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Sappho, poétesse, muse et modèle

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21 juin 2023

Chantre de la poésie lyrique, Sappho est l’une des rares femmes qui a rejoint le panthéon des auteurs classiques. Son œuvre longtemps méconnue, sa vie amoureuse et sa fin tragique d’après la légende, sont autant d’éléments qui ont favorisé sa réception dans les arts et la littérature depuis l’Antiquité.

L’île de Lesbos (Lesbus) et la côte anatolienne. Carte de 1650 (détail).
BnF, département des Cartes et plans, CPL GE DD-2987 (10038)

La poétesse grecque vécut entre la fin VIIe et le début du VIe siècle avant notre ère. Elle est née sur l’île de Lesbos, à Mytilène, dans une famille aristocratique. Elle est connue pour ses chants d’hyménée et ses compositions pour la lyre, et a animé un cercle pour l’éducation des jeunes filles de bonne famille grâce à la musique, au chœur et au travail manuel. Elle est une figure importante de la poésie lyrique grecque même si ses œuvres, écrites en dialecte lesbien, nous sont parvenues uniquement via des fragments. Le seul conservé en entier est celui adressé à Aphrodite. Certains passages sont conservés dans des citations ou grâce à des auteurs postérieurs, à l'instar du poète latin Catulle qui s’inspire clairement d’une ode de Sappho dans son Élégie 51 dédiée à une femme nommée Lesbie. Toutefois, la majorité de son œuvre a été redécouverte grâce à des fragments de papyrus mis au jour à partir de la fin du XIXe siècle.
 
Sa réputation est telle dans la Grèce classique, que Platon, dans les épigrammes funéraires qui lui sont attribués, l’aurait qualifiée de « Dixième muse ». Sa célébrité fait qu’elle apparaît dès le Ve siècle dans la céramique grecque, notamment aux côtés de son contemporain, le poète lesbien Alcée ou assise au milieu de ses compagnes, lisant un papyrus comme sur cette fameuse hydrie :

Sappho sur une hydrie à figures rouges (relevé)
conservée au Musée National Archéologique d’Athènes (Inv. 1260)
A. Dumont, J. Cl. Chaplain, Céramiques de la Grèce propre : vases peints et terres cuites, Paris : F. Didot, 1881, pl. VI

 
Dans la 15e épître intitulée « Lettre de Sappho à Phaon » de ses Héroïdes (voir cette édition de 1478-1479), l’auteur latin Ovide évoque Sappho amoureuse d’un certain Phaon qui la repoussa, d’où son suicide du haut de la falaise de Leucade. Cette lettre contribue à établir la légende d’une femme brisée par son amour pour un homme, une version de sa vie sentimentale qui perdurera en parallèle au versant plus féminin de son enseignement et de ses fréquentations. Les préférences amoureuses de la poétesse sont sujettes à interprétation dès l’Antiquité, et parfois plus mises en avant que son œuvre. Sappho devient un symbole de l’homosexualité féminine, comme l’attestent l’emploi des adjectifs « saphique » ou « lesbien ».

 

Images de Sappho dans l’Antiquité
Il n’existe pas de portrait de Sappho assuré dans l’art grec, mais plusieurs sculptures de la période romaine sont censées la représenter, comme cette tête en marbre conservée au département des Monnaies, médailles et antiques de la BnF : datée du début du IIe siècle de notre ère, il s’agit d’une copie romaine d’un original grec du Ve siècle avant notre ère. Cette attribution est liée à la présence de deux lettres gravées sur le côté de la tête : « SM » pour « Sappho de Mytilène ». Le type de coiffe, un bandeau en tissu retenant les cheveux à l’arrière en chignon, serait un autre critère d’attribution.

Tête attribuée à Sappho
Copie romaine d’un original grec
BnF, Département des Monnaies, médailles et antiques, inv.57.12

 

Plus original, une statuette en ambre pourrait représenter également la poétesse avec sa lyre, arborant une coiffure de style romain en côtes de melon. Dans la joaillerie antique, elle est représentée comme une femme nue ou habillée, les cheveux retenus en arrière, avec son attribut traditionnel, la lyre, comme sur un camée hellénistique de la collection du duc de Luynes ou ces intailles (Luynes.186 et 187). 


