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Manger à bord des trains : la naissance des wagons-restaurants

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5 juillet 2024

Qui n’a jamais rêvé de prendre place à bord d'un luxueux wagon-restaurant aux décors en bois d’acajou, aux tables garnies de linge blanc et d’argenterie, pour y goûter les plats qu’on y servait ? Embarquement immédiat, sur le blog Gallica, à l’occasion de l'exposition « Wagon-bar : une petite histoire du repas ferroviaire », à visiter jusqu’au 29 septembre 2024 aux Rencontres de la photographie d’Arles.

Le déjeuner dans le wagon-bar
En voyage, Marie de Grandmaison, 1900

Le wagon-restaurant ou dining-car voit d’abord le jour Outre-Atlantique, à bord de confortables sleeping-car de luxe. Dès 1869, les lecteurs français commencent à rêver et à saliver devant les récits de ces premières expérimentations :

« L'innovation la plus curieuse est le wagon-restaurant, dining-car : il se compose d'une cuisine, d'une salle à manger et quelquefois d'un salon où se trouve un piano ou un orgue. L'intérieur de la salle à manger est d'un luxe inouï. Le plafond est plein de dorures ; des glaces, dont les cadres sont richement ornés, sont placées entre les portières ; un tapis aux vives couleurs couvre le parquet ; les sièges, garnis de coussins en étoffes précieuses, sont en bois sculpté. Le voyageur peut faire d'excellents repas ; la carte est aussi complète que dans les restaurants de premier ordre, et les prix des plats sont, chose surprenante, assez raisonnables. »

Le chemin de fer du Pacifique, le wagon-restaurant
Les Voyages célèbres. Aventures et découvertes des grands explorateurs, 1875

Tout le monde n’est pourtant pas convaincu par cette nouveauté : Emile Malézieux, ingénieur en chef et professeur à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées, qui effectue en 1870 une mission sur les Travaux publics des États-Unis, se montre peu enthousiaste. De son point de vue, les repas sont trop chers – « On payait 1 dollar pour un déjeuner qui eût coûté 75 cents à un buffet du chemin de fer » – et le principe même des « wagons-hôtels » lui semble peu pertinent : n’est-il pas plus plaisant de s’arrêter aux buffets de la ligne et de se promener un peu sur la terre ferme ? La demi-journée gagnée sur le voyage ne constitue pas, dit-il, un réel avantage.

Le journaliste Théodore de Grave est d’un tout autre avis qui, dans Le Petit Figaro du 16 juillet 1869, explique avec humour les inconvénients des buffets échelonnés de 20 en 20 lieues, assez élémentaires, souvent inconfortables. « Vous descendez affamé au buffet d’une ville de deuxième ou de troisième ordre, et, comptant sur le temps d’arrêt, vous vous mettez à table. Vous avez une demi-heure, juste le temps de manger un morceau. Et bien ! Voici ce qui se passe d’ordinaire : le garçon met 10 mn à venir, 10 mn avant de vous porter le plat demandé. A peine avez-vous mangé une bouchée que la cloche sonne. Il vous reste bien 2 ou 3 mn que vous employez à payer l’addition. »

Un buffet de gare idéal ?
Chatillon-Plessis, La Vie à table à la fin du XIXe siècle : théorie, pratique et historique de gastronomie moderne, 1894

Un précieux gain de temps

Le jeune ingénieur belge Georges Nagelmackers, parti voyager aux Etats-Unis suite à une déception sentimentale, comprend immédiatement l’intérêt de la restauration à bord du train, non seulement pour rendre plus confortables de longs trajets, mais aussi pour gagner du temps, grâce à un voyage sans escales.

Au lendemain de la guerre de 1870, qui retarde ses premières tentatives, il donne le coup d’envoi au développement des grandes lignes internationales en lançant la « Compagnie des wagons-lits et des Grands Express européens » et obtient l’autorisation de faire circuler son « train éclair » sur la ligne Paris-Vienne, qui deviendra la célèbre ligne de l’Orient-Express.

En 1882, la Revue générale des chemins de fer salue les premiers essais de ce train de luxe : l’« économie de cinq à six heures sur la durée normale du voyage » a été obtenue grâce à une accélération de la vitesse de la marche (50 km/heure en moyenne), mais aussi grâce « à la suppression d'un assez grand nombre d'arrêts et à une diminution de durée de certains stationnements, la présence d'un wagon-restaurant dans le train permettant de supprimer les arrêts aux buffets. » Autre avantage de la restauration à bord : permettre aux convives de décider librement de l’heure de leur collation et, par le confort, « diminuer sensiblement l'ennui et la fatigue inséparables d'un aussi long trajet en chemin de fer ».

