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Pierre Maël (Charles Causse, 1862-1904, et Charles Vincent, 1851-1920)

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19 mai 2021

Pierre Maël est le pseudonyme choisi par deux écrivains, Charles Causse et Charles Vincent, pour s’adresser à un jeune public entre 1888 et 1914. Ils eurent énormément de succès, mais leur pensée assez rétrograde et leur manière d’asséner leur morale les ont, malgré un style assez prenant, fait passer de mode aujourd’hui.

Charles Vincent, Nadar, photographie, 1900

Arrivé auprès de la jeune femme, d'abord effrayée, [le chien] se coucha humblement à ses pieds, lui prodiguant toutes les marques de l'amitié la plus vive : ces battements de queue qui sont les frétillements de l'allégresse, ces petits jappements où les gosiers des bonnes bêtes mettent leurs plus caressantes inflexions, ces bonds désordonnés, maladroites démonstrations qui parfois gênent ceux auxquels elles s'adressent, en salissant, en déchirant même leurs vêtements."

Ce mélange d’observations ponctuelles et de style un peu sucré ("les bonnes bêtes" !), tiré de Petit Ange, est caractéristique d’un auteur pour la jeunesse de la fin du XIXe siècle, très connu et prolifique, Pierre Maël. Il va faire les beaux jours de l’éditeur Hachette jusque dans les années 1950. Et pourtant Pierre Maël n’a jamais existé ! Il n’est "que" le pseudonyme collectif de deux écrivains français, Charles Causse et Charles Vincent.

Petit Ange, Pierre Maël, Tours, 1896

Né Charles-Louis Vincent dans les Indes anglaises (à Nudjugffur) le 9 juin 1851, le premier est le fils de Guillaume Vincent, un planteur d’indigo, et de Caroline de Gervain, déjà veuve d’un premier mari, poète romantique disparu en 1839 et qui a laissé sa trace dans l’histoire littéraire, Maurice de Guérin. Peut-être entendait-il enfant des souvenirs sur ce chantre exalté mort à 29 ans. Toujours est-il que sa famille revient en France. Charles s’engage à 19 ans dans les Chasseurs de Vincennes pour défendre la capitale française contre les Allemands en 1870. La guerre finie, il se rend à Bordeaux pour des études de Droit. Il est ensuite pris comme professeur de philosophie dans un collège jésuite à Tivoli, proche de la capitale girondine. Mais après une dispute avec l’un de ses collègues, il se retrouve sans emploi. Catholique fervent, monarchiste et amateur de discussions théologiques, il devient journaliste dans une austère feuille orléaniste. En 1883, il est à Paris où il est engagé dans la Gazette de France, un journal légitimiste. Mais il n’est pas très bien payé, et il devient peu à peu chef d’une famille nombreuse, qui va compter jusqu’à onze enfants. Dans l’un des périodiques où il travaille (Le Journal des Débats) se trouve un autre journaliste, Charles Causse, lui aussi très conservateur, mais surtout assoiffé de gloire et de reconnaissance. Lui a vu le jour le 30 septembre 1862. Il y a donc onze ans de différence entre les deux. Mais ils s’associent pour commencer une série de récits, essentiellement tournés vers la littérature pour enfants. D’abord en feuilletons, dans la presse, puis sous forme de livres. Et ils sont très productifs.