Sapho, camée, H. 2,7 cm
BnF, Département des Monnaies, médailles et antiques, 
Luynes.12 (inv.116)

 
Sappho apparaît rarement dans la numismatique et ce d’ailleurs avec souvent des erreurs d’interprétation, liées à une confusion avec Aphrodite notamment. Toutefois, deux monnaies frappées à Lesbos et conservées à la BnF présentent un profil féminin avec son nom. Sur l’une, elle est figurée assise avec sa lyre. Sur une seconde, datée du IIe siècle de notre ère, elle apparaît au droit avec sa coiffure caractéristique, accompagnée de son nom orthographié ici « ΨΑΠΦΩ » soit « Psappho ». Le revers porte une lyre à carapace de tortue.

Monnaie de Lesbos, VIIe siècle avant J. - C. - IIIe siècle après J. - C
BnF, département des Monnaies, médailles et antiques, 
Fonds général 272

 

Bien que son œuvre soit conservée de manière très fragmentaire, la figure de Sapho, sa vie sentimentale, sa fin tragique d’après Ovide en font une personnalité à part parmi les auteurs antiques. Sa réception est multiple depuis le Moyen-Âge, que cela soit dans la littérature, la peinture, jusqu’à l’opéra, autant de facettes dont nous donnerons quelques exemples notables illustrés par des œuvres disponibles dans Gallica.

 
Sappho est remise en avant à la Renaissance grâce à De mulieribus claris de Bocace comme dans cette version traduite en français en 1403, où une vignette la montre devant ses disciples :


Sappho à son pupitre, devant ses disciples
Giovanni Boccaccio, 
De Claris mulieribus, traduction anonyme en français du Livre des femmes nobles et renommées, 1403.
BnF, département des Manuscrits, 
Français 598

 
Christine de Pisan la cite à son tour dans la première partie de La Cité des Dames, achevée en 1405, au milieu des déesses, de grandes reines de l’Antiquité ou de l’époque contemporaine. Dans la Chronique de Nuremberg (ou Liber chronicarum) un incunable qui traite de l’histoire du monde depuis la Création, elle est évoquée dans la partie consacrée au « Cinquième âge » comprenant notamment l’Antiquité. Un paragraphe est consacré à « Sapho la lesbienne de Mytilène » entre Empédocle et les peintres Zeuxis et Parrhasios. Le passage se termine avec ce constat : « ses œuvres sont perdues par la négligence des grands hommes » (tamen opera majorum negligentia amissa sunt).

 

 


« Sapho poetissa », vignette et texte dans la Chronique de Nuremberg, version latine, 1493.
BnF, département Estampes et photographie, RESERVE FOL-QE-55.

Sappho est aussi représentée dans une série de médailles italiennes du XVIe siècle conservées à la BnF : influencées par les monnaies antiques, elles montrent Sappho de profil avec une coiffe à la grecque, et au revers, la poétesse assise tenant une lyre.

Sappho, modèle des poétesses
La Renaissance française la prend fréquemment comme modèle, telle Louise Labé qui explique au début de ses Élégies qu’Apollon lui a donné la lyre, attribut de la poétesse de Lesbos (Elégies, I, v. 14-15). Plus tard, au XIXe siècle, les éditeurs des œuvres de Louise Labbé continuent de la rapprocher de Sappho, notamment dans le Dialogue entre Sappho et Louise Labé (1825) qui sert à réhabiliter la poétesse lyonnaise en utilisant la redécouverte des œuvres de son illustre modèle au cours de cette période humaniste.
 
