Entre faits et légendes, la cartographie du fleuve Amazone du XVIe au XVIIIe siècle
Du début du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, les représentations cartographiques de l’Amérique du Sud, notamment du fleuve Amazone, révèlent une intéressante coexistence entre des informations empiriques et des informations légendaires.
Mappemonde, par Sébastien Cabot, 1544 (détail)
Lorsque, à la fin du XVe siècle, l’Europe se rend compte de l’existence d’un continent de l’autre côté de l’Atlantique, plusieurs nations européennes prennent possession, occupent, nomment, classent, représentent ce « Nouveau Monde », qui, en réalité, est occupé depuis plusieurs milliers d’années par des centaines de peuples différents. Les cartes sont justement un moyen privilégié d’accomplir toutes ces tâches. C’est au cartographe Martin Waldseemüller (1470-1520), par exemple, qu’on doit le nom par lequel ce « nouveau » continent est connu jusqu’à nos jours : Amérique, d’après le nom d’un des premiers explorateurs du continent, le florentin Amerigo Vespucci (1454-1512).
Cependant, nommer ne signifie pas forcément connaître, comme le montre une carte de 1513, qui représente la Terre nove (Terre nouvelle) et qui a été ajoutée à une édition de l’Atlas de Claude Ptolémée, géographe grec de l’Antiquité. À l’intérieur de l’Amérique du Sud, on voit un grand espace vide, qui s’étend indéfiniment vers l’ouest et où on lit « Terra incognita » (Terre inconnue).
À cette époque néanmoins, les explorateurs et les colonisateurs européens avancent de plus en plus sur le continent. En 1500, par exemple, l’Espagnol Vicente Yáñez Pinzón (1460-1523) arrive déjà à l'embouchure du plus grand fleuve du continent. Même s’il n’a remonté que quelques dizaines de kilomètres du fleuve, il semble impressionné par son énormité, à tel point qu’il l’a baptisé Río Santa María de la Mar Dulce (Fleuve Sainte Marie de la mer douce). La carte « Terra Brasilis » (1519), qui fait partie de l’Atlas Miller, et qui est attribuée au cartographe portugais Lopo Homem, indique l’existence d’un fleuve très large au nord de l’Amérique du Sud, mais son cours n’avance pas à l’intérieur du continent.
Il faut attendre qu’un autre explorateur espagnol, Francisco de Orellana (1511-1545), réalise la descente du fleuve quarante ans plus tard. Orellana intégre l'expédition partie de Quito en 1541 vers l’intérieur du continent à la recherche de la cannelle. Souffrant de la famine, Orellana et quelques compagnons quittent l’expédition pour chercher à manger. Ils parcourent le Napo, et, ne pouvant plus faire marche arrière, à cause des forts courants, Orellana décide d’en poursuivre la descente. Après cela, le groupe rejoint l’Amazone, qui est parcouru jusqu’à son embouchure. Pendant le voyage, Orellana et son groupe se seraient battus avec des femmes guerrières, apparentées aux Amazones de la mythologie grecque. En 1544, deux ans après la fin de l’aventure d’Orellana, la mappemonde de Sébastien Cabot (1476-1557) indique le cours du grand fleuve et le prétendu combat avec les « Amazones ».
Pendant au moins trois siècles, les représentations cartographiques de la région amazonienne seront un espace de la rencontre entre des informations empiriques et des informations légendaires. En plus d’être le premier explorateur de l’Amazone, Francisco de Orellana fut aussi le propagateur du mythe de l’Eldorado, le pays de l’or et de l’abondance infinie. Selon le récit de l’explorateur anglais Walter Raleigh (1552-1618), qui a voyagé en Guyane à la fin du XVIe siècle, l’Eldorado s’appelle Manoa, une ville située au bord du lac Parimé. Ni Raleigh ni aucun autre explorateur n’ont jamais découvert la localisation de l’Eldorado, de Manoa ou du lac Parimé, mais cela n’a pas empêché que certains de ces lieux soient présents sur plusieurs cartes de l’Amérique du sud du XVIe au XVIIIe siècle. C’est le cas de la carte publiée en 1598 par le graveur et éditeur Theodor de Bry (1528-1598) pour accompagner le récit de Raleigh, de la carte de la Guyane publiée en 1656 par le célèbre cartographe français Nicolas Sanson (1600-1667) et de la carte de l’Amazone faite par le père jésuite Samuel Fritz (1656-1725) en 1691.
Au siècle des Lumières, deux grands personnages de la science française, l’explorateur Charles Marie de La Condamine (1701-1774) et le cartographe Jean-Baptiste Bourguignon d'Anville (1697-1782), ne remettent pas encore en cause l’existence des Amazones et du lac Parimé.
Les informations qu’on reconnaît comme empiriques ou scientifiques, et celles que l’on considère comme relevant du mythe et de la légende, sont souvent plus proches les unes des autres qu’on est enclin à l’admettre. La suite de cartes qui représentent l’Amérique du Sud, notamment sa partie nord, du début du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, ne marque pas un processus de substitution du mythe par la science, mais leur coexistence dans le temps et dans l’espace. La Condamine donne un exemple accompli de cette coexistence : étant parti en Amérique du Sud en 1735 pour faire des mesures qui permettraient de vérifier la figure de la Terre, à son retour en Europe, dix ans plus tard, il ne nie pas que les Amazones existent ou qu’elles aient existé:
Ainsi quand on ne trouveroit plus aujourd’hui de vestiges actuels de cette République de femmes, ce ne seroit pas encore assez pour pouvoir affirmer qu’elle n’a jamais existé.
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