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Fernand Borruso et les labels mythiques des années 1960 et 1970

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13 avril 2023

Toujours bon pied bon oeil, Fernand Borruso vient de souffler ses 90 bougies. Il est l'acteur et le témoin privilégié de la création de deux labels phonographiques indépendants et mythiques aujourd'hui de la fin des années 1960 : Saravah et Byg records avant de créer le label Galloway.
 

Entretien avec Fernand Borruso (9 et 10 mai 2022). Portrait de Fernand Borruso (© BnF - Luc Verrier. Photographie libre de droits).
 
 
Fernand Borruso est né le 24 octobre 1932 à Bizerte en Tunisie. Il découvre la musique classique grâce à sa grand-mère maternelle abonnée à l’opéra de Nice et un peu plus tard le jazz à travers l’émission radiophonique Pour ceux qui aiment le jazz.

 


Vieille rue de Bizerte en 1914 (source Gallica)
 
Après son baccalauréat, il souhaite devancer son service militaire pour obtenir ainsi la nationalité française grâce à l’EVDA (engagement volontaire par devancement d’appel). Au cours de ses 18 mois sur les côtes somaliennes, il monte, avec l’accord de son supérieur, une école et enseigne de septembre 1952 à juin 1953 les rudiments de français et d’arithmétique aux populations locales.
 
De retour en France, il répond à une offre d’emploi et travaille à Paris pendant trois ans pour la société L’Union Industrielle. Jugeant les pratiques de celle-ci pour le moins douteuses, il se fait licencier et part rejoindre la SODAME, société de conseils basée à Courbevoie. Durant cette période, il s’occupera entre autre de l’organisation de la chaîne de fabrication des autoradios Arel pour la Simca Versailles ou encore de la création du service après-vente des machines à laver Brandt. Lors d’un contrat pour les parfums Carven, il est fasciné par l’imprimerie et en fait l’apprentissage. La fascination pour cette profession ne le quittera jamais et sera fort utile pour la réalisation des pochettes de disques du label Saravah.

 

La société SOGEDIS et le label KTB

 

 Au début des années 1960, il fait la connaissance de l’éditeur phonographique Jean Karakos, ex-mari de sa première femme. Ce dernier vient de faire faillite et ne peut donc être gérant de la nouvelle société qu’il souhaite monter. Il propose alors à Fernand Borruso de tenir ce rôle. Les deux hommes, qui resteront complices tout au long de leur vie, montent ainsi ensemble la SOGEDIS (Société Générale de Distribution). Cette structure utilise la technique dite du « laisser sur place » : il s’agit d’acheter en grande quantité des disques auprès des cinq majors françaises et de quelques petits labels et de les revendre plus chers, en direct, auprès des disquaires, fleuristes, magasins de radios et de tabac. La SOGEDIS montra également un petit label phonographique : K.T.B. Ce label tire son nom des initiales de ses fondateurs : Jean Karakos, Roger Tokarz et Fernand Borruso.

 

 
Une des productions KTB : Tradicion flamenco (KTB 2201211)
 
Roger Tokarz, chef de l’expédition des pièces détachées chez Brandt, est débauché par Fernand Borruso et rejoint la SOGEDIS. En 1966, il fondera les éditions musicales Sforzando et  le label Tele music entièrement dévolue à la librairie musicale (musiques dédiées à l'illustration des émissions de radio, de la télévision ou du cinéma). On retrouve sur ce label quelques noms qui vont devenir célèbres : le pianiste et ingénieur du son Bernard Estardy qui co-fonda le studio d'enregistrement CBE, le compositeur de la musique des films 37° 2 le matin et Le patient anglais, Gabriel Yared, ou encore Jean Schultheis, batteur de studio qui rencontrera le succès avec Confidence pour confidence en 1981.

 

 
Quelques exemples de disques édités par Tele music : Electro sounds (Tele music TM3018 - 1975) composé par l'ingénieur du son et pianiste Bernard Estardy.
 

 
 
Vocals (Tele music TM3048 - 1975) composé par le compositeur de musique de film Gabriel Yared et Alan Feanch.
 
 
 
Hot Time (Tele music TM3069 - 1977) par le batteur et futur chanteur Jean Schultheis
 

Au milieu des années 1960, Jean Karakos part s’installer à Bandol pour ouvrir un magasin de disque, ce qui mettra un point final à la société SOGEDIS.
 

Le label Clameurs et le studio d'enregistrement Ossian

 

En 1965, Fernand Borruso créé, sur les conseils de René Cacheux, fondateur en 1945 du label phonographique Pacific et travaillant alors pour la société de distribution Discodis, son premier label, Clameurs, spécialisé dans l'enregistrement de chansons et de textes « paillards ». Il publie entre autres L'examen de Flora inspiré de l'ouvrage Les filles de Loth : et autres poèmes érotiques / recueillis par le vidame de Bozegy - Sodome, 1933

 

 

Pochette du disque L'examen de Flora (Clameurs - 17693)

 

Le texte dont il est inspiré
: Examen subi par Mademoiselle Flora, in Les filles de Loth : et autres poèmes érotiques / recueillis par le vidame de Bozegy - Sodome, 1933.