À l’époque moderne, plusieurs femmes de lettres du XVIIe siècle sont comparées à Sappho, notamment Madeleine de Scudéry, figure du mouvement précieux et connue pour son salon littéraire. Elle est « surnommée la Sapho de son siècle » sur cette gravure posthume :


Portrait posthume de Madame de Scudéry, gravure.
XVIIIe siècle, Bibliothèque municipale du Havre, EST 43

 

Dans son roman Artamène ou le Grand Cyrus, publié en 10 tomes entre 1649 et 1653 et connu pour être le plus long roman de la littérature française, Madame de Scudéry s’inspire des protagonistes de la Fronde pour créer une grande fresque antiquisante autour de la figure du conquérant perse Cyrus, miroir du Grand Condé. Elle-même transparaît dans la figure de Sapho que les personnages rencontrent à Lesbos (Artamène, Ière partie, livre second, p. 180 de l’édition de 1656).

« En y allant, nous abordasmes à Lesbos [...] et mon Maistre et moy fusmes voir une Fille illustre, appellée Sapho, que toute la Grece admire: et qui est sans doute admirable, et par sa beauté; et par les Vers qu'elle compose »

À la fin du XVIIIe, Sappho rejoint les grandes héroïnes romantiques : la représentation de son supposé suicide au Cap Leucade apparaît de plus en plus fréquemment dans les ouvrages illustrés, comme sur cette eau-forte qui clôt Le Aventure di Saffo, en 1784 :


Enrico Tresham, Le Aventure di Saffo, Roma, 1784,
BnF, département Estampes et photographie, FOL-SB-26

 
Sappho, héroïne romantique de l’opéra français
Cette interprétation romantique de l’amour sans retour de Sappho pour Phaon perdure tout au long du XIXe siècle, notamment dans l'opéra.
En 1851, Charles Gounod crée Sapho qui relate la vie et la fin tragique de la poétesse, fruit d’un long travail de collaboration avec la célèbre cantatrice Pauline Viardot qui eut un grand rôle dans la naissance de cette œuvre, comme en atteste leur riche correspondance. Les costumes sont de Paul Lormier, réputé pour sa longue carrière de dessinateur à l’Opéra et son souci du réalisme. On retrouve ici la simplicité du drapé antique et la lyre comme attribut classique de la jeune femme.


Costume de Sapho, dessin de Paul Lormier
BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, D216-17 (13-19)

 
Un des passages du livret y fait allusion avec ces vers (vous pouvez écouter un extrait dans cet enregistrement de 1910 d'une version postérieure de l'opéra) :

« Ô ma lyre immortelle
Qui dans les tristes jours
A tous mes maux fidèle
Les consolait toujours! »

.
Le rôle-titre est joué Pauline Viardot, qui reçoit des critiques élogieuses pour son interprétation :


L'Argus : revue théâtrale et journal des comédiens, 21 avril 1851
BnF, département Littérature et art, Z-1277

En 1884, pour la reprise de l’opéra à Garnier, le rôle est joué par Gabriele Krauss. Eugène Lacoste, dessinateur qui avait déjà travaillé pour des opéras à l'inspiration historique, est chargé des costumes. Il ajoute des lauriers à la coiffe d’une version du costume de Sapho, tout en conservant la lyre comme attribut.
 


Eugène Lacoste, deux costumes pour le rôle de Sapho, Opéra Garnier, 2 avril 1884
BnF, département Bibliothèque-musée de l'opéra, D216-37 (48-105)

 

Charles Gounod paraît avoir été convaincu par cette reprise puisqu’il offre une broche en forme de lyre, ornée d’une branche de laurier en diamant, à la cantatrice le jour de la première, comme l’indique le texte gravé au dos :


Broche offerte par Charles Gounod à Gabriele Krauss, 2 avril 1884,
lors de la création de Sapho à l'Opéra Garnier. Joailler Boucheron.
BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra, MUSEE-889 © BnF

 
Sappho, figure littéraire
Dans la littérature, la vie - parfois suppposée - de Sappho inspire des écrivains de tout bord. Alphonse Daudet publie en 1884 Sapho. Mœurs parisiennes, qui retrace les hauts et les bas de la passion qui anime Sapho, évoluant dans le milieu bohême et son jeune amant Jean. Le récit prend sa source en partie dans les aventures de l’écrivain. Une version lyrique accompagnée de la musique de Jules Massenet est créée en 1897 à l’Opéra-comique (la BnF possède le manuscrit autographe) avec la soprano Emma Calvé dans le rôle-titre :


