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Le manuscrit NAF 2003 : un reliquaire royal et impérial

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13 mai 2020

Parmi les manuscrits des Nouvelles Acquisitions françaises de la Bibliothèque nationale de France, une des plus étonnantes reliures est celle du NAF 2003, qui est la seule reliure en velours du XIXe siècle conservée au département des Manuscrits. Brodée d'or, au chiffre du roi Louis XVIII, elle est tout à fait comparable à celles utilisées pour les ratifications des grands traités internationaux et que l'on peut retrouver aux Archives du ministère des Affaires étrangères.

 

Il s'agissait peut-être d'une reliure excédentaire, restée inutilisée à la mort du roi en 1824 et transmise, pour une raison inconnue, aux ateliers de la Bibliothèque royale sous la Monarchie de Juillet. Depuis les années 1840, elle sert d'écrin à plusieurs documents, pour la plupart vraisemblablement entrés par voie de don au département des Manuscrits (La reliure a été restaurée et dépoussiérée en 2015), et forme un impressionnant reliquaire, à la fois bourbonien et napoléonien
 

Un souvenir du comte de Provence
 
Le premier document conservé dans ce manuscrit est une lettre du comte de Provence, futur Louis XVIII, datée du 17 août 1787 et adressée à l'érudit Louis-Georges de Bréquigny (1714-1795), membre de l'académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres et chargé de l'édition des chartes et diplômes conservés au cabinet des Chartes, à qui il demande des renseignements sur la généalogie de la famille Montholon : fils d'un conseiller au Parlement de Metz, Mathieu de Montholon (1753-1788) était devenu à la fin de l'Ancien Régime premier veneur du comte de Provence, charge de cour prestigieuse achetée dans le seul but de conforter son ascension sociale. Il cherchait, en 1787, à faire reconnaître l'ancienne extraction de sa noblesse en faisant reconnaître ses liens de parentés avec l'ancienne famille des comtes de Lee, d'une vieille famille de la région d'Autun, dont il parvint à relever le titre en octobre 1787 : l'intervention du frère du roi lui fut sans doute précieuse pour parvenir à ses fins et imposer cette « construction » généalogique largement bancale.

Disparu accidentellement quelques mois plus tard, Mathieu de Montholon transmit son titre tout neuf ainsi que sa charge à son fils Charles-Tristan (1783-1853), général, chambellan et diplomate, surtout connu pour avoir été un des compagnons de Napoléon à Sainte-Hélène. Peut-être fut-il prélevé dans les archives de Bréquigny, également conservées au département des Manuscrits, où se trouvent des correspondances avec la famille Montholon (BnF, Manuscrits, Bréquigny 163).

La France et l'Espagne après les Cent-Jours

Le deuxième document contenu dans le recueil, d'origine inconnue cette fois-ci, est le brouillon d'une lettre de Louis XVIII à Ferdinand VII d'Espagne, datée du 7 septembre 1815, quelques semaines après la bataille de Waterloo et la fin des Cent-Jours.

Sous couvert de remercier son lointain cousin de ses félicitations à l'occasion de son retour à Paris, la lettre, écrite de chef d'État à chef d'État, aborde un dossier brûlant, qui risquait d'empoisonner les relations entre les deux royaumes. Au printemps 1815, l'Espagne avait levé contre Napoléon une troupe de 40 000 hommes placés sous le commandement du général Francisco Javier Castaños (1758-1852). Cette petite armée avait franchi les Pyrénées à la nouvelle de la chute de l'empereur pour occuper les régions de Perpignan et Saint-Jean-de-Luz à la fin du mois d'août : déjà confronté à l'occupation de la quasi-totalité du royaume par les troupes des Alliés (Anglais, Autrichiens, Prussiens, Russes, Bavarois, Saxons, Wurtembergeois, et Badois) et désireux de retrouver au plus tôt sa pleine et entière souveraineté, le roi de France tenait à obtenir l'évacuation rapide de ces troupes qui mettaient inutilement ses sujets à contribution. Ferdinand VII et ses généraux, soucieux de s'imposer pami les vainqueurs de Napoléon, semblent s'être fait prier pendant quelques jours, malgré les demandes pressantes du duc d'Angoulême, envoyé de Louis XVIII dans les départements méridionaux. Ce message fut en réalité inutile puisqu'un message des représentants des quatre « grands » (l'Autriche, la Prusse, la Russie et l'Angleterre) avait déjà convaincu Castaños de repasser la frontière les 5 et 6 septembre. Il montre en revanche que Louis XVIII, dont le royaume était exsangue et occupé, souhaitait reprendre la main en matière de diplomatie : peut-être tentait-il déjà de se démarquer de son ministre des Affaires étrangères, l'ambitieux Talleyrand, qu'il remercia le 24 septembre suivant.

