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Rosa Bonheur ou le bonheur est dans le pré

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16 mars 2022

À l’occasion du bicentenaire de sa naissance, redécouvrons la vie et l’œuvre de celle qui a su, selon Frédéric Lepelle de Bois-Gallais, « déchiffrer la sublime poésie de la nature agreste » et révéler grâce à son pinceau « les merveilles de la création champêtre » : la peintre animalière Rosa Bonheur !
Fille de parents artistes - son père Raymond Bonheur est portraitiste et sa mère enseigne la musique - Rosa Bonheur expose pour la première fois au Salon de 1841, en représentant moutons, chèvres et lapins. Ce premier sujet semble avoir scellé son destin : elle deviendra pour la postérité la peintre des paysages campagnards et des scènes champêtres, prenant pour sujets les animaux rustiques, le tout dans des toiles immenses et selon un registre réaliste. L’année d’après, en 1842, elle expose de nouveau plusieurs toiles et dès lors le rythme est lancé : en 1843, en 1844, 6 toiles en 1845, de nouveau en 1846 et plusieurs toiles inspirées de son voyage dans le Cantal en 1847. L’année 1848 est une première belle réussite pour plusieurs membres de la famille Bonheur, véritable « légion » d'artistes !
 
Rosa Bonheur rencontre à cette époque Pierre-Jules Mêne, autre artiste animalier, avec qui elle entretiendra une longue amitié, ainsi qu’avec son fils le sculpteur Auguste Cain et le fils de celui-ci, Georges Cain. Au cours des années 1850, Rosa Bonheur connut alors non seulement la reconnaissance de ses pairs mais aussi un certain succès populaire

Deux œuvres majeures : Le Labourage nivernais et le Marché aux chevaux

En 1849, Rosa Bonheur présente le Labourage nivernais, dit aussi Le sombrage, dont l’Etat avait passé commande un an auparavant pour la somme de 3 000 francs. La toile, qui représente des bœufs du Charolais-Nivernais, est impressionnante par ses dimensions : 1,34 mètre de hauteur et 2,6 mètres de largeur. Le succès sera en proportion ! Rosa Bonheur a alors 27 ans et la vie lui sourit. 
Lorsque parut le labourage nivernais, au salon de 1848, le fracas de l’admiration fut indescriptible. Il se trouva des critiques pour affirmer que cette jeune peintresse de vingt-six ans venait tout simplement de renouveler la face de l’art français. (Le Bulletin de la vie artistique, 15 mars 1922)
Vérité, harmonie, sentiment exquis de la nature, tout y est réuni. Quelle intensité de vie dans ces six boeufs aux formes superbes, traînant avec effort la charrue qui s'enfonce dans la terre lourde et grasse ! [...] Rien de cherché, rien de convenu ; c'est la nature prise sur le fait, dans sa simplicité grandiose. (Le Bulletin des beaux-arts : France de 1500 à nos jours, en 1885)
 
Maîtrise du geste, simplicité du sujet, « clarté dans l'exposition de la scène représentée », beauté des couleurs, « parfaite entente de la lumière »... la toile, il est vrai, est un modèle de naturalisme réussi en peinture. La mémoire et l'acuité visuelles de l'artiste sont souvent soulignées, tout comme sa capacité à retranscrire minitieusement la réalité dans sa banalité, son quotidien. La légère touche d'idéalisation permet de glorifier, voire de sacraliser, le labeur des champs ; la nature y devient presque symbole d'un âge d'or, « mais sans que le voile brillant de la poésie déforme ou fausse ses harmonieux contours ». 
 
Il me demanda ce que les amateurs pensait de Rosa Bonheur. Je lui dis qu'on s'accordait généralement à trouver le Laboureur nivernais très fort. « Oui, repartit Cézanne, c'est horriblement ressemblant. »
(Paul Cézanne, par Ambroise Vollard)
Quatre ans plus tard, en 1853, l’artiste présente son Marché aux chevaux, immense toile longue de 5 mètres. Cette fois, le succès dépasse les frontières nationales. On lui reconnait une parfaite maitrise non seulement de l’anatomie du cheval, fruits d’une observation minutieuse, mais également des mœurs de l’animal, de sa force, de son allure. La composition en cercle donne une grande impression de dynamisme et de fougue difficilement contenue :
 