Pal, affiche pour l’opéra-comique, [1897]
BnF, département des Estampes et de la photographie, ENT DN-1 (PAL/5)-GRAND ROUL
 

L’illustrateur Pal travaille aussi pour la publicité et crée à la même époque cette annonce pour du savon « Sapho », où le lien avec l’Antiquité paraît bien lointain. Il s’agit peut-être davantage d’une allusion à la Sapho femme fatale et parisienne du récit de Daudet.


Pal, Sapho soap gives a clear and healthy complexion... 1895-1900
BnF, département des Estampes et de la photographie, ENT DN-1 (PAL/5)-GRAND ROUL

La Sappho parisienne fait aussi l'objet de caricature comme dans ce dessin de 1896, publié dans le journal satirique Le Rire, où la poétesse joue de l’homme-lyre, en écho à pièce de Massenet.


"Les belles dames. Sapho". Le Rire, n°111, décembre 1896
BnF, bibliothèque-musée de l'Opéra, ESTAMPES SCENES Sapho Massenet (2)

 

Bien plus curieux, Sappho apparaît dans le corpus des lettres du faussaire Denis Vrain-Lucas qui oeuvra dans les années 1860 : la poétesse y écrit en français (!) à son amant Phaon. La lettre, au ton dramatique et langoureux, est rédigée dans un sabir pseudo-médiéval et se termine ainsi : « Ô qu’à ta tendre Sapho comme tu paroissois en chaleur, t’en souviens-tu, moi je crus voir les dieux qui seduisoient ton cueur, reviens à moy, reviens, car sans toy ne puys vivre. Salut. » (BnF, département des manuscrits, NAF 709, f. 170r)
 
Sappho, muse lesbienne
A la fin du XIXe siècle, dans les milieux intellectuels, se développe une approche plus érudite de la vie et de l'oeuvre de Sappho. La femme de lettres Renée Vivien (1877-1909), qui apprend le grec ancien dès son adolescence, place ainsi la poétesse à la tête de son panthéon des muses. Connue pour ses nombreuses liaisons avec des femmes, elle se fait construire une villa à Mytilène et en 1903, elle propose une nouvelle traduction des poèmes avec la version grecque, qui bénéficie du grand soin apporté par la poétesse à la versification originale. Dans l'introduction, elle explique que l'attachement de Sappho est surtout consacré, à travers ses poèmes, aux jeunes filles et que Phaon n'est qu'un mythe :


Renée Vivien, Sapho. Traduction nouvelle avec le texte grec, 1903, p. X
BnF, département Littérature et art, 8-Yb-843

 
Cette publication est le fruit d’un engouement plus large pour Sappho autour des années 1900 présent chez plusieurs autrices qui affichent leurs préférences saphiques. Bien plus tard, Renée Vivien est d’ailleurs surnommée, « Sappho 1900 » par l’écrivain André Billy dans sa somme sur l’histoire littérature L’Époque 1900 publiée en 1951.
 

Une œuvre redécouverte
La première traduction française académique de référence est celle établie par Théodore Reinach au début du XXe siècle. Il publie notamment un article en 1902 sur un fragment de papyrus conservé à Berlin dans la Revue des Études grecques puis une étude plus approfondie en 1911 dans les Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et belles lettres. Plusieurs journaux se font l'écho de cette redécouverte, à l'instar d'un article de l'Excelsior rapportant ses propos lyriques :


L'Excelsior, 18 novembre 1811
BnF, département Droit, économie, politique, JOD-228

 

Ses recherches aboutissent avec la publication en 1937 des textes de Sappho dans la prestigieuse collection Budé, la poétesse de Mytilène rejoignant enfin le panthéon des auteurs classiques.
 
Pour en savoir plus :

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