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Atiya Fyzee-Rahamin, voix des femmes et des musiques indiennes

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20 avril 2021

Peu connue en France, Atiya Fyzee-Rahamin est souvent présentée (à tort) comme la première femme indienne à intégrer la prestigieuse université de Cambridge au début du XXe siècle. Elle a surtout été l'ambassadrice d’une pluriculturalité indienne au-delà des frontières de son pays, et une figure importante pour les femmes musulmanes. De son amour pour les arts et la musique, il nous reste notamment trois chants que le linguiste Ferdinand Brunot a pu enregistrer à la Sorbonne en 1914. 

Le temps de l’éducation

Atiya Fyzee est née le 1er août 1887 à Constantinople en Turquie. Issue d’une influente famille de marchands musulmans du sud de l’Inde, le clan Tyabji, son père Hasanally Feyzhyder (1838–1903), également connu comme Hassan Effendi dans l'empire Ottoman, eut sept enfants de son premier mariage dont Atiya et ses deux soeurs aînées Nazli (1874–1968) et Zehra (1866–1940). 
Ayant peu d’attaches à leur figure paternelle qui prit une seconde femme peu après la naissance d’Atiya, les trois soeurs furent élevées par leur mère dans le sud de Bombay à Mazagaon, sous l’égide d’une autre figure masculine : leur grand-oncle Badruddin Tyabji (qui se fera notamment connaître comme étant un des premiers indiens à devenir juge à la Haute Cour de Bombay, et le premier musulman à présider l’Indian National Congress). 
Aux côtés de leurs cousines, et de par leur position aisée sous l'égide de Badruddin, elles auront très tôt accès à une éducation poussée à l’école et en dehors, avec l’apprentissage de l’urdu, du perse, des études coraniques mais également des arts et de la musique. 
Les cousines supportées par leur famille créent par ailleurs un club destiné aux femmes du clan, appelé ‎Aqd-e Surayya (collier de pléiades); lieu de divertissement mais également d’échanges et de débats, qui servira sans doute de terreau aux futurs élans réformistes des trois soeurs ; connues comme les “Soeurs Fyzee”.
 

Atiya Fyzee à Paris en 1908 (Source : Sister Hood)
 

L’aînée, Zehra, présidera d’ailleurs en 1905 un rassemblement historique de femmes à Aligarh (au sud-est de New Delhi), en connection avec le Muhammadan Educational Conference (organisation cherchant à promouvoir une éducation moderne des masses musulmanes, et qui fondera les bases de la Ligue Musulmane, jusqu’à l’indépendance du Pakistan avec la partition des Indes en 1947).
Les sœurs continueront à organiser régulièrement des manifestations pour porter la voix des femmes de leur communauté, et seront amenées à apparaître comme déléguées auprès des hautes instances musulmanes indiennes. Leur participation à ces organisations nationales tient en parti de la posture controversée à l’époque de Badruddin Tyabji, et de sa vision plus moderniste de la femme musulmane indienne, notamment vis à vis de la purdah qu’il rejette dans son foyer ; et qui influencera beaucoup ses nièces.
La purdah (ou parda) est la règle selon laquelle les femmes ne doivent pas être vues par les hommes et qui limite leur autonomie au sein et en dehors du foyer. Alors très répandue dans les communautés musulmanes indiennes mais parfois également hindoues de la fin du XIXe, début du XXe siècle ; la purdah se traduit notamment par le recours au zenana (équivalent du harem), espace dédié aux femmes dans la maison dans lequel elles devaient demeurer recluses, et le port du voile intégral.
Lors de la All India Muhammadan Educational Conference de 1926 à Aligarh, Atiya et d’autres consoeurs apparaissent à la tribune sans voile, et prennent la parole quant à la place des femmes musulmanes; demandant l’équité de pouvoir fouler la terre de Dieu librement et ouvertement au même titre que les hommes. Cette interruption publique ne fut pas du goût de toute l’intendance, les conservateurs les plus virulents finissant par quitter la salle face à ces “suffragettes”.

A l’époque encore marginales, nombre de femmes musulmanes indiennes, issues des classes moyennes à aisées, emboîteront le pas à Atiya Fyzee-Rahamin en faveur de l’abolition de la purdah. Mais bien avant ces évènements, ce qui participa à forger la personnalité et la renommée d’Atiya, c’est un voyage.
 

Séjour en Angleterre 1906-1907

Si l’aînée des sœurs Fyzee fait le plus parler d’elle en Inde en tant qu’activiste, c’est bien Atiya qui attirera le plus d’attention et d’intérêt à l’étranger. Deux de ses cousines ont déjà été envoyées par leur père Badruddin étudier en Angleterre,  mais Atiya est la première des trois sœurs a tenté le périple, en 1906.
La jeune femme de 29 ans embarquera à bord du “Moldavia” aux côtés d’un de ses frères, d’un cousin, et d’autres indiens ; pour la plupart des matelots débauchés par l’empire britannique, alors appelés "lascars"  (emprunté du persan lashkar, signifiant "armée").
 

