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Figure intime du duc de Saint-Simon (1675-1755)

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13 juin 2019

De nouveau, à l’occasion de l’étonnante et émouvante exposition de la Bibliothèque nationale de France « Les manuscrits de l’extrême » qui se déroule du 9 avril au 7 juillet 2019, nous souhaitons revenir sur une œuvre et un destin marquants, ceux de Louis de Rouvroy, autrement appelé duc de Saint-Simon, l’immense mémorialiste du début du XVIIIe siècle.

 

Au cœur des 2 854 pages in-folio du manuscrit autographe du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (nous prenons ici le premier portefeuille de cette œuvre quelque peu monumentale) se niche, au feuillet 1153, une ligne de larmes et de croix unique en son genre. Pendant près de sept mois, Saint-Simon a suspendu la rédaction de ses Mémoires. Marie-Gabrielle de Lorges - fille du maréchal de Lorges et d’une mère pourtant roturière - son épouse depuis près d’un demi-siècle, est morte, le laissant dans une affliction profonde… Il la décrit ainsi : « Blonde, avec un teint et une taille parfaite, un visage fort aimable, l'air extrêmement noble et modeste, et je ne sais quoi de majestueux par un air de vertu et de douceur naturelle » soulignant encore ici la qualité de leur lien : « la tendresse extrême et réciproque, la confiance sans réserve, l'union intime parfaite, sans lacune, et si pleinement réciproque ». Autant les Mémoires de ce grand aristocrate, qui a vu de si nombreux événements et tant d’êtres qui l’ont passionnés, sont écrites à la première personne et expriment ses rages, ses désarrois, ses haines, ses amusements… mais sans que cela touche à l’intime, autant cette ligne inouïe, cet hapax hiéroglyphique marquent une rupture existentielle, un temps révolu, celui du bonheur partagé avec une épouse choisie par le duc lui-même et toujours présentée comme d’excellent conseil. La ligne de faille de la tectonique de ses sentiments étant marquée, il reprend son récit. Chez Saint-Simon, on ne se « déboutonne » pas comme cela, mais enfin, il fallait que quelque élément irrépressible s’exprime au moment de réactiver l’écriture et la vie, qui lui étaient consubstantielles. « Je ne parle pas du cœur, dont ce n’est pas le lieu ici. » a-t-il bien précisé un jour. Cependant, en cette ligne si particulière, son cœur nous parle encore.

 

 

Qu’est-ce que cet océan scripturaire admiré - et le mot est faible – par Chateaubriand, Lamartine, Stendhal, Balzac et Proust qui, lui en particulier, le plaçait au plus haut, aux côtés de Madame de Sévigné ? L’œuvre d’une vie, comme l’on dit, en un continuum d’écriture façonné pendant de nombreuses d’années, une fois qu’il se fut retiré de la Cour à la Ferté-Vidame, aujourd’hui en ruines, mais reposant sur des travaux antérieurs foisonnants, amassés pendant un temps très long. Il y décrit les années qu’il a vécues à la Cour et au plus près du pouvoir, de 1691 à 1723, mais il les rédige véritablement de 1739 à 1750 avec une salutaire distanciation. Il est donc bien un auteur du XVIIIe siècle, même si l’on n’a que trop tendance à le rattacher au siècle précédent ! Il est le contemporain de Watteau, de Marivaux et il a fréquenté Montesquieu, qu’on ne songerait à rattacher au Siècle de Louis XIV. Par son père né en 1608, il est tiré en amont vers Louis XIII, vers la Fronde aussi. Il s’intéresse beaucoup aux guerres de Religion et aux chroniqueurs du XVIe siècle qui sont édités de son temps. Vieillissant fort avant, il atteint le moment des premières Lumières. C’est dire si ce mémorialiste, qui serait absolument horrifié qu’on le fasse plutôt pencher du côté des lettres et de la littérature que de l’histoire, offre un empan large et des vues irremplaçables. 

 

Dès 1712, sa plume se fait d’emblée acérée dans une lettre anonyme Au Roi, où il dénonce les iniquités de son temps et semble prédire la fin de la royauté, si rien ne change ! À son actif, avant le monument des Mémoires, on peut lire ses Projets de gouvernement rédigés pour le jeune duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, dont il était très proche. Sa mort prématurée en 1712 causée par la rougeole, et celle de son épouse, Marie-Adélaïde de Savoie, ruina les espérances de la « faction de Bourgogne », où l’on trouvait son ancien précepteur Fénelon, l’auteur du Télémaque, le duc de Beauvillier, le duc de Chevreuse et le duc de Saint-Simon, qui auraient aimé voir la monarchie évoluer vers moins d’absolutisme, avec des conseils intermédiaires entre le roi et le peuple, constitués de représentants de la vieille noblesse, qu’elle soit de robe ou non, et représentant davantage les provinces. Il s’ensuivit de ce fait amertume et regrets politiques chez Saint-Simon et son éloignement de la Cour à partir de 1723, même s’il s’y rend pour de courts séjours d’affaires ou d’obligations de relations.

 

Que l’on ne s’imagine donc pas ses Mémoires écrites tout de go, comme nous l’avons déjà souligné, même s’il ne les a plus lâchées une fois commencées, sauf, justement l’exception notable lors de la mort de son épouse bien-aimée. D’une certaine façon, il a toujours écrit : pensons à ses Cérémonies observées (… ) à Saint-Denis dès 1690, à l’occasion des obsèques de la Dauphine ou à sa Relation du procès intenté sur la préséance vers 1695, où apparaît le duc fort chatouilleux sur le point de son rang. Ce ne furent qu’écrits multiples historiques et politiques, sa plume touchant moult sujets qui le passionnent, en homme à la culture et à la curiosité insatiables. Mais tout est concaténé et débouchera sur la lente et irrépressible coulée des Mémoires, à partir de 1729 : le duc de Luynes lui prête alors le Journal de cour tenu par le marquis de Dangeau de 1684 à 1720. Pendant les dix années qui suivent, Saint-Simon compose des Additions reportées face au texte de Dangeau. Cette énorme excroissance du fade Journal fonde son écriture, lui donne son rythme, cette vie intense héritière de la grande tradition des chroniqueurs qu’il lisait et admirait tant. 

 

 

Ce très complexe empilement de textes, d’abord sauvés aux Archives des Affaires étrangères, amène des travaux éditoriaux eux aussi sur un temps distendu : la première édition un tant soit peu complète est datée de 1839-1830. Plus savante, celle de Chéruel suit en 1856-1858. Boislisle en publie une autre véritablement critique et commentée en 1879-1928, œuvre de longue haleine… Pour nous, modernes, ce seront celles, dans la Bibliothèque de la Pléiade, de Gonzague Truc, et surtout, la « définitive », d’Yves Coirault en 1981-1990.

Laissons à Lamartine le soin de conclure en rassemblant les traits de génie du Duc, que nous avons pourtant rencontré au début de ce texte seulement par cette ligne calligraphiée si singulière : « Saint-Simon, historien par hasard, moraliste par explosion, philosophe par colère, satirique par humeur, vertueux par dégoût. Tacite et Juvénal dans la même page, il crée une langue à la vigueur de ses aversions et de ses amours. » En tout cas, pour celle qui fut l’amour de sa vie, son écriture tout à la fois savante et fiévreuse s’est comme absentée un moment, ce qui nous donne la mesure de son immense chagrin.

Armes du duc de Saint Simon

 

Pour en savoir plus :

Le duc de Saint Simon à la BnF (data.bnf.fr)
Dans les Essentiels de la Littérature
 

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