La kleptomanie : naissance d'une nouvelle maladie
Au XIXe siècle, émerge un nouveau concept en santé mentale.Très contesté par les médecins, il va cependant finir par s'imposer dans un contexte bien particulier.
La monomanie du vol
Vers 1802, dans la classification des maladies mentales établie par l'aliéniste Etienne Esquirol (1772-1840), on trouve les folies partielles, parmi lesquelles figurent les monomanies instinctives - ou perversions de la volonté sans autre délire - désignant des compulsions à des actes criminels ou délictueux. Esquirol n’évoque cependant pas la monomanie du vol dans ses écrits.
En 1816, un médecin genevois, André Matthey (1779-18..) est le premier à parler de la monomanie du vol à laquelle il donne le nom de klopémanie. ll désigne par là un dérèglement de l’esprit d’ordre pulsionnel consistant à voler sans nécessité. Mais en 1818, le corps médical semble encore réticent à admettre ce nouveau concept.
.En 1840, Charles Chrétien Henri Marc (1771-1840) développe la théorie de la kleptomanie dans son Traité De la folie (du grec ancien : je vole - manie). Cependant, dans les années 1850, cette idée d’une folie partielle se heurte au scepticisme d’anciens élèves d’Esquirol, Benedict-Auguste Morel (1809-1873) et Jean-Pierre Falret (1794-1870) : il est impossible qu’un trouble morbide puisse exister sans altérer le jugement dans son ensemble.
Le psychiatre Valentin Magnan (1835-1916) ne nie pas son existence mais considère qu'il s'agit d'un syndrome fort rare.
Ce portrait fait partie des dix études de physionomies typiques d’aliénés que Géricault a peintes entre 1821 et 1824 à la demande de son psychiatre Etienne Georget.
Un nouveau contexte sous le Second Empire
1838 voit l'ouverture du premier grand magasin parisien : le Bon Marché. Cette évolution du commerce de détail mène à une démocratisation de la mode et à l'accès à des biens jusqu'alors réservés à une élite. Les grands magasins innovent en ce sens qu'on peut y déambuler sans obligation d'achat et que la clientèle a un rapport tactile à une profusion de marchandises exposées en libre accès sur les comptoirs. Les différentes enseignes rivalisent de créativité et de faste pour attirer la foule. Leur art de l'étalage a pour but de susciter l'achat compulsif, sans nécessité réelle.
Mais cette tentation permanente est propre à créer des frustrations et des idées de larcins. D'autant plus que les employés qui servent plusieurs clientes à la fois, sont débordés et dans l'impossibilité de surveiller leur marchandise.
La maladie des bourgeoises
A partir des années 1880, le vol à l’étalage frappe la capitale de plein fouet et c'est bientôt une véritable épidémie : en 1893, on dénombre 662 arrestations au Bon Marché. La kleptomanie ou magasinite est définie comme majoritairement féminine ; on la différencie ainsi du vol non genré, sévèrement sanctionné par les instances judiciaires qui n'émettent alors aucun doute sur l'équilibre mental des inculpés.
Gustave Macé, chef de la Sûreté de Paris décrit la procédure mise au point. Une fouille au corps permet de repérer les vols prémédités avec des techniques de dissimulation très élaborées. Certaines délinquantes sont des ouvrières, mais ce sont majoritairement des femmes appartenant à la classe moyenne ou des grandes bourgeoises. Selon l’expérience des inspecteurs, ce sont les femmes du monde qui volent le plus. Elles évoquent alors un moment d'égarement. Les juges, soucieux de préserver la réputation de familles appartenant à la bonne société, se montrent de plus en plus sensibles à l'allégation de monomanie du vol.
Le code pénal de 1810 reconnaît l'irresponsabilité du prévenu en état de démence ou contraint par une force irrésistible pendant son acte. C'est pourquoi dans les prétoires, l’avis de l’aliéniste est pris en compte. Le critère motivant le plus fortement l’indulgence des juges est la contradiction entre la valeur dérisoire des objets volés et l’importance des ressources économiques de la voleuse. Plus le niveau social de la coupable est élevé, plus elle a de chances de s’en sortir.
Regain d'intérêt
C'est ainsi que ce concept de monomanie du vol précédemment très contesté réapparait :
- En 1862, l'aliéniste Louis-Victor Marcé (1828-1864) reconnaît l'existence de la kleptomanie.
- En 1880, le professeur Charles Lasègue (1816-1883) publie un article dans une revue médicale : « Vol aux étalages ».
- Henri Legrand du Saulle (1830-1886) est médecin de la préfecture de police. Dès 1869, il est mis en présence d’un premier cas de monomanie du vol. Il établit une nomenclature des différents types de vols dans les Hystériques (1883).
- Dès 1857, le docteur Benedict-Auguste Morel avait formulé sa théorie de l’hérédité des maladies mentales. Dans les années 1890, elle est reprise par Valentin Magnan : les héréditaires dégénérés seraient susceptibles de commettre des vols. Cette généalogie pathologique permet aussi d'invoquer l'irresponsabilité.
- En 1896, Alexandre Lacassagne (1843-1924) consacre un article dans une revue médicale à l'épidémie kleptomaniaque. Il distingue trois catégories de voleuses.
- En 1902, le médecin en chef de l'Asile Sainte-Anne, Paul Dubuisson (1847-1908) rédige un ouvrage : Les Voleuses de grands magasins
- En 1904, Pierre-Henri-René Soubourou soutient une thèse de doctorat en médecine : De la psychologie des voleuses dans les grands magasins.
- A partir des années 1880, les journaux se régalent de ces faits divers où des femmes insoupçonnables traitées de dégénérées sont prises la main dans le sac. Ils contribuent ainsi à diffuser la théorie médicale dans leur lectorat.
Dénonciation de ces abus
- Ce sont d'abord les directeurs des grands magasins qui sont mis sur la sellette. Leurs techniques de vente novatrices créent des tentations si fortes qu'elles généreraient une véritable folie chez certaines femmes. Devant l'ampleur du phénomène, les critiques pleuvent : étalages provocateurs, antre du diable, tentation diabolique. En 1913, l'aliéniste Gilbert Ballet (1853-1916) ira jusqu'à proposer que les kleptomanes puissent demander des dommages et intérêts aux grands magasins.
- Le système de surveillance mis en place est également blâmé. Au Bon Marché, il y a 36 inspecteurs, un par rayon : dissimulés dans la foule et habillés en civil, ils surgissent brusquement pour prendre en flagrant délit. On suggère des actions préventives : ils devraient porter un uniforme et être placés en évidence à proximité des comptoirs.
- Le laxisme teinté de subjectivité des magistrats est dénoncé.
- Pendant l’Entre-deux-guerres, des voix s’élèvent aussi contre ce concept pseudo-médical qui crée des faux malades. En 1928, Jacques Roubinovitch (1862-1950) médecin à la Salpêtrière, dénonce un stratagème. En 1925, le psychiatre André Antheaume (1867-1927) parle d'une affection mentale fictive.
Il est clair que ces délinquantes atypiques se sont emparées de cette maladie dans l'air du temps pour se victimiser, obtenant ainsi un classement sans suite. Après que ces abus aient été dénoncés, on a pu constater une très nette diminution du nombre de larcins dans les grands magasins.
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