 
Pour cette publication, il s’adjoint les services de l’équipe de chansonniers du Caveau de la Bolée situé 25 rue de l'Hirondelle à Paris et menée par Jacques Lesprit. En parallèle, il fait la connaissance de M. Buisset, propriétaire d’un tout petit studio d’enregistrement situé passage des Abesses, le studio Ossian, où Fernand Borruso réalisera ces productions. Toujours durant cette période, il réalise pour la société Hoover des disques publicitaires. Ces deux activités s’avèrent fort lucratives et lui permettent de se rendre acquéreur de 50% du studio Ossian.

 

Le label, les éditions musicales et studio d'enregistrement Saravah

 

Toujours en 1965, Pierre Barouh, dont Fernand Borruso a fait la connaissance en 1954 lors d’une partie de Volley sur la plage du Golfe-Juan et qu’il n’a cessé de côtoyer depuis, recherche des fonds pour produire la musique d’Un homme et une femme, film de Claude Lelouch. Fernand Borruso fait alors appel à Rolf Marbot, fondateur des éditions musicales Méridian pour lequel il a également travaillé. Ce dernier lui prête alors 10 000 francs qui permettront l’enregistrement de la musique du film aux studios Davout.  Fernand Borruso rejoint ainsi l’aventure des éditions musicales Saravah en janvier 1966 avec Pierre Barouh, Francis Lai et Claude Lelouch.

 


Pochette de la bande originale du film Un homme et une femme ( Disc'Az LPS 7 - 1966)
 
 
Il se rapproche également d’Yves Chamberland, fondateur des Studios Davout en 1965. Ce dernier cherche un studio plus petit pour réaliser des maquettes. Il rachète les 50% restants des studios Ossian à M. Buisset et promet en échange de l’utilisation du studio de fournir à Fernand Borruso le matériel d’enregistrement obsolète du studio Davout. Mais Yves Chamberland ne tient pas parole et Fernand Borruso, grâce à une manœuvre habile, s’arrange pour racheter l’ensemble du studio Ossian qui devient alors le studio Saravah.  L’ingénieur du son Daniel Vallancien officiera aux manettes, et Michel Salou, secrétaire des studios Davout, débauché par Fernand Borruso, aura en charge la gérance du studio et l’organisation des tournées des artistes Saravah. Une liberté sans limite est accordée aux artistes qui viendront y enregistrer. C'est notamment la fin des créneaux d'enregistrement de trois heures édictés à cette époque par les studios des majors (Pathé Marconi, Vogue, Barclay...) et certaines séances seront ainsi prolongées tard dans la nuit. Sous la férule de Daniel Vallancien, artistes et musiciens pourront également tester et innover sans contraintes. Jacques Higelin enregistrera  ainsi par exemple 11 versions différentes d’un même morceau.

 

En 1968, Saravah devient également un label discographique et édite la musique de 13 jours en France, film de Claude Lelouch sur les jeux olympiques d’hiver de 1968 à Grenoble.
 
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Pochette de la bande originale du film 13 jours en France (Saravah SH 12193 - 1969)
 
 
Francis Lai et Claude Lelouch s’intéressent peu au monde de la chanson et du disque et ne resteront pas actionnaires de Saravah. Pierre Barouh et Fernand Borruso, curieux et férus de nouveaux artistes et de nouveaux courants musicaux, accueilleront au fil du temps au sein de Saravah Brigitte Fontaine, Jacques Higelin, le Cohelmec ensemble, l’Art Ensemble of Chicago, Barney Wilen ou encore Maurice Lemaitre, artiste libertaire et figure du lettriste.
 

Jacques Higelin, Jacques "Crabouif" Higelin (Saravah SH 10020, 1971)
 

Cohelmec ensemble, Hippotigris Zebrazebra (Saravah 10024, 1969).
 

Maurice Lemaître, La lettre et le silence / Au-delà des mots (Saravah SH 10 027 – 1972).
 
Pierre Barouh s’occupe davantage du volet artistique et Fernand Borruso de la gestion des éditions musicales, du label et de la production des disques, attachant une importance toute particulière aux pochettes, notamment pour la premier production de Brigitte Fontaine, Brigitte fontaine est… folle, pour lequel il n’existe, pour la première tirage, aucune pochette identique.

 


Brigitte Fontaine, Brigitte Fontaine est... folle (Saravah 10001 - 1968).
 
Mais cette répartition tacite n’empêche pas Fernand Borruso de participer aux choix artistiques. C’est lui qui signe Brigitte Fontaine et qui créé au sein de Saravah un sous label : Horse records, qui accueillera entre autre le musicien américain de folk Jack Tresse.

 


Jack Treese, Kumberland (Horse record HS 400 100 - 1971)
 

Le label et les éditions musicales BYG et la collection BYG/Actuel

 

En 1969, Fernand Borruso participe, avec son ami Jean Karakos, et l’associé de ce dernier, Jean-Luc Young, à la création du label BYG records ainsi qu’à son corollaire, BYG musique (les éditions musicales). C’est également lui en 1969 qui interfère auprès d’Yves Chamberland pour que les musiciens américains de free jazz venus du Panafrican Festival d'Alger puissent enregistrer à des tarifs préférentiels au studio Davout. Naîtront de ces séances la mythique série BYG/Actuel de 52 disques édités entre 1969 et  1972.