Lascars indiens (source : National Maritime Museum)

 

Elle débarquera à Londres pour suivre un cursus universitaire de deux ans au Maria Grey College, destiné aux futures enseignantes. S’il était commun de croiser des indiens de bonne famille envoyés dans les prestigieuses universités anglaises, il l’était moins d’y voir des femmes (plutôt employées comme domestiques) d’autant plus musulmanes. Atiya se fait rapidement remarquée par sa personnalité, son esprit cultivé et sa posture réformiste et assurée ; loin des clichés admis par le monde britannique impérial de l’époque. Si bien qu’elle sera vite approchée par plusieurs organes de presse féministes et donnera des interviews à la journaliste Mary Frances Billington et au périodique Lady’s Pictorial.

 


Maria Grey College en 1907, Atiya Fyzee au premier rang, 3e à gauche en partant de la droite
(source : Brunel University)

 

Dès son arrivée à Londres, Atiya bénéficiera de l’aide et de la bienveillance de Miss Beck, alors secrétaire de la National India Association; ayant pour objectif de socialiser et mettre en relation les étudiants indiens expatriés mais aussi des intellectuels et/ou officiels britanniques ayant vécu en Inde ; à l’occasion de fêtes ou de rencontres littéraires. Ainsi Atiya Fyzee deviendra rapidement membre de l’association et participera activement aux différentes manifestations tout au long des deux années passées en Angleterre. Celles-ci seront l'occasion de nombreuses rencontres et la création d’un réseau universitaire et mondain, où elle se liera notamment d’amitié avec Muhammad Iqbal, à l’époque également étudiant à Cambridge.
Il leur sera souvent prêté une relation amoureuse, bien qu’il semble plutôt s’agir d’une amitié qui durera après l’épisode anglais, fondée sur une passion commune pour la poésie persane, les arts et la religion.
Muhammad Iqbal décédera en 1938, mais est encore considéré comme un des plus grands poètes musulmans du XXe siècle et un des pères spirituels fondateurs du Pakistan. Les nombreuses correspondances qu’ils échangèrent feront l’objet d’une publication en 1947, sobrement intitulée Iqbal.

Au-delà de susciter l’intérêt d’un certain milieu intellectuel britannique, l’aura d’Atiya rayonne également chez elle au travers d’un journal de voyage qu’elle tient. Elle y décrit sa découverte de l’Europe et des nouvelles technologies (citant notamment un métro londonien possédé par un djinn) et surtout de son expérience en tant que femme indienne musulmane, projetée dans la capitale de l’empire du roi Edward VII. 
Son séjour en Angleterre, et de brefs passages en France et en Allemagne, elle le transmettra sous formes de lettres à sa soeur Zehra qui elle-même les fera parvenir à un journal féministe en urdu basé à Lahore, Tehzeeb-e-Niswan (litt. “Civilisation de femmes”), dirigé par  Muhammadi Begum, et son mari Sayyid Mumtaz Ali.
Atiya gagnera alors une certaine notoriété et son récit de voyage sera suivi par de nombreuses femmes; publié de janvier à novembre 1907, puis sous forme de recueil en 1921.
Tombant malade, elle ne terminera pas son cursus au Maria Grey College et rentrera en Inde à la fin de l’année 1907; mais gardera cet amour pour le voyage.
 

La vie d’artiste

De ses rencontres britanniques au sein de l’Indian National Association, Atiya fera également la connaissance de son futur mari : Samuel Rahamin.
Issu d’une communauté juive basée à Pune, Samuel est un peintre ayant étudié les beaux-arts à la Royal Academy Schools de Londres, sous la houlette de John Singer Sargent et Solomon J. Solomon.
Atiya et Samuel se marient en 1912 alors qu’elle a déjà 35 ans. Sa sœur Nazli fut mariée à l’âge de 12 ans comme deuxième épouse d’un nawab avant de divorcer des années plus tard. Voyant sa sœur malheureuse en amour, Atiya prit en quelque sorte le contre pied, allant jusqu’à prendre avec son mari leurs noms de famille respectifs : Fyzee-Rahamin (chose assez originale pour l’époque pour être soulignée).

 


(Source : Chughtai Museum)

 

Les deux époux partagent un amour commun pour les arts et les cultures indienne et persane, et vivront également comme partenaires dans leurs carrières artistiques.
Des réseaux tissés lors de leurs études respectives, Atiya et Samuel, accompagnés de Nazli, voyagent beaucoup en Europe. Elle, est souvent amenée à se représenter dans le cadre d’évènements mondains; et lui, a de temps à autre l’occasion d’exposer ses peintures : mêlant réalisme hérité de ses maîtres portraitistes, et la sobriété des miniaturistes persans.