La toile reçoit des compliments dithyrambiques. Un des plus beaux éloges est peut-être celui publié dans L'Athenaeum français : journal universel de la littérature, de la science et des beaux-arts, en 1853 : « Mlle Rosa Bonheur était déjà connue depuis plusieurs expositions comme le peintre d’animaux le plus distingué de notre école moderne ; mais jamais son talent ne s’était révélé aussi complet et dans d’aussi grandes proportions ; jamais, depuis Géricault, personne n’avait dessiné et peint les chevaux avec cette science de la forme et du mouvement. Par Le Marché aux Chevaux […] Mlle Rosa Bonheur s’est élevée, en quelque sorte, à la peinture historique. Son œuvre appartient à la grande école, et doit être examinée à part, car elle révèle des études consciencieuses et des qualités rares de dessinateur et de coloriste. »
 
Le marché aux chevaux est vendu à un grand marchand américain pour la somme de 40 000 francs, une fortune à l’époque. Le tableau est ensuite revendu pour plus de 200 000 francs. Depuis 1887, il est conservé au Metropolitan Museum of Art, à New York.  Après ce succès, Rosa Bonheur reçoit une nouvelle commande de l'Etat. Ce sera La Fenaison en Auvergne, que le public découvre à l'Exposition universelle de 1855 :
 
Dans cette toile, Rosa Bonheur a fait le choix du registre réaliste pour représenter une scène de genre au grand format, une récolte des foins en juin, célébrant le travail simple et laborieux des paysans, l'harmonie entre hommes et bêtes et le cycle naturel de la nature. Ni registre pathétique, ni dénonciation à connotation politique. L’Empire est donc conquis et décide d’acheter l’œuvre pour 20 000 francs, selon les souhaits du Comte de Morny. Cinq ans auparavant, souvenons-nous que Gustave Courbet créait le scandale pour son Enterrement à Ornans

Rosa Bonheur, peintre animalière

Après 1855, Rosa Bonheur déserte les Salons, ce qui est très remarqué : elle fait en effet partie des plus grands artistes de l'époque. Eugène de Lépinois, dans L'art dans la rue et l'art au salon, s’exclame d'ailleurs à propos du Salon de 1859 : « Je suis maintenant en état d’affirmer que l’Exposition de 1859 est remarquable. Est-ce possible, lorsque les illustres s’abstiennent ? Lorsque Ingres, H. Vernet, Robert Fleur, Decamps, Meissonnier, Rosa Bonheur, Couture, Courbet lui-même font défaut ? » De fait, Rosa Bonheur laisse la place à ses frères et sœurs et les critiques se demandent parfois quelle est la véritable paternité des œuvres exposées. 
Au début des années 1860, l'artiste s'installe dans un vaste domaine à By, passe désormais sa vie entre son atelier et ses animaux et ne cesse de peindreDans son château, acquis en 2017 par l’actuelle propriétaire Katherine Brault et ouvert au public en 2018, quantité d’archives, de dessins, de documents, d’esquisses sont encore à découvrir, enfouis dans les combles et les placards. 

L’ensemble de l'œuvre picturale de Rosa Bonheur s’inscrit dans la lignée de Gustave Courbet. L’artiste ne s’intéressera jamais au mouvement impressionnisme et restera fidèle toute sa vie au mouvement naturaliste animalier. La peinture animalière étant reléguée au rang d’art mineur en France, c’est surtout en Angleterre et aux Etats-Unis que Rosa Bonheur sera appréciée. Celle que l'on surnomme ironiquement « Miss Bonheur » sera d'ailleurs suspectée par certains d'être « captée par l'or anglais » !
 
Dans le bestiaire peint de Rosa Bonheur, toujours réalisé selon une facture réaliste, l’on retrouve bon nombre de bovidés (taureaux, bœufs et vaches), d’ovidés (chèvres et moutons) mais également des pigeons, lapins, chevaux, ânes, renards, sangliers, cerfs et même des lions et un tigre royal. Sculptrice, Rosa Bonheur modèle également des ours, des brebis, des béliers et des taureaux.
 
