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« Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! » : les 150 ans d'Alfred Jarry

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20 septembre 2023

Le Nouveau-Théâtre de Paris ce 10 décembre 1896 résonne d’un vacarme qui couvre les voix de la troupe du Théâtre de l’Oeuvre et du grand Firmin Gémier qui déclare dans la célèbre réplique initiale : « Merdre ». Le ton est donné pour cette première d’Ubu roi, pièce qui inaugure une nouvelle esthétique du rire, provocatrice, déjantée et volontiers scatologique. Le 8 septembre 2023 marque les 150 ans de la naissance de son auteur, Alfred Jarry.
 

Ubu roi : texte et musique (Fac-simile autographique) / Alfred Jarry et Claude Terrasse, BnF Département Arts du spectacle, RESERVE 8-RF-62874

Né à Laval en 1873, ayant grandi en Bretagne, Jarry, pendant sa courte vie (il meurt à 34 ans), a évolué dans un univers singulier, excessif et subversif laissant libre cours à une pensée artistique radicale et novatrice qui a largement inspiré le dadaïsme, le surréalisme et le théâtre de l’absurde.
Le texte de potaches écrit dans les années de lycée à Rennes[1], ayant pour cible un professeur de physique, fut d’abord spectacle de marionnettes en 1888, puis théâtre d’ombres et enfin, après remaniement, la pièce en 5 actes publiée en 1895 par la revue de Paul Fort Le Livre d’art, éditée par le Mercure de France.
A son arrivée à Paris en 1891 pour passer le concours de l’Ecole normale, Jarry fréquenta les symbolistes, notamment Mallarmé et Lugné-Poe. Celui-ci, fondateur du théâtre de l’Oeuvre et promoteur d’une dramaturgie inspirée du symbolisme, l’embaucha en tant que secrétaire. Jarry côtoya aussi de jeunes auteurs émergeants : Jules Laforgue, Jules Renard, Lautréamont, Alphonse Allais, Apollinaire ou encore Rachilde et Péladan.
 
« Ubu : naissance d’un mythe »

L’influence symboliste est présente dans la pièce. Cependant, celle-ci est aussi enracinée dans le réel et la contestation[2] : c’est une parodie shakespearienne qui manifeste le rejet de Jarry pour les abus et l’ordre établi. A ce titre, Ubu est emblématique : usurpateur, tyrannique, grotesque et brutal. Il préfigure les dictateurs qui vont sévir en Europe au XXe siècle et l’auteur exprime à travers ce personnage la vanité et la violence du pouvoir.
Cet aspect participe à la dimension intemporelle de la pièce qui n’a cessé d’inspirer metteurs en scène et comédiens célèbres, ce dont témoignent les collections du département des Arts du spectacle qui proposent aux côtés de différentes éditions du texte et des œuvres critiques, des documents d’archives et une riche iconographie [3].

 

Dans sa forme, le théâtre de Jarry est déroutant, totalement émancipé des contraintes du théâtre classique, de l’esthétique du grand drame romantique et en totale rupture avec le vaudeville, léger et parfois vulgaire, très à la mode en cette fin du XIXe siècle. Pour la scénographie, l’auteur imagine des décors et des costumes qui suggèrent davantage qu’ils ne montrent de manière explicite et préconise, quant au jeu de l’acteur, « une voix spéciale » et « qu’il se fasse le corps du rôle »[4].
En 1898, une version pour pantins est donnée dans l’appartement du compositeur Claude Terrasse (1867-1923), qui avait signé la musique de la pièce et qui sera le compositeur attitré des œuvres pour la scène de Jarry. Les marionnettes ont été fabriquées par le beau-frère du musicien, le dessinateur et peintre Pierre Bonnard (1867-1947), qui avait également pris part à la fabrication des costumes pour la représentation de 1896.
 

Les autres œuvres pour la scène écrites par Jarry ont probablement pâti du retentissement d’Ubu roi et sont aujourd’hui peu jouées. Il y eut en effet toute une série de « Ubu » : Ubu cocu, en 1897 ; Ubu enchaîné, en 1899 et Ubu sur la butte (version raccourcie d’Ubu roi), en 1901 ; il y eut aussi des livrets au nombre desquels celui de l’opérette Le Moutardier du Pape[5] en 1903 ou celui de l’opéra posthume Pantagruel[6], édité en 1911.

« Jarry, figure tutélaire ? »

Et Jarry ne fut pas que dramaturge ! Actif dans la presse, le recueil de ses chroniques écrites entre 1901 et 1904 a paru, sous le titre La Chandelle verte, d’une des expressions favorites du Père Ubu et a été publié et compilé en 1969 ; au nombre de ses romans, citons Le Surmâle ou encore la Dragonne que l’auteur ne put achever ; sa toute première œuvre connue fut le recueil de poèmes Les Minutes de sable mémorial, d’inspiration symboliste.
Parmi les œuvres les plus originales et les plus fécondes tant elles ont été source d’inspiration, citons le roman « néo-scientifique », Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, écrit en 1898, édité après la mort de l’auteur en 1911 et qui fut à l’origine en 1948 de la création du célèbre Collège de pataphysique, « société de recherches et d’études savantes et inutiles ».
En 1898, débute l’étonnant Almanach illustré du père Ubu, avec des dessins de Bonnard, dans lequel l’auteur au fil des jours « réinvente » le calendrier selon l’esthétique et le langage « ubuesques »… Car Ubu, en le déstructurant et en l’abîmant, a également participé à l’enrichissement du vocabulaire de la langue française.

  
 

Celui dont le fil conducteur de l’œuvre fut la révolte et dont toute l’existence fut marginale, excessive et déglinguée, a été le précurseur de courants avant-gardistes qui ont fait florès, inspirant nombre de dramaturges et théoriciens du théâtre du XXe siècle parmi lesquels Artaud, Ionesco, Beckett.
En 2009, Ubu roi est entré au répertoire de la Comédie-Française.

Epilogue

Ravagé par l’absinthe, malade et ruiné, Jarry mourut le 1er novembre 1907. Son dernier souhait fut « un cure-dent » ! Il est aujourd’hui enterré au cimetière parisien de Bagneux.
 

 

Pour aller plus loin :
Ubu roi : drame en 5 actes, en prose..., Alfred Jarry. -  Édition du Mercure de France (Paris), 1896
- Chanson du décervelage (Tudé) chantée au 5e acte d'Ubu Roi, 1898 
- Pantagruel
L’Almanach illustré du Père Ubu 
L’Etoile absynthe
De l'inutilité du théâtre au théâtre. Publié en septembre 1896 N°81 dans le Mercure de France.
 
 

[1] Le texte initial fut écrit en 1885 par un camarade, Charles Morin, et s’intitulait : « Les Polonais ».
[2] Entre 1892 et 1894, Paris connaît une série d’attentats anarchistes, fomentés par le célèbre Ravachol.
[3] Des documents ayant trait à Jarry dramaturge sont recensés notamment dans les fonds d’archives : Art et action, Edward Gordon Craig, Jean Vilar, Roger Blin, Sylvain Itkine, Renaud-Barrault ; dans les fonds iconographiques, on trouve des maquettes des costumes de Topor et Jean Duché, les maquettes de décor d’Emile Bertin, ainsi que les photographies de spectacle de Fernand Michaud, Daniel Cande, Brigitte Pougeoise, Brigitte Enguerand…
[5] Les textes d’autres opérettes ont été édités en 1906 sous le titre : Théâtre mirlitonesque.
[6] Grand lecteur de Rabelais, Jarry en a emprunté la truculence du vocabulaire et la démesure. 

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