Sappho, poétesse, muse et modèle
Chantre de la poésie lyrique, Sappho est l’une des rares femmes qui a rejoint le panthéon des auteurs classiques. Son œuvre longtemps méconnue, sa vie amoureuse et sa fin tragique d’après la légende, sont autant d’éléments qui ont favorisé sa réception dans les arts et la littérature depuis l’Antiquité.
BnF, département des Cartes et plans, CPL GE DD-2987 (10038)
La poétesse grecque vécut entre la fin VIIe et le début du VIe siècle avant notre ère. Elle est née sur l’île de Lesbos, à Mytilène, dans une famille aristocratique. Elle est connue pour ses chants d’hyménée et ses compositions pour la lyre, et a animé un cercle pour l’éducation des jeunes filles de bonne famille grâce à la musique, au chœur et au travail manuel. Elle est une figure importante de la poésie lyrique grecque même si ses œuvres, écrites en dialecte lesbien, nous sont parvenues uniquement via des fragments. Le seul conservé en entier est celui adressé à Aphrodite. Certains passages sont conservés dans des citations ou grâce à des auteurs postérieurs, à l'instar du poète latin Catulle qui s’inspire clairement d’une ode de Sappho dans son Élégie 51 dédiée à une femme nommée Lesbie. Toutefois, la majorité de son œuvre a été redécouverte grâce à des fragments de papyrus mis au jour à partir de la fin du XIXe siècle.
Sa réputation est telle dans la Grèce classique, que Platon, dans les épigrammes funéraires qui lui sont attribués, l’aurait qualifiée de « Dixième muse ». Sa célébrité fait qu’elle apparaît dès le Ve siècle dans la céramique grecque, notamment aux côtés de son contemporain, le poète lesbien Alcée ou assise au milieu de ses compagnes, lisant un papyrus comme sur cette fameuse hydrie :
conservée au Musée National Archéologique d’Athènes (Inv. 1260)
A. Dumont, J. Cl. Chaplain, Céramiques de la Grèce propre : vases peints et terres cuites, Paris : F. Didot, 1881, pl. VI
Dans la 15e épître intitulée « Lettre de Sappho à Phaon » de ses Héroïdes (voir cette édition de 1478-1479), l’auteur latin Ovide évoque Sappho amoureuse d’un certain Phaon qui la repoussa, d’où son suicide du haut de la falaise de Leucade. Cette lettre contribue à établir la légende d’une femme brisée par son amour pour un homme, une version de sa vie sentimentale qui perdurera en parallèle au versant plus féminin de son enseignement et de ses fréquentations. Les préférences amoureuses de la poétesse sont sujettes à interprétation dès l’Antiquité, et parfois plus mises en avant que son œuvre. Sappho devient un symbole de l’homosexualité féminine, comme l’attestent l’emploi des adjectifs « saphique » ou « lesbien ».
Images de Sappho dans l’Antiquité
Il n’existe pas de portrait de Sappho assuré dans l’art grec, mais plusieurs sculptures de la période romaine sont censées la représenter, comme cette tête en marbre conservée au département des Monnaies, médailles et antiques de la BnF : datée du début du IIe siècle de notre ère, il s’agit d’une copie romaine d’un original grec du Ve siècle avant notre ère. Cette attribution est liée à la présence de deux lettres gravées sur le côté de la tête : « SM » pour « Sappho de Mytilène ». Le type de coiffe, un bandeau en tissu retenant les cheveux à l’arrière en chignon, serait un autre critère d’attribution.
BnF, Département des Monnaies, médailles et antiques, inv.57.12
Plus original, une statuette en ambre pourrait représenter également la poétesse avec sa lyre, arborant une coiffure de style romain en côtes de melon. Dans la joaillerie antique, elle est représentée comme une femme nue ou habillée, les cheveux retenus en arrière, avec son attribut traditionnel, la lyre, comme sur un camée hellénistique de la collection du duc de Luynes ou ces intailles (Luynes.186 et 187).