Ayant une approche naturaliste, parfois même zoologique de l’animal, l'artiste propose parfois, comme titre de ses œuvres, le nom scientifique des races animales, permettant non seulement de les identifier mais aussi de les localiser géographiquement, « cheval percheron » ou « vache rouge du Cantal » par exemple. Rosa Bonheur crée d’ailleurs des planches zoologiques pour l’ouvrage Les Races bovines au Concours universel agricole de Paris en 1856 : Études zootechniques (planches XVIII, XIX, LIX, LX, LXI. Voir aussi les planches VII, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXIX, XXX, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV, LXXXI d'Isidore Bonheur)
 

Rosa Bonheur, à contre-courant

Rosa Bonheur fait partie des quelques grandes figures féminines libres du 19e siècle. Comme George Sand, elle obtient le droit de travestissement et porte constamment une blouse et un pantalon, plus pratiques pour observer les animaux dans les fermes et les champs. Celle qui fut placée dans une école de garçons, a toujours été considérée comme « un garçon manqué » aimant la bagarre, ayant un « caractère turbulent, un peu sauvage même ». Son père, adepte des théories saint-simoniennes, devait être sensible à l’émancipation féminine. C’est donc avec une certaine liberté que Rosa Bonheur grandit : adolescente, c’est en déambulant au Louvre et dans les abattoirs qu’elle étudie l’anatomie et la morphologie des animaux. Elle dessine en plein air, dans le quartier du Boulevard de Courcelles alors encore en pleine campagne, ou au parc Monceau, « ruine grandiose envahie par les herbes, les lianes, les bardanes, les fleurs sauvages. »

Son talent, certes, est reconnu - la critique apprécie l’apologie de la vie des champs et du labeur paysan, sa finesse de l’observation, son sens de l’anatomie - mais il faut le justifier. On se plait alors à souligner « les qualités viriles » de son talent, la « singulière virilité en son talent » ou encore « sa mâle énergie ». Vivant selon ses propres mots en « paysan », Rosa Bonheur, entièrement consacrée à sa peinture, ne se marie pas et n’a pas d’enfants. Pour justifier qu’une femme peigne des moutons et des vaches, sujets sans doute habituellement réservés aux hommes, on s’empresse parfois d’y mettre une touche féminine. Ne voit-on pas dans ses vaches « un heureux mélange de force et de douceur » ? Dans ses animaux « une grâce charmante » ? Ses vaches, dit-on, « ont l’air d’être si bonnes mères de famille » et ses bœufs «  provoquent des caresses ».
Avec Jacques-Raymond Brascassat, avec qui elle est souvent comparée, les stéréotypes de genre ne manquent pas  :
Brascassat et Rosa Bonheur sont deux maitres fort opposés : Brascassat peint bien, mais il peint comme une femme. Rosa Bonheur peint comme un homme. Les bêtes de Brascassat semblent ruminer quelque fois à la manufacture de Sèvres : les bêtes de Rosa Bonheur pâturent en pleine nature. 
D'une manière générale, même quand il s'agit de faire l'éloge de son talent, son sexe de femme semble toujours être une grille d'interprétation, une donnée essentielle à prendre en compte : dans L'Artiste : journal de la littérature et des beaux-arts, il est précisé que « chez elle, la touche est grasse et puissante, plus puissante qu’on ne pourrait espérer de le rencontrer dans la main d’une femme » ; dans Les beaux-arts en Europe, Théophile Gautier affirme qu'avec Rosa Bonheur, « il n’y a pas besoin de galanterie, elle fait de l’art sérieusement, et l’on peut la traiter en homme. La peinture n’est pas pour elle une variété de broderie au petit point » ; Anatole de La Forge, dans La peinture contemporaine en France, se souvient que chacun « se demandait comment le pinceau d’une femme avait pu arriver à ces tons expressifs et vrais, qui rappellent presque l’âpre hardiesse de Salvator Rosa. » Le Petit journal, en 1865, vantait les qualités du Labourage nivernais en ces termes : « une peinture très faite, très ferme, très arrêtée, moins flottante que celle de Corot et étonnament masculine, bien que créée par une blanche main de femme. »

Eugène de Mirecourt ne fait pas exception. « Le talent de mademoiselle Bonheur est essentiellement féminin », affirme-t-il. Et de poursuivre, sans doute en guise d'explication : « Cette artiste est d'une gaucherie délicieuse. [...] Il est permis à une femme seule d'être assez candide pour ignorer aussi complètement les artifices et les roueries du métier. »

  
Quoi qu'il en soit, le talent de Rosa Bonheur est reconnu et récompensé. L'Impératrice Eugénie lui accorde la croix de la Légion d'Honneur en 1865. « À une femme. À une femme artiste ! », précisera bien Le Petit Journal. De fait, l'acte ne manque pas de surprendre : elle est en effet la première femme artiste à recevoir un tel honneur. En 1894, presque 30 ans plus tard, elle est promue cette fois officier de la Légion d’Honneur. De nouveau, elle est la première femme à recevoir une telle récompense. 