 
De Sainte-Hélène à Stockholm
 

Le troisième document du recueil n'a rien à voir avec Louis XVIII : il s'agit d'une notice sur le maréchal Jean-Baptiste Bernadotte (1763-1844), devenu prince héritier du royaume de Suède en 1810 et plus tard roi de Suède sous le titre de Charles XIV Jean. Le document provient du comte Emmanuel de Las Cases (1766-1842), surtout connu pour avoir pris en note les souvenirs de l'empereur déchu, qu'il publia en 1823 sous le titre de Mémorial de Sainte-Hélène. Cette note sur Bernadotte, qu'il conserva après son départ de l'île en décembre 1816, provient du manuscrit des Mémoires de Napoléon sur la campagne d'Italie, longtemps conservé dans la descendance de Las Cases et dont des fragments se retrouvent parfois dans les ventes aux enchères. On sait que Napoléon n'avait jamais beaucoup apprécié ce maréchal, qui avait longtemps affiché ses convictions républicaines avant de devenir prince et régent du royaume de Suède. Bernadotte, qui devait son élévation sociale à l'empereur, s'était ainsi retourné contre lui après la campagne de Russie, fournissant des troupes aux Alliés qui envahirent la France en 1814 et proposant même sa candidature au trône… avant le rappel de Louis XVIII. Dans ce texte, qui est apparemment inédit, Napoléon brosse pourtant un portrait en demi-teinte.
Dans une note jointe, Las Cases avoue que « l'écriture de l'empereur était parfois illisible, même pour lui. Celle qu'on voit ci-dessus étant une des plus difficile et des plus caractéristiques, j'ai cru, dans l'intérêt des curieux, devoir en faire retranscrire ici mot pour mot et ligne pour ligne tout ce que j'en ai pu déchiffrer, laissant en blanc ce que je n'ai pu retrouver. À la patience et à la sagacité des amateurs d'y suppléer ! ». Si quelques mots demeurent effectivement illisibles, le document n'en demeure pas moins précieux pour les historiens (Sur Bernadotte et Napoléon, on renvoie à Franck Favier, Bernadotte, un maréchal d'Empire sur le trône de Suède, Paris, Ellipses, 2010) :
Bernadotte est né à Pau en Béarn, il était adjudant sous officier dans [le régiment] Auvergne d'Assas à la Révolution. Il se distingua à l'armée de Sambre-et-Meuse ou il commanda une division d'infanterie. Il fut battu à Bamberg par le prince Charles en 1796, ce qui décida la retraite de Jourdan sur le Rhin. Il fut détaché de Sambre-et-Meuse avec sa division pour l'Italie. Il tenoit ses troupes et savait se faire aimer, il était brave et avait les qualités propres à inspirer au soldat et à lancer les troupes. Il entendait la guerre mais manquait de cette première éducation dont le défaut se fait sentir toute la vie. Il n'était point lettré et était fort ignorant. À l'armée d'Italie, il combattit au Tagliamento et à Gradisca. Il fut envoyé par Napoléon porter les drapeaux au Directoire. Il remua entra [sic] aussi dans les intrigues politiques et fut circonvenu par les patriotes exclusifs. On lui fit lire les cercles [illisible], il fut fort en honneur pendant tout l'an VII, il fut un des coryphées du Manège. Le Directoire le fit ministre de la Guerre par Siéyès fut obligé de le renvoyer par le peu de mesure de ses démarches et l'exaltation de ses principes. Ses idées politiques étaient fort confuses dans son esprit. Il était dominé par une clique. Le 18 Brumaire, il resta fidèle à son parti. Il fit depuis sa cour aux consuls et fut employé […].
 
Napoléon écolier ?