Sappho est remise en avant à la Renaissance grâce à De mulieribus claris de Bocace comme dans cette version traduite en français en 1403, où une vignette la montre devant ses disciples :
Sappho est aussi représentée dans une série de médailles italiennes du XVIe siècle conservées à la BnF : influencées par les monnaies antiques, elles montrent Sappho de profil avec une coiffe à la grecque, et au revers, la poétesse assise tenant une lyre.
Sappho, modèle des poétesses
La Renaissance française la prend fréquemment comme modèle, telle Louise Labé qui explique au début de ses Élégies qu’Apollon lui a donné la lyre, attribut de la poétesse de Lesbos (Elégies, I, v. 14-15). Plus tard, au XIXe siècle, les éditeurs des œuvres de Louise Labbé continuent de la rapprocher de Sappho, notamment dans le Dialogue entre Sappho et Louise Labé (1825) qui sert à réhabiliter la poétesse lyonnaise en utilisant la redécouverte des œuvres de son illustre modèle au cours de cette période humaniste.
À l’époque moderne, plusieurs femmes de lettres du XVIIe siècle sont comparées à Sappho, notamment Madeleine de Scudéry, figure du mouvement précieux et connue pour son salon littéraire. Elle est « surnommée la Sapho de son siècle » sur cette gravure posthume :
Dans son roman Artamène ou le Grand Cyrus, publié en 10 tomes entre 1649 et 1653 et connu pour être le plus long roman de la littérature française, Madame de Scudéry s’inspire des protagonistes de la Fronde pour créer une grande fresque antiquisante autour de la figure du conquérant perse Cyrus, miroir du Grand Condé. Elle-même transparaît dans la figure de Sapho que les personnages rencontrent à Lesbos (Artamène, Ière partie, livre second, p. 180 de l’édition de 1656).
« En y allant, nous abordasmes à Lesbos [...] et mon Maistre et moy fusmes voir une Fille illustre, appellée Sapho, que toute la Grece admire: et qui est sans doute admirable, et par sa beauté; et par les Vers qu'elle compose »
À la fin du XVIIIe, Sappho rejoint les grandes héroïnes romantiques : la représentation de son supposé suicide au Cap Leucade apparaît de plus en plus fréquemment dans les ouvrages illustrés, comme sur cette eau-forte qui clôt Le Aventure di Saffo, en 1784 :
Sappho, héroïne romantique de l’opéra français
Cette interprétation romantique de l’amour sans retour de Sappho pour Phaon perdure tout au long du XIXe siècle, notamment dans l'opéra.
En 1851, Charles Gounod crée Sapho qui relate la vie et la fin tragique de la poétesse, fruit d’un long travail de collaboration avec la célèbre cantatrice Pauline Viardot qui eut un grand rôle dans la naissance de cette œuvre, comme en atteste leur riche correspondance. Les costumes sont de Paul Lormier, réputé pour sa longue carrière de dessinateur à l’Opéra et son souci du réalisme. On retrouve ici la simplicité du drapé antique et la lyre comme attribut classique de la jeune femme.
Un des passages du livret y fait allusion avec ces vers (vous pouvez écouter un extrait dans cet enregistrement de 1910 d'une version postérieure de l'opéra) :
« Ô ma lyre immortelle
Qui dans les tristes jours
A tous mes maux fidèle
Les consolait toujours! »
.
Le rôle-titre est joué Pauline Viardot, qui reçoit des critiques élogieuses pour son interprétation :
En 1884, pour la reprise de l’opéra à Garnier, le rôle est joué par Gabriele Krauss. Eugène Lacoste, dessinateur qui avait déjà travaillé pour des opéras à l'inspiration historique, est chargé des costumes. Il ajoute des lauriers à la coiffe d’une version du costume de Sapho, tout en conservant la lyre comme attribut.
Charles Gounod paraît avoir été convaincu par cette reprise puisqu’il offre une broche en forme de lyre, ornée d’une branche de laurier en diamant, à la cantatrice le jour de la première, comme l’indique le texte gravé au dos :
Broche offerte par Charles Gounod à Gabriele Krauss, 2 avril 1884,
lors de la création de Sapho à l'Opéra Garnier. Joailler Boucheron.
BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, MUSEE-889 © BnF
Sappho, figure littéraire
Dans la littérature, la vie - parfois suppposée - de Sappho inspire des écrivains de tout bord. Alphonse Daudet publie en 1884 Sapho. Mœurs parisiennes, qui retrace les hauts et les bas de la passion qui anime Sapho, évoluant dans le milieu bohême et son jeune amant Jean. Le récit prend sa source en partie dans les aventures de l’écrivain. Une version lyrique accompagnée de la musique de Jules Massenet est créée en 1897 à l’Opéra-comique (la BnF possède le manuscrit autographe) avec la soprano Emma Calvé dans le rôle-titre :
L’illustrateur Pal travaille aussi pour la publicité et crée à la même époque cette annonce pour du savon « Sapho », où le lien avec l’Antiquité paraît bien lointain. Il s’agit peut-être davantage d’une allusion à la Sapho femme fatale et parisienne du récit de Daudet.
La Sappho parisienne fait aussi l'objet de caricature comme dans ce dessin de 1896, publié dans le journal satirique Le Rire, où la poétesse joue de l’homme-lyre, en écho à pièce de Massenet.
Bien plus curieux, Sappho apparaît dans le corpus des lettres du faussaire Denis Vrain-Lucas qui oeuvra dans les années 1860 : la poétesse y écrit en français (!) à son amant Phaon. La lettre, au ton dramatique et langoureux, est rédigée dans un sabir pseudo-médiéval et se termine ainsi : « Ô qu’à ta tendre Sapho comme tu paroissois en chaleur, t’en souviens-tu, moi je crus voir les dieux qui seduisoient ton cueur, reviens à moy, reviens, car sans toy ne puys vivre. Salut. » (BnF, département des manuscrits, NAF 709, f. 170r)
Sappho, muse lesbienne
A la fin du XIXe siècle, dans les milieux intellectuels, se développe une approche plus érudite de la vie et de l'oeuvre de Sappho. La femme de lettres Renée Vivien (1877-1909), qui apprend le grec ancien dès son adolescence, place ainsi la poétesse à la tête de son panthéon des muses. Connue pour ses nombreuses liaisons avec des femmes, elle se fait construire une villa à Mytilène et en 1903, elle propose une nouvelle traduction des poèmes avec la version grecque, qui bénéficie du grand soin apporté par la poétesse à la versification originale. Dans l'introduction, elle explique que l'attachement de Sappho est surtout consacré, à travers ses poèmes, aux jeunes filles et que Phaon n'est qu'un mythe :
Une œuvre redécouverte
La première traduction française académique de référence est celle établie par Théodore Reinach au début du XXe siècle. Il publie notamment un article en 1902 sur un fragment de papyrus conservé à Berlin dans la Revue des Études grecques puis une étude plus approfondie en 1911 dans les Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et belles lettres. Plusieurs journaux se font l'écho de cette redécouverte, à l'instar d'un article de l'Excelsior rapportant ses propos lyriques :
Ses recherches aboutissent avec la publication en 1937 des textes de Sappho dans la prestigieuse collection Budé, la poétesse de Mytilène rejoignant enfin le panthéon des auteurs classiques.
Pour en savoir plus :
- Sappho dans Gallica
- Sappho à la BnF
- « Une tête inscrite au nom de Sappho », mars 2023, carnet l’Antiquité à la BnF
- Sélection Gallica sur les Femmes de lettres
- S. Boerhinger, « Sappho n’est pas un mythe », Musea, musée virtuel sur l’histoire des femmes et du genre, mise en ligne en 2018
- A. Bierl, André Lardinois (éd.), The newest Sappho (P. Sapph. Obbink and P. GC inv. 105, frs. 1-4), Leiden, 2016
- A. Debrosse, La souvenance et le désir. La réception des poétesses grecques, Paris, 2018
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