Molière et l'argent : le coût du spectacle
Pas de spectacle sans argent et au XVIIe siècle, pas d’argent sans le soutien des puissants. Pour Molière, le succès arrive à 38 ans, avec les Précieuses ridicules. Il obtient alors la protection du roi et collabore à sa politique somptuaire.
Portrait de Jean-Baptiste-Poquelin de Molière, 1751
Molière, génie littéraire et commercial
Fils d’un riche tapissier parisien, Jean-Baptiste Poquelin veut faire du théâtre et s’associe pour cela à la famille Béjart. En 1643, Armande Béjart et lui créent l’Illustre théâtre qui concurrence les deux troupes permanentes parisiennes, l’Hôtel de Bourgogne et le Marais.
Deux ans après sa création, l’Illustre théâtre fait faillite. À 25 ans, Molière doit passer deux nuits en prison pour dettes. Sa famille doit rembourser l’énorme somme de 1 965 livres (en comparaison, un ouvrier qualifié, au milieu du XVIIe siècle, gagne moins d’une livre par jour).
Après cet échec financier, la troupe devient itinérante. Elle revient à Paris en 1658. Entretemps, Armande Béjart et Molière ont compris qu’ils ne parviendront pas à leurs fins sans appui politique et budgétaire. Ils se placent sous la protection du prince de Conti puis de Philippe d’Orléans, frère du roi, dit Monsieur.
Philippe d'Orléans, estampe de Nicolas Habert, milieu du XVIIe siècle
En effet, au XVIIe siècle, le théâtre est étroitement surveillé par les autorités car potentiellement dangereux. C’est un soft power susceptible de diffuser des idées subversives et il est difficile d’échapper au contrôle royal qui s’exerce sur les arts, les lettres et le spectacle.
Les Précieuses font le buzz
Molière obtient reconnaissance et succès en 1660, grâce aux Précieuses ridicules. Cette petite pièce mise en début de programme fait le buzz. En quelques semaines, les recettes de la troupe sont multipliées par dix. Elles atteignent 1000 livres par représentation, soit 43 livres par acteur, ce qui était jusque-là leur gain en un mois.
Les Précieuses ridicules, édition de 1660
Pourquoi ce triomphe ? Tout Paris connait le salon de Madeleine de Scudéry, et a lu les best-sellers de la romancière auxquels renvoie le personnage de Magdelon. Ils ont influencé la sensibilité d’une génération et les spectateurs des Précieuses ridicules saisissent chaque plaisanterie qui évoque le langage précieux.
Mademoiselle de Scuderi, dessin de Chasselat, gravé par Butavant
Mais, en 1660, la préciosité commence à passer de mode. La pièce entre en résonnance avec ce tournant des mentalités. De plus, le roi se méfie du salon de Madeleine de Scudéry car elle a été proche de la Fronde. Coup double pour Molière : il se fait bien voir du roi et devient la coqueluche des milieux littéraires.
Grâce à ce coup de génie, l’audacieux comédien devient un personnage central de la vie théâtrale. Il attire enfin l’attention du roi grâce à la comédie-ballet Les Fâcheux sur une musique de Pierre Beauchamps, avec un air écrit par Lully. Gilles Ménage rapporte que le roi souffle à Molière l’ajout d’un nouveau personnage inspiré du Grand Veneur, réputé pour ses récits de chasse assommants. Le roi assiste au spectacle grandiose où alternent danseurs, comédiens et musiciens, donné le 17 août 1661 par Nicolas Fouquet, le richissime surintendant des finances.
Molière investit Versailles
Molière, on l’a vu, sait s’attirer la bienveillance des puissants. Après la disgrâce de Fouquet, le roi s’approprie « les deux Baptiste », Lully et le fils de tapissier parisien, qu’il met à son service. La troupe de Molière peut jouer au théâtre du Palais Royal et dans les résidences royales. Louis XIV les intègre à l’administration des Menus-Plaisirs, chargée des divertissements royaux.
Les Facheux , comédie de Molière représentée sur le Théâtre du Palais Royal.
Document accessible sur le site de Petrocoria-num (Partenaire Gallica)
Lully et Molière collaborent de 1661 à 1671, années fastes où ils inventent la comédie-ballet. Ce genre permet au roi, bon danseur, de se produire jusqu’à ce qu’en 1670, des vapeurs mettent fin à cet outil de propagande ostentatoire. Lully, grâce au privilège du roi, domine la vie musicale et impose l’opéra en français : la tragédie en musique. Il est plus jeune que Molière et ils sont proches, comme l’indique le prêt de 11 000 livres qu’il fait au musicien pour construire un hôtel particulier rue Sainte Anne.
BAL - A - LA - FRANCOISE : [estampe] / Mr Charpentier , 1682
La cour est alors une « société du spectacle ». Le rôle des divertissements royaux est central. Ce sont des outils de propagande intérieure, auprès de l’aristocratie et de l’opinion, et de diplomatie, à destination des puissances européennes. Le roi ne regarde pas à la dépense. Colbert est chargé de trouver un financement et de veiller à l’exécution des dépenses somptuaires dont les spectacles ne sont pas les moindres.
On sait, par exemple, que Louis XIV consacre, en 1671, la somme de 334 645 livres soit environ 11 415 862 euros, à Psyché, tragédie-ballet de Molière et Lully. Coût prohibitif pour cette superproduction avec danseurs, musiciens, machinerie… qui montre quel niveau pharaonique pouvaient atteindre les sommes consacrées au spectacle au XVIIe siècle.
George Dandin, ou le Mary confondu
comédie par J.-B. P. de Molière, 1669
Le Bourgeois gentilhomme, George Dandin ou Les Plaisirs de l’île enchantée sont ainsi donnés à Versailles, spectacles complets où se mêlent la danse, la musique, le chant et bien sûr la comédie.
Le rituel versaillais destiné à contrôler et ruiner l’aristocratie se retrouve dans ses mises en scènes onéreuses. Le théâtre est une mise en abyme de la cour, cet autre spectacle permanent où tout le monde surveille tout le monde et où le monarque est le clou du spectacle.
Versailles. Le Petit et le Grand Trianon : [estampe, vue] / Dessiné et lithographié par Ch. Rivière
Le rôle économique de Molière ne s’arrête pas à sa mort. Sept ans après, Louis XIV fusionne la troupe avec celle de l’Hôtel de Bourgogne pour créer la Comédie-Française qui, quatre cents ans après, reste le mieux doté des théâtres nationaux (24,6 M€ en 2016). Quant à la signature de Molière, elle est toujours une marque qui participe au prestige national.
Nous verrons dans un second billet comment le théâtre de Molière intègre les problématiques et les conceptions économiques de son temps.
Pour aller plus loin
- Série Molière 2022 et la semaine prochaine, Molière et l'argent : radins, bourgeois et libertins
- Cent ans de recherches sur Molière. Madeleine Jurgens. Elizabeth Maxfield-Miller. Archives nationales, 1963
- L’Atlas Molière. Clara Daleberto. Jules Grandin. Christophe Schuwey. Les Arènes, 2022
- Molière : du saltimbanque au favori. scénario Martial Poirson, dessin Rachid Maraï. Dunod, 2022
- Politique de la représentation : littérature, spectacle, discours de savoir, XVIIe-XXIe siècles. Martial Poirson, H. Champion, 2014
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