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Champollion et l'abbé de L'Épée

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19 avril 2022

Que peuvent bien avoir en commun l’abbé de L’Épée, inventeur d’une méthode gestuelle destinée à l’alphabétisation des sourds et Jean-François Champollion, premier égyptologue à avoir déchiffré les hiéroglyphes ?  

Signes extraits de l'Alphabet dactylologique de Jérôme Clamaron (1873)

Le 1er janvier 1892, la Revue française de l’éducation des sourds-muets publie sous forme d’extraits deux articles intitulés « Champollion et l’abbé de L’Épée », écrits par un certain abbé Revillout. Ce dernier prétend démontrer « que l’honneur d’avoir deviné la méthode et l’esprit de la langue égyptienne antique n’appartient pas uniquement à Jean-François Champollion, mais bien à l’abbé de L’Épée ».  Serions-nous face à un cas d’idée reçue sur la langue des signes ?  
 

Sur quoi l’abbé Revillout appuie-t-il sa comparaison ? Sur la grammaire des signes méthodiques inventés par l’abbé de L’Épée, qui lui paraît semblable à celle des hiéroglyphes : 

« Représentations, symboles, racines, suffixes, déterminatifs, l’abbé de L’Épée avait donné tout cela à ses élèves, aux sourds-muets. » (p. 267)

Les gallicanautes pourront se faire leur propre avis en se reportant à l’ouvrage dans lequel l’abbé de L’Épée explique les principes de ses signes, l’Institution des sourds et muets, par la voie des signes méthodiques (1776). L’abbé y explique le but de sa « méthode de signes combinés » (p. 10) : rapprocher la langue naturelle des sourds de la langue française. Cette méthode consiste à conserver les signes figuratifs (ou « mimologiques ») de la langue des signes que les sourds utilisent entre eux et à y associer des signes gestuels de son invention désignant les catégories grammaticales et le système aspecto-temporel et modal de la langue française. Par exemple, tous les mots de la famille du verbe "aimer” ont le même signe radical "qui s’exécute en mettant fortement sa main droite sur sa bouche, pendant que la gauche est sur le cœur, et rapportant ensuite la main droite avec une nouvelle force sur le cœur conjointement avec la main gauche” (p. 72) auquel on ajoute le signe de l’article ou de l’adjectif ou du temps ou du mode, selon qu’on veut renvoyer à un substantif (ami, amitié), à un qualificatif (aimable) ou à une forme conjuguée du verbe “aimer”. L’Epée obtient ainsi des phrases gestuelles comportant différents types de signes gestuels : figuratifs, non figuratifs, artificiels, naturels. Pour le dire avec les mots de l’abbé Revillout, les gestes y sont successivement « représentations, symboles, racines, suffixes, déterminatifs ».  

Il n’est pas sûr qu’on puisse créditer l’abbé de L’Épée d’avoir précocement déchiffré les hiéroglyphes pour autant mais il faut reconnaître que l’abbé Revillout n’est pas le premier à avoir fait ce rapprochement.  En 1774, l’abbé Copineau s’intéresse aux signes méthodiques de L’Épée dans son Essai synthétique sur l’origine et la formation des langues. Copineau est fasciné par ces signes qui n’imitent pas leurs objets comme le feraient de simples images mais les suggèrent plutôt par analogie ou bien métaphore…comme les hiéroglyphes, prétend-il :

« Son principal moyen d’institution est un langage Mimique ou par Signes, qu’il a porté à un si grand degré de perfection que toute idée a son signe distinct et toujours pris dans la Nature, ou le plus près de la Nature qu’il est possible. Les idées analogues sont représentées par des signes analogues et propres à faire sentir d’une manière palpable les liaisons et les rapports qu’elles ont entr’elles. […] C’est une sorte de Langage Hiéroglyphique simplifié et perfectionné, qui embrasse tout, et qui peint par des gestes, ce que celui des anciens Égyptiens peignait par des traits. » (p. 60) 

La comparaison de Copineau entre les signes méthodiques de L’Épée et les hiéroglyphes ne passera pas inaperçue. En 1779, l’auteur sourd Pierre Desloges la reprend dans le livre qu’il publie pour promouvoir l’usage des signes gestuels dans l’éducation des sourds contre les partisans des méthodes orales. Il s’agit de défendre une langue artificielle en comparant sa grammaire à celle d’une langue instituée, tout en l’entourant d’un prestige antique.  