Un mousse de Surcouf, Pierre Maël, Paris, 1933

D’abord, des romans de mer, avec comme sous-titre général "mœurs maritime" : Le Torpilleur 29 (1888), L’Alcyone (1889), Sauveteurs (1889) ou Pilleurs d’épaves (1891). Mais très vite ils vont élargir leur palette, passant ensuite à l’aventure au sens large : Les Derniers Hommes rouges (1895), La Roche-qui-tue (1898), Terre de fauves (1894), puis au récit historique : La Filleule de Du Guesclin, 1900, La Lionne de Clisson, ou La Pupille du bonhomme, 1903 (qui met La Fontaine en scène). Ils s’approprient également la littérature sentimentale : Filles de roi (1902), Loin des yeux, près du cœur (1912), Mademoiselle Pompon (1902) ou encore Seulette (1899). Ils publient plus de cinq à six romans par an. Au total, ils vont écrire près de quatre-vingt romans en un temps relativement court, près de vingt ans. Avec "leurs qualités de style ou d’émotion [qui les] ont rendu extrêmement populaires", ajoutait un contemporain. Ils deviennent l’un des auteurs phares de Hachette, même s’ils publient leurs histoires chez de nombreux autres éditeurs.

La Filleule de Du Guesclin, Pierre Maël, illustrations de Marcel Pille, 1914, Tours

Les deux hommes sont royalistes affirmés et catholiques (très) conservateurs. Leur association est assez curieuse, de par les rôles qu’ils se sont chacun impartis. Charles Causse est empressé de reconnaissance et aime à s’afficher dans les manifestations mondaines. Il est donc décidé que c’est lui qui incarnera les deux auteurs face au monde. C’est pourquoi ils choisissent un pseudonyme commun, Pierre Maël. Maël était le nom de deux villages bretons différents, et les deux hommes avaient des racines armoricaines. Un seul individu représenté par un seul homme : c’est donc Causse que l’on voit lors de réceptions, dans des entretiens, etc. C’est lui aussi qui donne souvent les intrigues générales des récits, les différents thèmes que l’on trouve dans les romans du tandem, comme par exemple les motifs maritimes, oh combien importants chez Maël. En revanche, Charles Vincent s’occupe de l’écriture proprement dite. Lui recherche une reconnaissance littéraire chez ses pairs, loin de ce qu’il considérait comme une littérature de divertissement, mais qui le faisait vivre. Il publie d’ailleurs sous son nom propre des ouvrages très éloignés des récits pour enfant qui font leur succès (par exemple les trois volumes de L’Epopée de l’Eglise), mais sans aucun résultat. Les deux hommes finissent par signer, le 30 juillet 1902, un contrat stipulant que Causse continuera de personnifier Maël en public, mais s’il meurt avant Vincent, c’est ce dernier qui l’interprètera à son tour.

La Vie au grand air, 4 avril 1903

Or Charles Causse disparait très jeune, à 42 ans, le 29 décembre 1904. Vincent devient donc le seul et unique propriétaire du nom de Pierre Maël. Mais le cœur n’y est plus. Il est plus intéressé par la théologie et les essais sur la religion que par les livres pour jeunes. Il va cependant continuer, publiant plus d’une dizaine de titres, mais de qualité moindre et d’un succès assez médiocre. Un des fils de Charles Causse, Frédéric, va tenter de profiter du renom de Pierre Maël pour s’imposer, ce qui lui était formellement interdit par la signature de 1902 des deux compères. Mais Charles Vincent perd deux de ses enfants à la guerre, et ne fait rien. Il meurt le 28 juin 1920. Sa famille va faire un procès à Frédéric Causse, qu’elle gagne en 1924. Celui-ci va alors prendre un pseudonyme (cela semble tenir de famille !), et devenir très connu dans la première moitié du XXe siècle sous le nom de Jean d’Agraives, auteur populaire d’aventures et d’anticipation.

La Lionne de Clisson, Pierre Maël, illustrations de P. de Saint-Étienne, Paris, 1910

