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Les stations balnéaires normandes : de la thérapie au tourisme de masse

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19 mai 2020

La scène probablement la plus émouvante et la plus terrible du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau  (1900) est la courte liaison entre Célestine, la servante, et M. Georges, un jeune homme qu’elle accompagne aux bains de mer à Houlgate.

M. Georges est en effet atteint de la tuberculose, même si le mot n’est pas prononcé dans le roman, surtout pas par sa grand-mère qui embauche Célestine comme garde malade :

il ne me reste plus qu’un petit fils… menacé, lui aussi, de mourir du mal terrible dont les autres sont morts…
Craignant de prononcer le nom de ce terrible mal, elle me l’indiqua, en posant sur sa poitrine sa vieille main gantée de noir…

on trouve en bonne place les bains de mer, ainsi que le confirme la grand-mère :

 Les médecins assurent qu’on peut le sauver… qu’il n’est pas profondément atteint… Ils ont prescrit un régime dont ils attendent beaucoup de bien… Tous les après-midi, Georges devra prendre un bain de mer, ou plutôt, il devra se tremper une seconde dans la mer… Ensuite, il faudra qu’on le frotte énergiquement, sur tout le corps, avec un gant de crin, pour activer la circulation… ensuite, il faudra l’obliger à boire un verre de vieux porto… ensuite, qu’il reste étendu, au moins une heure, dans un lit bien chaud 

Quant au choix d’Houlgate, village créé par le tourisme balnéaire quelques décennies plus tôt,  il ne doit rien au hasard. Depuis le début du 19ème siècle, sous l’impulsion de Dieppe, la plus ancienne de nos villes de bains, où fut installé en 1822 le premier établissement des bains, la côte Normande, du Tréport au Mont Saint-Michel, a vu la naissance et la croissance, au départ pour des raisons thérapeutiques, de nombreuses stations balnéaires très appréciées par les Parisiens. Certes, il est toujours possible de profiter des bienfaits de l’eau de mer à Paris,

mais avec les chemins de fer, les plages normandes ne sont qu’à quelques heures de Paris tout en offrant des spécialités comme les bains de mer chauds au varech.

Les stations balnéaires normandes rencontrent vite un grand succès et voient apparaître des guides touristiques qui leurs sont spécifiquement consacrés. Ainsi le Guide du baigneur dans Dieppe et ses environs pour 1858 est particulièrement intéressant. Si les soins médicaux ne sont pas oubliés, ils ne font pas l’essentiel du guide qui est consacré à d’autres aspects de la villégiature : « Le voyageur arrivé à Dieppe, se demandera tout d’abord s’il est venu avec l’intention d’y séjourner, quelle série de distractions il y pourra rencontrer ». Si le malade, comme M. Georges, doit « se tremper une seconde dans la mer », il lui faut de quoi s’occuper le reste de la journée… On trouve toujours, pour occuper les baigneurs quand ils ne se baignent pas et les personnes qui les accompagnent, un casino, et parfois bien d’autres occupations, comme à Fécamp, qui propose, outre les traditionnels théâtre et casino, des bals pour les grands et les moins grands, un cabinet  de lecture, du tir au pistolet et des jeux de petits chevaux... La palme de l’originalité revient toutefois à Villerville et à son théâtre de la baleine !

 

Comme la plupart des sites de villégiature, Houlgate est d’abord réservée à une élite, ce qu’on remarque chez Mirbeau par le luxe de l’habitation :

 Nous n’avions plus qu’à prendre possession de la villa, une villa spacieuse, élégante, pleine de lumière et de gaieté, qu’une large terrasse, avec ses fauteuils d’osier  et ses tentes bigarrées, séparait de la plage. On descendait à la mer par un escalier de pierre, pratiqué dans la digue, et les vagues venaient chanter sur les premières marches, aux heures de la marée montante. Au rez-de-chaussée, la chambre de M. Georges s’ouvrait, par de larges baies, sur un admirable paysage de mer…