 

La première page des Observations d'un sourd et muet de l'auteur sourd Pierre Desloges (1779).

Précisons que dans les années 1770 — soit plus de 50 ans avant les premiers déchiffrements de Champollion et sa Lettre à M. Dacier —, les savants pensent que l’écriture hiéroglyphique est uniquement figurative et symbolique et ignorent son aspect phonétique. Si les hiéroglyphes n’ont pas encore été déchiffrés par Champollion, l’analyse qu’en fait Copineau semble en revanche avoir bénéficié de la traduction en français de l’Essai sur les hiéroglyphes des Egyptiens de William Warburton par Marc-Antoine Léonard des Malpeines (1744). À rebours des savants des siècles précédents qui faisaient des hiéroglyphes des caractères énigmatiques réservés à une caste religieuse, Warburton conçoit les hiéroglyphes comme une “écriture en peinture” inventée par les Egyptiens pour répondre aux besoins de la vie en société. En plus d’être une cheville entre la représentation des signes des sourds et celle des hiéroglyphes, le texte de Warburton marque une étape importante dans l'interprétation de l’écriture hiéroglyphique. Champollion y fait d’ailleurs référence dans son Précis du système hiéroglyphique des anciens Egyptiens (1828). 

On peut supposer qu’en définissant l’écriture hiéroglyphique comme une « écriture-peinture », Warburton a favorisé l’idée qu’il puisse exister une langue purement visuelle et détachée des sons de la parole et par là-même une fascination pour les langues gestuelles des sourds. Les philosophes des Lumières se feront le relai de l’interprétation de Warburton.  Dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), Etienne de Condillac écrit que les hiéroglyphes, tout à la fois “peintures et caractères”, sont les images des choses (p. 273) ; Jean-Jacques Rousseau explique quant à lui dans son Essai sur l’origine des langues (1781) que “la première manière d’écrire n’est pas de peindre les sons mais les objets mêmes soit directement comme faisaient les Mexicains, soit par des figures allégoriques comme faisaient autrefois les Egiptiens”. Tous deux inspireront l’abbé de L’Épée et ses successeurs. En 1800, on trouve encore l’influence des analyses de Warburton dans la description des signes des sourds donnée par Rey de La Croix dans le texte qu’il consacre à l’éducation de sa fille sourde :  

« Aussi les premiers hommes à qui l’écriture était inconnue, pressés par le besoin de se communiquer leurs idées, peignirent-ils des caractères représentatifs, tels que l’œil pour la vigilance, l’oiseau pour la vitesse, le chien pour la fidélité et la main pour la puissance. Cette manière d’exprimer ses idées est ce qu’on appelle le langage hiéroglyphique, fondé et sur les sensations et sur les conventions humaines : leurs caractères figuratifs sont aussi expressifs qu’invariables par leur nature. Telle est la langue universelle, celle des Sourds-Muets, de ces vrais enfants d’Adam. » (p. 23)

La sourde-muette de La Clapière ou leçons données à ma fille (1800)

Gallica à l’appui, répondons à l’abbé Revillout que si l’abbé de L’Épée s’est montré savant en hiéroglyphes, il ne s’agissait que de la représentation qu’on s’en faisait au XVIIIe siècle, bien loin de ceux déchiffrés par Champollion. 

Ce billet fait partie d’une série intitulée « Bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes », en écho à l’exposition BnF en cours « L’aventure Champollion. Dans le secret des hiéroglyphes », qui évoque la figure du déchiffreur, les débuts de l’égyptologie et la réception de l’Égypte ancienne dans les arts et la littérature. 

Pour en savoir plus :

Amann, Flora, "La soutane usée de l'abbé de L'Épée", le blog Gallica, 23 décembre 2020. 
Amann, Flora, "Dictionnaire des idées reçues sur la langue des signes française (LSF)", le blog Gallica, 23 septembre 2021.
Amann, Flora, Sourds et muets entre savoir et fiction au tournant des Lumières (1776-1815), Paris, Classiques Garnier, coll. "L'Europe des Lumières", n°75, 2021, 419 p. 
Pavy-Guilbert, Élise, "Le mythe des hiéroglyphes au XVIIIe siècle : la langue et la crypte", Cahiers du GADGES, 15 (2018), p. 137-153. 
Virenque, Hélène, "La communauté sourde au XIXe siècle en France", le blog Gallica, 23 septembre 2017.

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