On compte 94 titres dans la production de Pierre Maël. Quelques-uns, peu nombreux, s’adressent à un lectorat populaire, les lecteurs de Xavier de Montépin ou Jules Mary, avec ses héroïnes persécutées : Solitude (1893), Fleur fanée (1902) ou Un Roman de femme (1894) … Mais la plupart des ouvrages sont à destination de la jeunesse. Et une grande partie de ces titres ont été publiés dans ce qu’on a appelé, pour cette période, les livres d’étrennes et de prix scolaires : couvertures rigides, nombreuses illustrations, prix assez élevés. On peut parler d’une œuvre binaire : celles d’aventures et d’histoire, plutôt pour les garçons, et celles sentimentales, tournées vers les filles. Pierre Maël est assez réactionnaire, comme beaucoup d’écrivains de ce type de livres au XIXe siècle (La Comtesse de Ségur, Zénaïde Fleuriot), et cela se sent dans ces ouvrages qui veulent façonner la jeunesse du futur. Les publications qui sont destinées au public féminin sont très marquées par la morale chrétienne et insiste sur les valeurs familiales. Car l’objectif de ce genre de livre est de préparer, peu ou prou, les jeunes femmes à leurs tâches futures : tenir un foyer et être vertueuses. Cela ressemble presque à une leçon, ce qui rend leur lecture aujourd’hui assez embarrassante, voire déroutante, car il peut être difficile pour une personne du XXIe siècle de subir ce catéchisme bien-pensant.

Au pays du mystère, Pierre Maël, illustré par Alfred Paris, Paris, 1909

Tout autre est la partie "masculine" de l’œuvre. Là on y trouve l’aventure (même les romans historiques sont des histoires pleines de péripéties) qui obéit à ses propres lois, comme par exemple éviter de longs passages édifiants. Comme le remarquait un contemporain, "C’est du Ponson du Terrail – en moins fort ; - cependant, je le répète, c’est du livre honnête, sain et amusant, comme un petit Jules Verne, pour les jeunes filles et les jeunes gens" (Revue illustrée, 15 juillet 1899). La dynamique du récit implique que les jeunes héros doivent faire preuve de courage, d’abnégation et de forces morales pour triompher de leurs adversaires. Ces péripéties n’ont qu’un but : faire passer l’amour de la France devant toutes autres considérations, même jusqu’au sacrifice. Car si les tribulations des héros occultent en partie l’aspect bien-pensant des récits, le discours moral est toujours là : la nation (La Roche-qui-tue), le don de soi (Le Torpilleur 29), les vertus des colonies (Robinson et Robinsonne, 1895), la reconnaissance des enfants envers leurs parents (Le Trésor de Madeleine, 1900), ou la simple évocation de la gloire de notre pays (Un Mousse de Surcouf, 1901). La guerre est omniprésente chez Maël, mais contrairement à d’autres, elle n’est pas si violente dans ses manifestations, car il ne se laisse pas aller au relâchement des pulsions qu’on trouve ailleurs (les massacres guerriers chez Danrit, les exterminations de bêtes chez Boussenard, les farces chez Paul d’Ivoi ou Jules Verne) : il y a ici un ton grave qui le distingue de la plupart des auteurs de cette période. Ses personnages sont "sérieux", conscients des enjeux moraux et déterminés à faire leur devoir.

Le Trésor de Madeleine, Pierre Maël, Paris, 1933

On le voit partout dans son œuvre : les jeunes femmes sont volontaires et audacieuses, comme dans Le Trésor de Madeleine :

Pendant ce temps, Breughen s’était rué sur Madeleine. Mais elle était courageuse et forte, la fille du commandant Hérier. Au moment où le bandit lui saisissait le bras droit, elle-même, de la main gauche, le prenait à la gorge. Alors ce fut une lutte affreuse entre l’homme et l’enfant."

Ou alors dans Robinson et Robinsonne :

Le cœur de la vaillante jeune fille éclata. Elle qui, à bord du Saint-Jacques, ne pouvait se faire à l'idée de tirer sur un être humain, sentit naître en elle une héroïque résolution. Décrochant sa carabine, jusque-là superflue, elle revint sur ses pas, prête à défendre son frère jusqu'à la mort."