C’est d’ailleurs à cette occasion que le couple séjourna quelques mois à Paris au début de l’année 1914. Samuel a alors l’opportunité d’exposer en février à la Galerie Georges Petit,  située au 8, rue de Sèze dans le 9ème arrondissement.
Le 7 avril, un article du Figaro fait état d’un “thé intime” à l’initiative de la célèbre chanteuse d’opéra Emma Nevada, en l’honneur du couple indien, au cours duquel Atiya donna une conférence sur la musique indienne entrecoupée de chants traditionnels.
 
C’est donc probablement durant ce séjour, et grâce au réseau dont Atiya jouissait déjà, qu’elle a dû être conviée par Ferdinand Brunot à la Sorbonne. Durant cette même période, le couple publie leur premier ouvrage commun : Indian Music, Atiya signant sous le nom de Shahinda et Samuel réalisant les illustrations.
C’est un ouvrage en anglais destiné au public occidental, l’invitant à découvrir la richesse de la musique indienne et de sa dimension religieuse plus qu’un guide d’apprentissage. L'œuvre fera l’objet de deux rééditions avec des mises à jour en 1925 et 1942.

 


Indian Music, 1914 (Source : Internet Archives)

 

Enregistrements à la Sorbonne

Comme le décrit Atiya Fyzee-Rahamin dans son livre, les chants Raag & Raagni autour des divinités révèlent un sentiment emprunté à celles-ci et correspondent à des moments particuliers de la journéeAinsi Raagni Aa-sao-ri (que l’on retrouve parmi les trois enregistrements en hindi) revêt un caractère ascétique et symbolise le renoncement, et se chante ou se joue le matin. Aa Saori est représentée par une femme Yogi (qui a renoncé au monde terrestre), assise sur un promontoire sous un grand santal ; elle est encerclée par un fort et sa personnalité rayonne de musique, attirant les serpents et les paons, comme envoûtés.
Les Raag & Raagni sont parmi les chants les plus prisés de la musique classique indienne.
 


(Source : Internet Archives)
 Jogi Aa-Sao-Ri, Begum Fyzee-Rahamin

 

Deux autres chants folkloriques sont enregistrés puis anotés par Brunot tels quels :

  • Mand : “Chanson chantée uniquement par les femmes et l’après-midi pendant qu’elles vaquent aux soins du ménage dans la province de Raj-Putana”

  • Thoamri : “Chanson correspondant exactement à la précédente , mais chantée uniquement dans la province de “?” (illisible)

Ce sont également deux variations régionales de chants Raag (ou Raga) dans lesquels l'interprète va se laissez aller à l'improvisation, tout en se cantonnant à un cadre mélodique stylisé. Il s'agit d'un cadre très spécifique à la musique classique indienne,  ne trouvant pas son équivalent conceptuel en occident.
 

Une opportunité de carrière musicale en Europe semblait se dessiner pour Atiya mais la première guerre mondiale éclate et le couple se voit contraint de rentrer à Bombay ; ils continueront par ailleurs leurs collaborations artistiques à l’étranger dans les années 1930 : notamment à New York et à Londres où Samuel présentera deux pièces, chorégraphiées et arrangées par sa femme.
 

Dernières années dans un nouveau Pakistan

La partition des Indes en 1947 marque une rupture majeure dans la vie des sœurs Fyzee : Zehra l’aînée, décédée 7 ans plus tôt, Atiya, Samuel et Nazli font le choix de quitter Bombay pour s’installer dans la nouvelle capitale pakistanaise Karachi en 1948. Les raisons de ce choix demeurent obscures et seraient plus liées à des dissensions familiales qu’à une posture profondément religieuse ou politique. Car bien qu’Atiya semble toujours avoir accordé une part importante à l’Islam, le clan Tyabji était pour sa majorité gagné à la cause de Gandhi et de l’Indian National Congress. 
Les Fyzee-Rahamin font construire une maison à l’identique de celle à Bombay, mais peu de temps après leur installation il semblerait qu’Atiya offensa un officiel du gouvernement et le trio familial tomba en disgrâce et furent expulsés. Les dernières années de leurs vies se passeront dans la misère et ils ne pourront compter que sur l’aide de quelques connaissances. Samuel décède en 1964 puis Atiya en 1967 et Nazli en 1969.

 

 

Portrait d'Atiya par son mari Samuel
(source : Yale University Art Gallery)

 

Leur contribution à la valorisation culturelle et artistique indo-pakistanaise ne sera réhabilitée que bien plus tard ; leur grande collection d'art, de bijoux et de textiles sera d'ailleurs exposée un temps, avant que leur maison ne soit démolie au milieu des années 1990. Un projet de musée consacré à leur héritage culturel fut un temps évoqué mais ne verra malheureusement jamais le jour.



Pour découvrir ou redécouvrir la voix d’autres artistes ou personnalités féminines, nous vous invitons à suivre les prochains billets de la série "La Voix des femmes", toujours sur le blog Gallica.

Précédents billets de la série #lavoixdesfemmes : 

Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité.
Voir tous les billets de la série
.

 

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