Et effectivement, le long de la côte normande, de Houlgate au Tréport en passant par Trouville, les bords de mer se couvrent peu à peu de villas. Pour ceux qui n’ont pas de villa, ou n’en louent pas, on trouve toujours au  moins un hôtel de luxe, à Houlgate bien sûr

mais aussi par exemple à Cabourg et à Trouville, toutes deux par ailleurs autoproclamées « plus belle plage du monde ». Comme le montrent les affiches et projet d’implantation d’un hôtel à Trouville, ce dernier est toujours bien situé, à proximité de la plage et de la promenade.
Car ce qui fait de la plage et de la promenade des endroits stratégiques pour la société en villégiature, c’est que l’on s’y rencontre et surtout que l’on s’y montre.  On y va pour voir et pour être vu, on y prend la pose,  on se jauge comme à Saint-Valéry en Caux, où lorgnon et face à main se toisent.

 

Bains de mer. St Valéry en Caux... Ch. Brun, 1895
 

Les plages normandes sont, sur le modèle de Dieppe, « le rendez-vous du monde élégant ; la fashion en fait tous les étés son quartier général ». Et les courses hippiques qui ont lieu près des stations balnéaires servent, autant qu’à voir les chevaux, à montrer l’élégance et l’originalité de son costume. Mais, si elles revendiquent une certaine originalité, la mode et l’élégance, deviennent vite prescriptives et normatives : c’est aussi un conformisme dont il ne faut pas trop s’éloigner. En matière de mode comme ailleurs l’originalité tolérée a ses limites, sous peine d’être la proie de caricatures qui ne sont pas du meilleur goût.
La mode ne touche pas que le costume des promeneurs, elle touche aussi celui, sinon des baigneurs, du moins des baigneuses. En effet, si la vocation thérapeutique du bain n’est pas oubliée, la baignade devient vite une activité de loisir, encadrée par des mœurs parfois assez strictes, parfois moins. Ainsi les roulottes de bain, permettant aux baigneurs, et surtout aux baigneuses, de passer de la plage à l’eau en respectant les règles morales de l’époque,
côtoient des représentations dans lesquelles les costumes, autant par ce qu’ils montrent que par ce qu’ils cachent servent d’accroche publicitaire. Mais là aussi, attention aux jugements de la mode, surtout quand les élégants et les élégantes, installés comme pour une mise en scène de spectacle,
 
 

Car ce costume, par sa spécificité même, engendre des caricatures grivoises et sexistes et supporte moins qu’un autre les écarts par rapports aux canons esthétiques, du moins quand il concerne les femmes : le jugement de l’ « aéropage » des hommes commentant les corps autant que les costumes des baigneuses révèle, sous couvert d’humour, un regard de maquignon.
Mais ce que révèle aussi l’abondance des caricatures sur le thème de la plage, c’est le succès grandissant du tourisme balnéaire, sa démocratisation, qui montre que le loisir a définitivement remplacé la thérapie. Même la famille Fenouillard,

 

sur la route du Mont Saint-Michel, va aux bains de mer. Si les performances nautiques de la famille ne resteront pas dans les annales, elles n’auront pas les conséquences dramatiques de certains cours de natation.
Et même si Claude Debussy peut profiter d’une plage quasi déserte, la représentation caricaturale des plages les montre bondées : l’image que l’on donne ici de la démocratisation passe autant par la foule que par un rapport différent aux critères de l’élégance.

 

La plage, Faivre, 1908-1916

Tout est fait ici pour que les estivants soient jugés envahissants. C’est comme partout la rançon du succès touristique et Mirbeau l’a bien compris, qui évoque à la fin de la saison « les bonnes odeurs marines, la plage déserte, reconquise par les pêcheurs de coquillages ».

Pour aller plus loin :
La page Gallica consacrée à la Normandie.
 
 

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