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Anne Lynch Botta, une Américaine à Paris

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19 mars 2021

La poétesse Anne Lynch Botta (1815-1891) est une figure de l’élite culturelle américaine de son époque et l’organisatrice du premier salon littéraire new-yorkais. Toutefois, elle fut surtout pour les journaux français, celle qui s’engagea courageusement avec l’Académie française pour la création d’un prix pour l’émancipation féminine.
 

L'East River Bridge à New York à la fin du 19ème siècle

Le salon littéraire new-yorkais d’Anne Lynch Botta

Depuis 1845, le samedi soir, se tient à New York le salon littéraire d’Anne Lynch Botta. Dans une ville alors en pleine expansion, où arrivent des milliers d’immigrés européens, ces réceptions ont un goût d’ancien monde. Elle y reçoit poètes, peintres, musiciens, voyageurs et diplomates pour des soirées animées. La musique, la danse, la récitation et la discussion sont les activités principales de ces deux ou trois heures hebdomadaires. Anne Lynch Botta est alors la reine de salon de l’Amérique. C’est au cours d’une de ces soirées qu’Edgar Allan Poe lut, avant de le publier, son poème "Le Corbeau"

Pour les contemporains, ses réceptions sont à l’opposé des fastueuses soirées mondaines : c’est un salon littéraire modeste et accueillant, où se côtoient avec simplicité les esprits les plus brillants. La personnalité de la maîtresse de salon est mise en avant dans une biographie publiée par Le Correspondant le 25 septembre 1894 :

Elle savait faire jaillir de toutes les intelligences ce qu’elles avaient de plus lumineux et de tous les cœurs ce qu’ils avaient de meilleur.
C’était « presque une puissance créatrice de force et de pensée qu’elle insufflait à ses hôtes ». 

Qui est donc Anne Lynch Botta qui organise ces soirées « d’où chacun se retirait avec effort, se sentant stimulé, rafraichi et heureux » ?

Anne-Charlotte Lynch Botta, une vie consacrée aux lettres

 


Anne Charlotte Lynch par Savinien Edme Dubourjal, vers 1847, tableau conservé au MET
 

Anne-Charlotte Lynch naît en 1815, à Bennington, dans l’État du Vermont. Ses parents ont en commun le goût de la liberté et la détestation des Anglais. Son père, Patrick Lynch, est un Irlandais exilé depuis sa participation à une révolte contre le gouvernement britannique. Sa mère, Charlotte Gray, est la fille d'un vétéran de la guerre d’indépendance des États-Unis. À 16 ans, Anne est envoyée à l’académie féminine d’Albany pour compléter son éducation. Elle y demeure ensuite quelques temps comme professeure. 

Elle se fait connaître en écrivant des nouvelles et des articles littéraires pour des journaux et publie en 1849 un recueil de poésies. Le seul poème disponible sur Gallica est un éloge des bibliothèques qui accueillent le génie des générations passées et le transmettent aux lecteurs du présent.

Elle épouse en 1855 Vincenzo Botta, un professeur de littérature italienne récemment naturalisé et prend le nom d’Anne Lynch Botta tout en continuant ses activités artistiques à New York. En 1860, elle publie un Manuel de Littérature universelle. À côté des sections attendues sur la littérature anglaise, américaine, française ou italienne, on trouve également des chapitres sur la littérature scandinave, portugaise, égyptienne, chinoise, japonaise ou sanskrit qui dénotent une vraie curiosité de l’autrice. Ce manuel, rédigé en premier lieu pour elle-même, devint un classique des collèges et connut de nombreuses rééditions. 

 

Si les journaux américains insistent sur son talent poétique et le prestige de son salon littéraire, les journaux français reviennent sur un épisode plus étonnant : son obstination à créer un prix Botta de l’Académie française destiné à récompenser le meilleur ouvrage sur l’émancipation féminine.

L’histoire tumultueuse du prix Botta de l’Académie française
 

Comment une Américaine d’origine irlandaise mariée à un Italien naturalisé a-t-elle eu l’idée de proposer un prix à l’Académie française ? L’histoire remonte à l’automne 1870. Paris est assiégée par les troupes prussiennes et les journaux américains relatent les événements au jour le jour. Anne Lynch Botta décide alors de récolter des fonds au profit des femmes, enfants et vieillards enfermés dans la capitale. Elle collecte ainsi auprès des fidèles de son salon littéraire des autographes, dessins et photographies et organise une vente qui atteint 5 000 dollars. Malheureusement, le temps de recueillir cette somme, Paris est vaincue.