La nouvelle décorée a été l'un des plus intelligents copistes de cette grande oeuvre du Créateur qu'on nomme le paysage et les animaux. 

Malgré un style de vie peu conformiste pour l’époque, Rosa Bonheur ne crée pas le scandale, ce qui explique peut-être un long oubli de son œuvre. Ainsi que l'a sans doute assez justement analysé Eugène de Mirecourt, « jamais [Rosa Bonheur] n'a rêvé l'inconnu, jamais elle n'a tenté l'extraordinaire. Elle n'apporte dans son art ni procédé nouveau, ni système subversif » mais, poursuit-t-il, « tous ses tableaux sont naïvement sentis et scrupuleusement exécutés. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de son succès. La simplicité, chez elle, a mieux réussi que la finesse chez les autres et les efforts de son pinceau naïf ne déplurent point à cette grande enfant gâtée qu'on nomme l'opinion. »

​Rosa Bonheur incarne aujourd'hui un double modèle de réussite, d'abord en tant que femme artiste libre et indépendante, ayant vécu comme elle le souhaitait à une époque pourtant si conservatrice pour les femmes, puis en tant que peintre animalier, dont le talent technique a été récompensé par le pouvoir qui a su reconnaître et honorer sa singularité artistique. 

Pour aller plus loin

Commentaires

Soumis par Guiral Jean le 02/04/2022

Depuis ma scolarité primaire dans mon village lotois , en classe de Cours Moyen 1ère Année -- 1939 -- , ce tableau illumine mes souvenirs : je retrouve , page 14 , sa reproduction en "bistre" dans mon livre : "La Lecture expressive et le Français au Cours Moyen de A . Souché , Edition Nathan"
Quelques années plus tard , à 12 , 13 ans , lors de mes vacances actives dans la ferme de mes grands parents , mon oncle m'initia au labourage : il traçait devant moi le sillon , aux mancherons du "brabant" tiré par la paire de boeufs de race Salers , "Colliol et Routgé" . Je retournais le sillon mitoyen derriére lui , guidant la paire de vaches de même race , aux mêmes noms féminisés . Je n'étais pas peu fier !
Bien plus tard , lors de ma 1ère visite du Musée d'Orsay , quelle émotion , face au tableau de Rosa Bonheur ! Une merveille , criante de vérité , tant dans les attitudes des bovins aux muscles tendus , aux regards déterminés , que dans la restitution vivante de ces sillons , de ces mottes de terre grasse ! La qualité égale à celle d'un photographe ! Quand je séjourne à Paris , je revisite "mon" tableau fétiche et m'attarde longuement dans sa contemplation , toujours ému et charmé par sa magie ! Jean Guiral .

Soumis par Young, Rebecca le 31/08/2022

Bonjour, le portrait (en lien) de Raymond Bonheur n'est pas le père du peintre Rosa, mais le musicien.

Soumis par Coralie PHILIBERT le 05/09/2022

Merci Rebecca Young pour votre vigilance ! La correction est faite : le lien renvoie désormais à la notice data dédiée au père de l'artiste.

Soumis par Morille Alain le 27/12/2022

Un point commun avec ce cher La Fontaine : les animaux*.
Ainsi dans "le loup et le chien" le sens de la fable est liberté et servitude . Courbet fut ou était libre.
Après le désastre de 1870 le couple fuyard et traitre cessa son activité de décoration.
Allègement d'honneur donc pour les récipiendaires impériaux.
Heureusement l'artiste Rosa Bonheur demeure.
*Bruno David Pt Musé. d'Hist.Nat. " l'Homme est un animal" France Mus. 21/02/21 11 00h

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