Et surtout, elles se battent pour leur indépendance … jusqu’à un certain point seulement, comme le montre cette tirade dUne française au pôle Nord :

A votre tour, Hubert, écoutez-moi. Vous devez être mon mari, et lorsque ce jour sera venu, vous aurez le droit de m'imposer vos décisions. J'obéirai alors. Mais aujourd'hui, tout en vous sachant un gré infini de ce que vous me témoignez de sollicitude, je réclame mon droit d'agir à ma guise."

Une française au pôle Nord, Pierre Maël, illustré par A. Paris, Paris, 1900

Ce dernier roman est caractéristique de son(ses) auteur(s). D’abord prépublié dans le Journal de la Jeunesse en 1893, puis édité la même année chez Hachette, il relate une expédition commandée par un catholique breton, le marquis de Kéralio, parti avec sa fille et son futur gendre découvrir le pôle nord. Le christianisme est évidemment présent : "Le retour du soleil marqua, non le terme du froid, mais celui de la captivité. Ce fut du fond de tous les cœurs que jaillit un hymne de reconnaissance et de bénédictions envers le Créateur". Maël joue aussi, ici, sur l’actualité scientifique la plus brûlante, puisqu’une mission était partie cette même année dans le même but (le pôle ne sera atteint qu’en 1909). Mais cet ouvrage est très bien renseigné sur les conditions des voyages de recherches arctiques, ce qui montre que les auteurs se documentaient très sérieusement, même si la fin du roman laisse libre cours à l’imaginaire. Comme le remarquait un journaliste au moment de la parution : "L’auteur nous donne une description si enthousiaste et si précise de ce qu’ils y voient que si elle n’est pas vraie, elle paraît du moins vraisemblable", (Le Gaulois, 22 décembre 1893). Et il y a quelques temps paraissaient sur internet cette critique :

L'histoire se lit avec plaisir (l'évasion est au rendez-vous) […] il y a du suspens, des rebondissements, et en permanence cette connaissance véritable des explorations polaires réelles qui donne un côté assez réaliste à l'ensemble."

On n’est ici plus très loin de Jules Verne. Un Verne patriote, puisque les Français finissent les premiers au Pôle, et qu’un Allemand (caché sous les traits d’un alsacien, et prêt à tout pour faire échouer l’expédition) trouve une mort horrible sans que cela n’émeuve personne.

Une française au pôle Nord, Pierre Maël, illustré par A. Paris, Paris, 1900

Pierre Maël a eu beaucoup de succès jusque dans les années 1950, avec de très nombreuses rééditions. Sa morale et son académisme traditionnel plaisaient aux parents, et les structures narratives emportaient leur progéniture dans le bouillonnement des épreuves et des périples. Et eux-mêmes devenus parents offraient à leurs enfants ces ouvrages. Certes, tout le monde n’était pas convaincu : ainsi un journal socialiste parlait "de ces romans à la guimauve signés Pierre Maël" (Le Populaire, 8 mars 1822). Cependant les années d’après-guerre ont changé la donne, car la société a subi nombre de bouleversements. La littérature enfantine fait maintenant une place prépondérante à la peinture de l’enfance réelle, et à une littérature ludique, d’où sont écartés leçons et devoirs du futur adulte. De même, les deux guerres mondiales ont gommé (pour le moment) l’aspect patriotique et expansionniste de la culture de la Belle Epoque. Et le rôle de la femme est totalement transformée, car elle ne se contente plus d’être une épouse et une mère soumise. Les valeurs de Pierre Maël, sa vision de l’enfance et de la patrie, n’ont semble-t-il plus lieu d’être. Et pourtant, on continue à le publier : peu, mais cela existe. Peut-être parce qu’il a des récits bien construits, un style agréable et parfois lyrique :

La mer partout, au levant, au couchant, au midi, au septentrion, la mer grise et morne, pleine de trouble et de tristesse, sous un firmament sans soleil. Et sur cette mer, un navire long et étroit, couronné d'un panache de fumée que les vents, singulièrement bas, déroulent en épais flocons lents à se fondre dans l'air ambiant."

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