Le wagon-restaurant, placé au milieu du train, se compose d'une cuisine centrale, équipée d’un fourneau chauffé au charbon, d’un office et de deux salles contenant chacune douze places distribuées par petites tables (pour 2 ou 4 personnes) disposées transversalement sur deux rangs, de façon à laisser au milieu un passage pour le service. De chaque moitié du train, on peut ainsi accéder directement dans l'une des salles du restaurant. Un petit couloir ménagé entre la cuisine et l'office permet d'ailleurs de passer facilement d'une des salles dans l'autre, et abrite armoires pour le linge, vaisselle et provisions.

Chaque salle du wagon-restaurant est éclairée au gaz au moyen d'un lustre à quatre becs placé au plafond. Le tout est confortablement aménagé et de nature à rassurer les premiers passagers : « le wagon-restaurant est assez stable pour qu'on y puisse prendre ses repas à l'aise et sans aucune fatigue. Des verres pleins d'eau ont pu être posés sur les tables et s'y maintenir pendant la marche sans qu'une goutte de liquide soit renversée. »

Plans du train d’essai de Paris à Vienne organisé par la Compagnie internationale des wagons-lits, 1882

Plans du train d’essai de Paris à Vienne organisé par la Compagnie internationale des wagons-lits, 1882

Un luxe pour les Européens les plus fortunés

Depuis plusieurs années déjà, des trains équipés de wagons-restaurants circulent en Angleterre. Certaines voitures, entièrement éclairées à l’électricité, proposent des innovations dernier cri, comme ce bouton d’ivoire qu’il suffit de presser depuis le wagon-restaurant pour communiquer avec le chef de train.

Les wagons-restaurants en Angleterre – cuisine
L’Univers illustré, 1880

Les wagons-restaurants en Angleterre – salle à manger
L’Univers illustré, 1880

L’Univers illustré, qui s’émerveille devant la « cuisine en miniature où un chef apprête les mets les plus succulents », souligne le confort de la salle à manger pour le gastronome, qui peut y déguster un repas composé de 6 plats chauds sans pâtir de la vitesse du train.

L’Univers illustré, 1880

On l’aura compris, les premiers wagons-restaurants ne reculent devant aucun luxe pour satisfaire les exigences d’une clientèle fortunée. En 1891, la maison Desouches, David & Cie (Pantin) fait ainsi sortir de ses ateliers un somptueux train de trois voitures destinées au roi du Portugal, dotées d’une cuisine, d’un office, d’une salle à manger et d’un fumoir, tout d’acajou laqué. Le raffinement gagne chaque détail, jusqu'aux décors des boiseries du restaurant.

Train royal du Portugal. Vue de la boiserie du restaurant
Le Génie civil, 1891

Le wagon-restaurant de la Compagnie internationale des wagons-lits n’a pas à souffrir de la comparaison. « La décoration intérieure de cette voiture est de style Louis XV. Les panneaux des salles à manger sont en bois d'acajou, rehaussés par de la marqueterie. Les panneaux de soubassement ont la marqueterie, très simple, d'une seule essence et d'un ton très tranchant sur l'acajou. […] En regard de chaque table, on a ménagé de larges baies qui aèrent les salles. »

Voiture restaurant à 6 essieux, salle à manger
Revue générale des chemins de fer et des tramways, 1906
Collections de l’École nationale des ponts et chaussées

Dès la fin du XIXe siècle, apparaissent cependant aussi des restaurants dans les wagons de troisième classe, comme en témoigne ce Traité des chemins de fer d’Auguste Moreau (1897-1898), qui offre une vue d’ensemble des différents types de modèles de voitures de ce type alors en circulation. Celles-ci sont de construction et de disposition analogues à celles de première classe, mais l’intérieur en est moins luxueux.

Au menu des wagons-restaurants

Une question brûle peut-être les lèvres des plus gourmands de nos lecteurs… Que pouvait-on déguster à bord de ces voitures ? Daté de 1904, ce menu de la Compagnie internationale des wagons-lits conservé au sein de la riche collection de menus de la bibliothèque de Dijon permet, à défaut d’y goûter, d’imaginer les assiettes des convives.

