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Odilon Redon, dans l'oeil de Huysmans : une esthétique du cauchemar

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« Dès le premier choc on est désorienté, emporté, aussi comme hypnotisé. C’est qu’on ne trouve pas là les ressources d’un talent plus ou moins expressif, mais bien la singularité complète, l’étrange bouleversante du non-vu ». Tels sont les mots employés par André Mellerio, grand spécialiste d'Odilon Redon. Huysmans lui aussi a été hypnotisé par le maître, si bien qu'il a pris la plume pour mettre en mots ce que ses yeux voyaient. Quand un génie de l'estampe rencontre un maître de la verve, à nous d'être envoûtés !
 

Partout des prunelles flamboient : estampe, Odilon Redon, 1888

À rebours de « l’intolérable platitude de la peinture courante actuelle », Emile Hennequin, dans La Revue contemporaine en 1885, loue « les nouvelles planches du grand artiste Odilon Redon ». Cette année-là, Hommage à Goya, un album regroupant six lithographies sur Chine appliqué sur vélin, est tiré à 50 exemplaires et mis en vente chez le marchand d’estampes Laurent Dumont. Et c'est un succès ! Sorte de poème en prose séquencé en une succession d’images légendées, ces planches s’offrent comme le récit d’un songe, du début jusqu’au réveil : « Dans mon rêve, je vis au ciel un visage de mystère/ La fleur de marécage une tête humaine et triste/ Un fou, dans un morne paysage/ Il y eut aussi des êtres embryonnaires/ Un étrange jongleur/ Au réveil, j’aperçus la déesse de l’intelligible, au profil sévère et dur. »

En clair-obscur, le visage humain est décliné dans tous ses possibles, du « grand mage inconsolable », selon les mots de Mallarmé, au visage dur de déesse, en passant par le visage de fleur de l’homme végétal. Il n'en fallait pas davantage pour Huysmans qui s'enflamme pour cette oeuvre ! Déjà dans L'art moderne, publié en 1883, l'écrivain avait repéré l'artiste, au « bizarre talent » :

Dans À Rebours, son œuvre maîtresse écrite un an plus tard, Huysmans mentionne à nouveau l’artiste et rapproche ses « mirages d’hallucination », « ce fantastique de maladie et de délire », à la fois des contes d’Edgar Allan Poe et des gravures des Proverbios de Goya.

En 1885, le jugement porté à son encontre semble cette fois définitif, l'enthousiasme de Huysmans se révèlant dans une énumération de périphrases plus dithyrambiques les unes que les autres : Odilon Redon est érigé en « Prince des mystérieux rêves, Paysagiste des eaux souterraines et des déserts bouleversés de lave ». Il est « l'Oculiste Comprachico de la face humaine, le subtil Lithographe de la Douleur, le Nécroman du crayon » !

L'artiste a trouvé en Huysmans un fervent défenseur de son talent et, qui plus est, une plume à la hauteur de son art. En digne homme de lettres, c'est une véritable transposition littéraire de cette œuvre graphique étonnante que Huysmans propose alors. Son texte, publié dans La Revue indépendante, sera repris ensuite sous le titre « Cauchemar », dans ses Croquis parisiens.

Le récit descriptif des planches de Redon par Huysmans s'offre à la fois en complément et en hommage, le tout formant une oeuvre singulière enrichie :
 
Dans mon rêve, je vis au ciel un VISAGE DE MYSTERE : estampe, Odilon Redon, 1885


"Le nouvel album d'Odilon redon", Huysmans, dans La Revue indépendante : politique, littéraire et artistique, novembre 1884
 

« Pierrot usé », « vieux clown qui pleure », la fleur phosphorescente est rongée par le spleen et se balance au-dessus des eaux stagnantes. Le rêve se poursuit : « Alors sous ces formidables et muettes voûtes, bondirent tout à coup des têtes étranges. Une tête, sans corps, voleta, ronflant comme une toupie, une tête trouée d’un œil énorme de cyclope. […] éclairant la valse d’autres têtes presque amorphes, des embryons à peine indiqués de crânes ». Les images disparaissent aussi vite qu'elles apparaissent mais une courte trêve au cauchemar laisse au rêveur le temps de reprendre son souffle. « Soudain un soleil, au noyau d’encre émergea de l’ombre, éclatant ainsi qu’un crachat de décoration […] un jongleur surhumain avec des yeux effroyables, agrandis et travaillés par la chirurgie, des yeux ronds avec une pupille emmanchée, ainsi qu’un moyeu, au milieu d’une roue ». 
 

Un étrange JONGLEUR : estampe, Odilon Redon, 1885
 

Le coup d'arrêt au cauchemar est porté par l'apparition d'un visage de profil : « Subitement le cauchemar se rompit tout à fait et le réveil effaré s'opéra, alors que l'inflexible figure de la Certitude apparut, me ressaisissant dans sa main de fer, me ramenant à la vie, au jour qui se lève, aux fastidieuses occupations que chaque nouveau matin prépare. »
Et toutes sortes de bêtes effroyables surgissent. (La Tentation de Saint Antoine, Flaubert)
Après l'hommage à Goya, vient celui à Gustave Flaubert, sous la forme cette fois de trois ensembles comportant 42 lithographies dédiées à La tentation de Saint Antoine, dont certains passages – devenant des légendes - sont transposés graphiquement. Bel exemple de liens féconds entre littérature et art, l'histoire d'Antoine du désert est un motif littéraire et pictural qui n'a cessé de s'enrichir : inspiré par Pieter Bruegel, Flaubert inspire Redon qui lui-même inspire Huysmans... !

L’idée du monstre qui est peut-être née chez l’homme des visions enfantées par des nuits de cauchemar, n’a pu inventer de plus horribles formes. […] Elle parait avoir été découverte par le seul peintre qui soit maintenant épris du fantastique, par M. Odilon Redon. (Huysmans)

Le diable, déguisé en « esprit de fornication » et « de destruction », apparait chez Flaubert sous la forme cauchemardesque d'un ver gigantesque ondulant au milieu des ténèbres :

Odilon Redon, artiste adepte des visions de chimères et d'horreur, s'empare du texte et l'interprète à sa manière, dans une estampe d'une noirceur sans pareil où la mort, « momie emmaillottée », flotte et ondule sur fond noir :
 

Moins enthousiaste que pour les planches d'hommage à Goya, Huysmans apprécie pourtant particulièrement cette sixième planche du premier ensemble et de nouveau en propose une ekphrasis :

« Têtards en pousse », « embryons de paupières », « trous incertains de bouche », Odilon Redon explore « l'infiniment petit » et en ressort tout « un bestiaire fanstastique ». C'est « le monde des animalcules, des infusoires et des larves dont le microscope nous révèle la soudaine horreur. » 
« Dans la création de certains montres, affirme l'artiste lui-même, dans A soi-même : journal, 1867-1915, je crois avoir obéi à ces intuitives indications de l'instinct. [...] On me peut m’enlever le mérite de donner l’illusion de la vie à mes créatures les plus irréelles. Toute mon originalité consiste donc à faire vivre humainement des êtres invraisemblables selon les lois du vraisemblable, en mettant autant que possible, la logique du visible au service de l’invisible. »
André Mellerio l'a bien compris, Odilon Redon a puisé dans les principes de la construction organique chez Darwin et Pasteur. Aussi est-il parvenu « à donner aux apparences purement imaginatives, dont il peut revendiquer la totale paternité, un ensemble logique, une conformation rationnelle, qui font que si elles ne sont pas, elles pourraient être. »
 

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