 


Don Cherry, "Mu", first part (Byg Actuel n° 1 - 529.301 - 1969), une des 52 références Byg Actuel.
 

La fin de Saravah et la création des labels Galloway et Remington navy

 
En 1972, suite à un désaccord avec Pierre Barouh lié au pourcentage que détient Fernand Borruso dans la société Saravah, celui-ci décide de quitter la structure et de fonder son propre Label : Galloway. Il travaille avec l’éditeur musical Georges Bacri, propriétaire de Pema music, et édite ses musiques de film, notamment Deux hommes dans la ville de Philippe Sarde, Borsalino and Co de Claude Bolling ou encore Les noces de porcelaine d’Alain Goraguer.


Bande originale du film Deux hommes dans la ville (Galloway 600 104 J - 1973)

 

Il publie également de 1973 à 1975 la collection Musique du monde qui regroupe les enregistrements de l’ethnomusicologue Jacques Brunet, spécialiste de l’Asie.


Bali, Musique de danses 1 (Galloway GB 600 534 B - 1975)
 
En 1973, CBS France refuse de sortir le dernier 45 tours d’Adriano Celentano, Prisencólinensináinciúsol. Fernand Borruso prend la licence de ce titre pour la France, la Suisse et la Belgique et en vendra plus d’un million deux-cent mille exemplaires. Il est également l’éditeur du disque Evening colors de Gate Way, pseudonyme de Jacqueline Thibault. Ce disque, aujourd’hui introuvable, est très recherché des collectionneurs.
En 1975, il créé également le label Remington navy sur lequel il va sortir quelques musiques de film dont un disque regroupant des titres d’Ennio Morricone publiés par le label italien CAM entre 1964 et 1972.

 


Ennio Morricone, 11 musiques originales (Remington Navy 67 066 - 1975)
 

Téléphone, les Frères Bogdanoff et Cœur de chien

 

En 1976, la destruction accidentelle par un promoteur immobilier de son stock de disques conservé dans deux grands box à Versailles, permet à Fernand Borruso, peu désireux de poursuivre dans l’édition phonographique, de déposer le bilan de Galloway. Il souhaite se consacrer désormais à une activité de consultant. C’est ainsi qu’il aide Jean Karakos en 1977 à la réalisation du premier 45 tours du groupe Téléphone, Hygiaphone, pour son nouveau label : Tapioca.
 

Téléphone, Métro / Hygiaphone (Tapioca TP40001 - 1977)
 
Il s’intéresse également au cinéma et travaille avec les frères Bogdanoff et Alejandro Jodorowsky sur un projet nommé Museum terra. Ce film, qui devait être la première réalisation tournée au format vidéo de l’histoire du cinéma, s’arrête après seulement deux jours de tournage à la Villette. Autre projet avorté, celui d’Aleksandar Petrovic, pour lequel Fernand Borruso avait édité la musique de son film J’ai même rencontré des tziganes heureux et qui remporta le grand prix spécial du jury au Festival de Cannes en 1967.

 


Bande originale du film J'ai même rencontré des tziganes heureux (Disc Az EP1140 - 1967)
 
Il proposait d’adapter une nouvelle de Mikhaïl Boulgakov, Cœur de chien. Mais le scénario, trop complexe à réaliser, ne verra pas le jour. En 1982, il collabore, au côté du producteur Norbert Saada, au film Espion, lève-toi, d’abord confié à Andrzej Zulawski pour la réalisation. Mais le courant ne passe pas entre le cinéaste polonais et Lino Ventura. Le film sera finalement réalisé par Yves Boisset.

Depuis plusieurs années Fernand Borruso vit retiré dans le petit village d'Aubenas-les-Alpes. Mais ceci ne l'empêche pas, l'oeil pétilant, de  jeter un regard amusé et parfois ironique sur notre monde. Il continue également à gérer également les ressorties du label Saravah pour lesquelles il détient toujours les droits.

Entretiens avec Fernand Borruso, réalisés par Jean-Rodolphe Zanzotto (BnF) et enregistrés par Luc Verrier (Ingénieur du son, BnF), les 9 et 10 mai 2022 à Aubenas-les-Alpes.
Portrait de Fernand Borruso (© BnF - Luc Verrier. Photographie libre de droits).

Ces entretiens appartiennent au corpus Rencontres autour de l'édition phonographique, où de nombreuses autres personnalités témoignent également de leur expérience du métier de producteur phonographique.
Les descriptions complètes de ces enregistrements sont consultables sur le Catalogue général et sur le catalogue BnF-Archives et manuscrits.

Pour aller plus loin :

• Sur les labels Byg records et Tapioca : entretiens avec Jean Karakos des 15 et 26 novembre 2013.
 
• Sur le label Saravah : entretien avec Pierre Barouh du 4 avril 2013.

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