Crème Valencienne
Filets de Sole Valesca

Selles de pré salé Rachel
Timbales de Ris Diane
Cèpes Bordelaise
Pintadon broche
Salade Russe
Parfait Nippon
Frivole
Patisserie
Jardinière de fruits

Repas de la Compagnie internationale des wagons-lits. Hôtel Terminus, Marseille, 1904
Collections de la Bibliothèque municipale de Dijon

Dans La Vie à table à la fin du XIXe siècle (1894), Chatillon-Plessis, gastronome héritier de Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière, rend compte de repas plus exceptionnels encore, présentés dans le train présidentiel de Sadi Carnot. Au menu :

Déjeuner
Hors-d’œuvre
Saumon du Rhin sauce hollandaise
Selle de présalé nivernais
Pommes sévillanes
Chaud-froid de volaille
Jambon de Bayonne à la gelée
Salade alsacienne
Fromages
Fruits

Dîner
Consommé Printanière
Hors-d’œuvre
Turbot sauce crevettes
Pommes à l’Anglaise
Faux-filet piqué Renaissance
Canetons rouennais rôtis
Homard en bellevue
Salade de saison
Petits pois à l’Anglaise
Glace et Pâtisserie
Fromages
Fruits

Cuisine de luxe en cuisine miniature

Plus loin, Chatillon-Plessis s’interroge sur le sort des « deux malheureux » qui œuvrent dans une cuisine réduite à 5m2 pour servir 70 couverts en 2 heures !

On trouve, dans la Revue générale des chemins de fer et des tramways de mars 1906, un inventaire très détaillé qui permet de mieux comprendre de quel matériel disposaient ces cuisiniers nomades : « Une cuisine contenant : un fourneau avec bain-marie et réservoir à eau situé à la partie supérieure, sous la toiture ; une caisse en tôle pour le charbon, une batterie de cuisine, un timbre pour les provisions, deux éviers, une planche à découper, des casiers pour les assiettes, une armoire en tôle placée au-dessus du fourneau et servant à conserver les mets chauds. » A quoi il faut ajouter « un office fermé, contenant des armoires pour l'argenterie, les bouteilles et les provisions, un lave-verres, deux glacières, des étagères, des supports à verres, etc. »

Manger en regardant défiler le paysage

Fin gourmet, Chatillon-Plessis dépeint enfin, en une belle invitation au voyage, les effets particuliers d’un repas pris face à un paysage en mouvement :

Vraiment, rien n’est plus merveilleux que le spectacle d’une belle nature contemplée d’un wagon-restaurant. Les distractions exceptionnelles d’un décor sans cesse renouvelé ne nuisent pas aux plaisirs de la table. Elles y ajoutent au contraire comme un arôme singulier. Sans doute on mange avec un peu moins d’attention, et je serais peut-être empêché de me rappeler exactement certaines particularités du menu, mais on se sent l’esprit si léger, si bien débarrassé des préoccupations coutumières, que l’estomac semble plus élastique, mieux disposé à recevoir et à fonctionner. On a l’intuition d’une parfaite digestion, et la satisfaction des yeux s’en accroît d’autant. »


Un dîner présidentiel en wagon-restaurant

Chatillon-Plessis, La Vie à table à la fin du XIXe siècle : théorie, pratique et historique de gastronomie moderne, 1894

Pour aller plus loin

- Exposition « Wagon-bar : une petite histoire du repas ferroviaire », Rencontres de la photographie d’Arles, du 1er juillet au 29 septembre 2024. Commissaire : Arthur Mettetal. Conseils historiques : Jean-Pierre Williot. Exposition coproduite par le fonds de dotation Orient Express et les Rencontres d’Arles, avec le soutien de Newrest Wagons-Lits et la collaboration de SNCF.
Publication : Wagon-bar. Une petite histoire du repas ferroviaire, éditions Textuel, 2024. En cours de catalogage, bientôt consultable en libre-accès de la salle C à la BnF.

- Billet « Dormir à bord des trains » à lire sur le blog Gallica.
Sélections autour des chemins de fer dans le parcours Transport sur Gallica.
Jean-Pierre Williot (dir.), Mobilités alimentaires : Restaurations et consommations dans l'espace des chemins de fer en France (XIXe-XXIe siècle), Editions de la Sorbonne, 2021
Jean-Pierre Williot (dir.), La Restauration ferroviaire entre représentations et consommations, Peter Lang, 2017
- Gérard Coudert, Maurice Knepper et Pierre-Yves Toussirot, La Compagnie des wagons-lits : histoire des véhicules ferroviaires de luxe, La Vie du rail, 2009.
- François Caron, « Un chantier à ouvrir : l’histoire de la restauration à la SNCF. Premières orientations », Revue d'histoire des chemins de fer, 2010.
La restauration ferroviaire au XIXe siècle : les wagons-restaurants, les wagons-bars, blog « Cheminot transport », 2021.
- Connaissez-vous le-plus célèbre wagon-restaurant du monde ?, blog « Cheminot transport », 2021.

Le wagon-restaurantLe Livre des trains, 1930
Collections des Médiathèques municipales de Boulogne-Billancourt
Collections du Fonds Cheminot

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