Odilon Redon, dans l'oeil de Huysmans : une esthétique du cauchemar
Partout des prunelles flamboient : estampe, Odilon Redon, 1888
À rebours de « l’intolérable platitude de la peinture courante actuelle », Emile Hennequin, dans La Revue contemporaine en 1885, loue « les nouvelles planches du grand artiste Odilon Redon ». Cette année-là, Hommage à Goya, un album regroupant six lithographies sur Chine appliqué sur vélin, est tiré à 50 exemplaires et mis en vente chez le marchand d’estampes Laurent Dumont. Et c'est un succès ! Sorte de poème en prose séquencé en une succession d’images légendées, ces planches s’offrent comme le récit d’un songe, du début jusqu’au réveil : « Dans mon rêve, je vis au ciel un visage de mystère/ La fleur de marécage une tête humaine et triste/ Un fou, dans un morne paysage/ Il y eut aussi des êtres embryonnaires/ Un étrange jongleur/ Au réveil, j’aperçus la déesse de l’intelligible, au profil sévère et dur. »
En clair-obscur, le visage humain est décliné dans tous ses possibles, du « grand mage inconsolable », selon les mots de Mallarmé, au visage dur de déesse, en passant par le visage de fleur de l’homme végétal. Il n'en fallait pas davantage pour Huysmans qui s'enflamme pour cette oeuvre ! Déjà dans L'art moderne, publié en 1883, l'écrivain avait repéré l'artiste, au « bizarre talent » :
Dans À Rebours, son œuvre maîtresse écrite un an plus tard, Huysmans mentionne à nouveau l’artiste et rapproche ses « mirages d’hallucination », « ce fantastique de maladie et de délire », à la fois des contes d’Edgar Allan Poe et des gravures des Proverbios de Goya.
En 1885, le jugement porté à son encontre semble cette fois définitif, l'enthousiasme de Huysmans se révèlant dans une énumération de périphrases plus dithyrambiques les unes que les autres : Odilon Redon est érigé en « Prince des mystérieux rêves, Paysagiste des eaux souterraines et des déserts bouleversés de lave ». Il est « l'Oculiste Comprachico de la face humaine, le subtil Lithographe de la Douleur, le Nécroman du crayon » !
L'artiste a trouvé en Huysmans un fervent défenseur de son talent et, qui plus est, une plume à la hauteur de son art. En digne homme de lettres, c'est une véritable transposition littéraire de cette œuvre graphique étonnante que Huysmans propose alors. Son texte, publié dans La Revue indépendante, sera repris ensuite sous le titre « Cauchemar », dans ses Croquis parisiens.
Et toutes sortes de bêtes effroyables surgissent. (La Tentation de Saint Antoine, Flaubert)
L’idée du monstre qui est peut-être née chez l’homme des visions enfantées par des nuits de cauchemar, n’a pu inventer de plus horribles formes. […] Elle parait avoir été découverte par le seul peintre qui soit maintenant épris du fantastique, par M. Odilon Redon. (Huysmans)
Le diable, déguisé en « esprit de fornication » et « de destruction », apparait chez Flaubert sous la forme cauchemardesque d'un ver gigantesque ondulant au milieu des ténèbres :
Moins enthousiaste que pour les planches d'hommage à Goya, Huysmans apprécie pourtant particulièrement cette sixième planche du premier ensemble et de nouveau en propose une ekphrasis :
« Dans la création de certains montres, affirme l'artiste lui-même, dans A soi-même : journal, 1867-1915, je crois avoir obéi à ces intuitives indications de l'instinct. [...] On me peut m’enlever le mérite de donner l’illusion de la vie à mes créatures les plus irréelles. Toute mon originalité consiste donc à faire vivre humainement des êtres invraisemblables selon les lois du vraisemblable, en mettant autant que possible, la logique du visible au service de l’invisible. »
André Mellerio l'a bien compris, Odilon Redon a puisé dans les principes de la construction organique chez Darwin et Pasteur. Aussi est-il parvenu « à donner aux apparences purement imaginatives, dont il peut revendiquer la totale paternité, un ensemble logique, une conformation rationnelle, qui font que si elles ne sont pas, elles pourraient être. »
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