Anne Lynch Botta décide alors de faire don de cette somme à l’Académie française pour la fondation d’un prix. C’est là que les difficultés commencent. D’après la biographie de la poétesse américaine de 1894, « ce prix devait être décerné tous les cinq ans au meilleur ouvrage sur le thème suivant : la femme, et de quelle manière ses relations domestiques, sociales et politiques pourraient être modifiées dans l’intérêt d’une civilisation plus haute ». Or cette formule ne plaît pas aux Académiciens qui la trouve « assez irrespectueuse pour notre civilisation moderne » et « de nature à effaroucher quelque peu une compagnie pacifique, amie de tous les progrès, mais ennemie de toutes les révolutions ».

Dans le rapport annuel sur les concours, l’académicien Camille Doucet explique également comment les sages ont d’abord refusé cette dangereuse responsabilité :

Si intéressante que la question pût être, elle ne rentrait pas dans le cadre de nos travaux ordinaires. Reculant donc devant une responsabilité dangereuse et se déclarant incompétente, l'Académie répondit d'abord par un refus.

Pourtant, Anne Lynch Botta persévère et elle s’accorde finalement avec l’Académie pour créer un prix quinquennal destiné « au meilleur ouvrage qui serait présenté sur la condition des femmes ».

Ce prix est décerné pour la première fois en 1881, plus de dix ans après la collecte, à La femme dans l'Inde antique : études morales et littéraires. Pour la première récompense, l’Académie n’attribue d’abord qu’une somme de 2000 francs (sur les 5000 du prix) car l’ouvrage n’est pas encore terminé. La suite est racontée par Clarisse Bader, autrice de la biographie posthume d’Anne Lynch Botta déjà évoquée mais aussi lauréate de ce premier prix bien qu’elle emploie modestement la troisième personne du singulier dans son récit :

L’auteur, - c’était une femme, - aurait dû envoyer à Mme Botta les livres qui avaient reçu la première part du prix que la généreuse Américaine avait fondé. Elle ne l’osa pas. Adresser à cette femme redoutable émancipatrice une œuvre qui ne donnait à la femme d’autre mission que celle du foyer domestique, lui faire savoir ainsi que l’Académie avait, sur le prix institué par elle, couronné des idées diamétralement opposées aux siennes, n’eùt-ce pas été là une démarche de nature fort délicate ?

Finalement, Anne Lynch Botta viendra chaudement féliciter la lauréate malgré leurs divergences d’opinion.

Le deuxième prix Botta est attribué en 1886. Une fois encore, si le nom reste, l’esprit du prix s’envole. En effet, il est attribué à Paul Rousselot pour son livre Histoire de l’éducation des femmes. L’auteur réussit à rédiger une histoire de l’instruction féminine, nous dit l’académicien Camille Doucet « sans rêver aucune utopie, sans s’insurger contre les lois et contre les mœurs »  dans un livre qui « expose tout et ne détruit rien ». La révolution féministe que pouvaient craindre les Académiciens ne sera pas pour 1886.

Après ces deux premières consécrations, on ne trouve plus de trace du prix Botta. Est-ce parce que la poétesse américaine décède en 1891 à New York ? Est-ce parce que les académiciens ont définitivement mis au placard ce prix importun ?

Un article du journal satirique Le Charivari de 1881 intitulé « Pauvre Académie ! » ironise sur les conditions d’attribution du premier prix et sur les trop nombreux donateurs aux idées philanthropiques qui accablent l'honorable institution :


Article de Jean Ralph dans Le Charivari du 14 juin 1881

Mais la charge la plus incisive revient à la journaliste féministe Hubertine Auclert (1848-1914) qui écrit en 1901 un article dans Le Radical sur l’histoire du prix et son appropriation par l’Académie française :

Les académiciens encaissèrent l’argent de Mme Botta mais ils ne tinrent point compte de ses intentions, ils changèrent et le titre et le sujet de l’ouvrage devant être couronné, à ce point que le don de la généreuse Américaine, fait pour extirper les préjugés antiféministes, sert plutôt à les enraciner.

Elle poursuit en accusant l’Académie française de causer un préjudice aux Françaises et en réclamant l’élargissement du droit de vote aux femmes pour éviter que la situation se reproduise :

Article d'Hubertine Auclert dans Le Radical du 6 août 1901

Anne Lynch Botta n’est restée dans les mémoires françaises ni pour ses vers ni pour l’éphémère prix Botta de l’Académie française. Mais elle a finalement bien contribué, à sa manière, au débat sur l’émancipation féminine. En France, le droit de vote des femmes sera obtenu en 1944, bien avant l’élection de la première femme à l’Académie française, Marguerite Yourcenar, en 1980.

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