endosse le personnage de Napoléon peut ainsi s’exonérer de tout contrôle social et devient invulnérable. L'attitude caractéristique des patients suffit à les repérer :

Les traits de son visage, la manière de se tenir, de se mouvoir, sa démarche originale, sa pose excentrique, la bizarrerie de ses manières, tout dans son extérieur forme un ensemble de phénomènes suffisant pour faire reconnaître à l'œil exercé de l'observateur la nature des conceptions délirantes, alors même que celles-ci ne se manifesteraient pas d'une manière évidente. La figure est ordinairement colorée,  les yeux sont vifs, animés, brillants, quelquefois mobiles, le regard est fier, hautain, dédaigneux. Le malade marche la tête haute, avec assurance, sa parole est brève et impérieuse, il cherche souvent l'isolement et dédaigne la société de ceux qui l'entourent.

A l'instar du prototype, ils sont décrits comme autoritaires, colériques, capricieux, satisfaits tant que l’on ne cherche pas à les contrarier. Mais gare à celui qui n'obtempère pas à leurs ordres ! Une des caractéristiques de la maladie est une obstination déraisonnable. A cette époque, les médecins prônent le traitement moral consistant dans ce cas précis à entrer dans le délire du patient pour l'en détourner en rusant. Il est cependant permis de douter de l'efficacité de ce moyen. D'autre part, les aliénistes savent bien que le traitement par les douches préconisé par leur confrère François Leuret (1797-1851) est inopérant et ses résultats très éphémères, de même que l'ellébore, les saignées et les purges de toutes sortes.

Aborder une personnalité aussi charismatique a pu susciter chez certains intellectuels et comédiens une obsession pathologique. Friedrich Nietzche, fasciné par l'Empereur, en fait un modèle de son Surhomme au- dessus de la morale des hommes. En 1889, le philosophe allemand bascule dans la folie, prétendant être un successeur de Bonaparte puis s'enfermant dans le mutisme bien des années avant sa mort. Un autre philosophe, Auguste Comte est également diagnostiqué mégalomaniaque par Esquirol : le jour même de sa sortie de l’asile, il signe Brutus-Bonaparte Comte dans le registre. Dans le Napoléon d’Abel Gance en 1927, l’acteur Albert Dieudonné est tellement habité par le personnage qu’il y consacre toute son existence, parlant de l’Empereur à la première personne et enterré dans le costume qu'il portait dans le film.

 

Extr. de :  Le monde illustré, 1935-09-28

Dans les représentations populaires, le fou s’identifiant à Napoléon apparaît souvent comme une allégorie de la mégalomanie. Celle-ci semble avoir été la deuxième grande maladie mentale du XIXe siècle, après la mélancolie. Au XXe siècle, la découverte de la pénicilline soulage les asiles de toute cette population de syphilitiques et les psychiatres sont désormais munis de neuroleptiques. La psychose délirante chronique s’est d'ailleurs faite plus rare.

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