Le quatrième document est l'un des rares exemples d'un texte écrit en anglais par Napoléon lors de son exil à Sainte-Hélène. Il provient, tout comme le précédent, des archives d'Emmanuel de Las Cases. L'empereur, qui avait manifesté le désir de prendre des leçons d'anglais dès son embarquement sur le Bellerophon, le 15 juillet 1815, commença son apprentissage en compagnie lors de la traversée vers Sainte-Hélène, sous la férule de Las Cases qui avait vécu en Angleterre pendant plusieurs années. Il s'interrompit cependant rapidement et ne reprit ses leçons qu'à la fin de l'année, après son arrivée sur l'île et son installation à Longwood House, ce que montre ce premier essai de rédaction, rédigé dans une langue plus qu'approximative : since sixt week, I learn the English and I don't any progress. Six week do fourty an two day. If might have learn fifty word for day I could know it two thousands and two hundred. It is in the dictionary more of fourty thousand even be could must twenty bout much of tems for know it, or one hundred and twenty week wichdo more two yeard. After this you shall agree that le study une tongue is a great labour who it must do with the young aged. Longwood, this morning, the seven march, thursday one thousand eight hundred sixteen after nativity the souver Jesus Christ.
Dans une note jointe au texte, Las Cases explique que « la nuit, quand [Napoléon] ne pouvait dormir, il s'amusait à m'écrire en anglais et m'envoyait sa lettre avec beaucoup de mystère pour que j'en corrigeasse les fautes. Cette correspondance nocturne intriguait beaucoup les autres... ». Il donne aussi la traduction du texte : « Depuis six semaines j'apprends l'anglais et je ne fais pas de progrès. Six semaines font quarante et deux jours, si j'avais pu apprendre cinquante mots par jour j'en pourrais connaître deux mille et deux cent. Il y en a dans le dictionnaire plus de quarante mille, disons seulement vingt mille, cela demande beaucoup de temps pour l'apprendre. Or, cent vingt deux semaines font plus de deux ans.conviendrez que l'étude d'une langue est un grand travail qu'on doit entreprendre dans le jeune âge. Longwood, ce matin, le sept mars jeudi mil huit cent seize après la nativité de notre sauveur Jésus-Christ ». On reconnaît bien Napoléon dans ce texte : sa volonté et son impatience d'apprendre, ainsi que sa capacité à ramener les tâches les plus ambitieuses à de simples chiffres y apparaissent pleinement. Preuve que ce travail acharné porta ses fruits, Napoléon fut finalement capable de traduire tout seul de brefs textes en anglais à partir du début de 1817(Cette lettre a été publiée dans la Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Paris, Fayard / Fondation Napoléon, 2018, vol. 15.).
En revanche, il fut toujours incapable de discuter dans la langue de Shakespeare, et Las Cases avoue lui-même qu'en s'essayant à l'anglais, l'empereur avait plutôt inventé un nouveau langage qu'il était le seul à comprendre.
La note sur Bernadotte, de même que la lettre en anglais, ont été donnés en septembre 1839 par Las Cases au général Gaspard Gourgaud (1783-1852). Ce dernier, alors aide-de-camp du roi Louis-Philippe, en fit don à Jacques-Joseph Champollion-Figeac (1778-1867), conservateur des Manuscrits de la Bibliothèque royale, le 25 juin 1840. Il était, comme il l'explique dans une lettre conservée également dans le manuscrit, « à la veille de quitter Paris pour aller à Sainte-Hélène recevoir les restes mortels de notre grand empereur », et il tenait à faire don de ces papiers à la France avant son départ.

Napoléon face à ses défaites

 
 
 

Le tout dernier document du recueil provient lui aussi du général Gourgaud. Il s'agit d'un fragment du manuscrit des Mémoires de Napoléon sur la catastrophique campagne de Russie de 1812, qu'il aurait voulu écrire à Sainte-Hélène, mais qu'il ne parvint jamais à mener à bien, étant incapable de se remettre en question et d'analyser objectivement ses propres erreurs. Daté du 17 mai 1817, ce fragment est en réalité le seul connu du récit de l'empereur sur la Russie. Il s'agit d'un parfait témoignage des hésitations de l'empereur. Le programme de la journée était pourtant chargé puisqu'il s'agissait de reprendre et de corriger le début du premier chapitre, relu et augmenté par Napoléon d'une chronologie des préparatifs et des premiers jours de la campagne. Le général Gourgaud, avec qui il comptait travailler simultanément sur cette période de sa vie et sur son récit de la bataille de Waterloo, relate cette séance de travail avec une pointe de déception dans son journal intime : « À deux heures, l'empereur me fait chercher, me pince, il s'habille, m'appelle grand enfant et me dit de lui apporter [ses manuscrits sur] Waterloo et la campagne de Russie ; puis, bientôt, il trouve ce travail désagréable, il voit les fautes qu'il a commises ». Gourgaud, ne tarda pas à se disputer avec l'empereur. Fatigué de ses affabulations, accablé par l'ennui de l'exil de Sainte-Hélène, il finit par quitter l'île en mars 1818. Ce fragment conservé par devers lui, qui n'a jamais été publié, rappelle que Napoléon ne parvint jamais à terminer ses Mémoires : malade, déprimé, il n'acheva que les volumes consacrés aux campagnes d'Italie (1796-1797), d'Égypte (1798-1799) et aux Cent-Jours (1815) (Napoléon, Mémoires de Napoléon, présentés par Thierry Lentz, Paris, Tallandier, 2010-2011, 3 vol.), sans parvenir à aborder son règne. Les autres volumes demeurèrent donc inachevés ou à peine esquissés, comme ce fragment sur la Russie (On renvoie à Charles-Éloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène : l'encre de l'exil, Paris, Perrin / BnF, 2018).

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Il est frappant de voir que ces témoignages sur Sainte-Hélène, sur l'exil de Napoléon et son dernier « échec » autobiographique, se retrouvent aujourd'hui à « cohabiter » avec des autographes de Louis XVIII, dans une reliure ornée de fleurs de lys réalisée sous la Restauration, qui est déjà, en elle-même, un rappel de la défaite de l'empereur ! Humour de bibliothécaire ? Ou peut-être volonté de lier à tout jamais, sur une même étagère, les reliques de deux monarques qui se sont succédé sur le trône et qui ont, chacun à leur manière, marqué leur époque et contribué à façonner le XIXe siècle ?
 
 

 

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