Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Émile Richebourg (1833-1898)

0
11 juillet 2019

On a du mal de nos jours à comprendre l’immense popularité d’Émile Richebourg, un des grands maîtres du « roman de la victime ». Maniant les lieux communs comme personne, traçant le destin d’êtres tout d’une pièce, ce parfait représentant des attentes du grand public de la fin du XIXe siècle sut cependant, grâce à des fils narratifs toujours clairs, intéresser des millions de lecteurs.

Émile Richebourg a été un des écrivains les plus rentables et les plus populaires de la fin du XIXe siècle : « L’auteur par excellence des romans feuilletons. On a voulu honorer en lui la littérature populaire ; c’est la croix de ma mère que le ministre attache à la poitrine de M. Richebourg. Signe particulier : est lieutenant de pompier à Bougival », dit assez méchamment un journaliste en 1894. Un autre, Ferdinand Hue, expliquait en 1892 que sa réputation égalait celles de Balzac, Dumas, Eugène Sue ou Paul Féval ; excusez du peu ! Et Jules Claretie le qualifiait de « Terre-Neuve des journaux à un sou ». Quant à Jules Lermina, il disait que « M. Richebourg est le romancier le plus en vogue ». Certains échotiers affirmaient que la publication d’un de ses textes dans un journal faisait augmenter le tirage de 100.000 exemplaires, et il semble que la simple annonce de ses Deux berceaux dans la Petite République sauva ce quotidien de la faillite. Et, vingt ans plus tard, un chroniqueur ne pouvait que constater : « l'Enfant du Faubourg, qu'il publia vers 1876 et qui rendit son nom populaire, déchaîna un véritable enthousiasme. Toutes les concierges de Paris ruisselèrent. Ce fut un déluge. Et l’on assure que plus d'une dame du monde y alla aussi de sa larme. Tous les rangs sont égaux devant les malheurs d’une orpheline persécutée. M. Émile Richebourg tenait la vogue. Il n'avait plus qu’à creuser son sillon. » (La Petite Gironde, 18 mai 1897)

 

Émile Richebourg : estampe / Henri Guérard. 1890
 
Jules Émile Richebourg est né le 25 mai 1833 à Meuvy (Haute-Marne). Fils d’un coutelier trop pauvre pour lui payer des études, il ne connaîtra que l’école primaire. À 17 ans, il monte à Paris, engagé comme précepteur dans une institution pour jeunes gens, ne demandant comme salaire que de suivre les cours destinés aux plus grands. Et il passe le reste de son temps à lire, notamment Alexandre Dumas, qui le marque. Puis, abandonnant le professorat, il devient comptable dans une maison de commerce de vin. Par la suite, il est secrétaire d’administration du Figaro, mais, malgré son désir d’être édité, les colonnes du journal lui restent fermées. Ce poste lui vaut d’ailleurs le risque d’être fusillé durant la Commune de Paris, sauvé par un de ses dirigeants, Raoul Rigault. Après il se place à L’Évènement, mais se fâche avec son directeur. Entretemps, il avait commencé à publier des poésies légères qui deviennent des chansons. Il demande au reste conseil au fameux Béranger : « "Vous voulez être poète, lui dit le célèbre chansonnier, le jour où il lui fut présenté ; pour cela mon ami, il faut avoir le diable au corps". "Je l’y ferai entrer", répondit le célèbre romancier » (E. Glaeser, Biographie des contemporains, 1878). Il y eu également des pièces de théâtre, comme Un Ménage à la mode. Et des fictions : des nouvelles par exemple Contes enfantins (1857) ou Honneur et Patrie. Son premier roman, Lucienne, paraît dans la Revue Française. Puis d’autres, assez nombreux, sont édités sans grand succès. Il connaît le lot de tout écrivain obscur, des travaux alimentaires pour pouvoir écrire et les refus de manuscrits après plusieurs mois d’attente.

 

Et en 1876 le miracle arrive : la publication de l’Enfant du faubourg, sombre histoire d’un enfant noble recueilli par des gens peu nantis, est plus qu’un succès : un triomphe. Il devient alors la coqueluche du public, et fournit de ce jour leur pitance feuilletonesque au Petit Journal, mais aussi à la Petite République française, La Liberté, et bien d’autres, ce qui lui assure des millions de lecteurs. Il devient riche, un des trois ou quatre millionnaires du genre larmoyant, abandonnant tout autre travail. Sa vie est dès lors d’écrire dans sa maison de Bougival. Un journaliste a relaté sa méthode : plusieurs tables dans son cabinet de travail, un roman sur chacune, et lui passant d’une pile à l’autre sans jamais se tromper d’intrigues ni dévier de ses différents fils narratifs. Il est nommé Officier d’Académie le 18 avril 1876, et est élu plusieurs fois à la Société des Gens de Lettres. « Avec sa physionomie tourmentée, cheveux au vent, barbe et moustache grisonnant par endroit, nez court mais volontaire, M. Émile Richebourg nous apparait comme un de ces artistes frustes et puissants », le décrivait alors un littérateur en 1893 (E.M. Rienzi, Panthéon des lettres, des sciences et des arts). Il fait un de ses rares voyages en 1897, en Italie. Il décède peu de temps après dans sa maison de Bougival, le 26 janvier 1898, alors qu’il achevait un nouveau titre pour le Petit Parisien.

 

Sa production est importante. Il travaille sur une forme particulièrement populaire à cette époque, le récit larmoyant. Il est même presque la quintessence de ce « roman de la victime ». Il relate généralement un amour contrarié ou déçu qui condamne les héros à une sombre destinée, dont ils s’échapperont grâce à une lutte acharnée et des circonstances providentielles. Ce sont souvent des femmes tyrannisées par des nobles vicieux et avides de plaisirs quand ce n’est pas d’argent. Un autre de ses thèmes favoris : l’enfance persécutée par des mères cupides, des pères méprisables ou des oncles malfaisants. Ses personnages sont tout d’une pièce, sans aucune évolution psychologique : ce sont soit des gens généreux, presque des saints, soit des méchants, voire des crapules finies. Si certains lui reconnaissent des dialogues assez naturels (Rienzi dans son Panthéon des lettres disait : « comme parlent les braves gens »), la plupart des critiques l’accusent d’être hâtif dans la construction de ses protagonistes et de fait peu crédible. Il joue à fond tous les poncifs du genre : femmes adultères mais repentantes, patrons généreux, enfants perdus et retrouvés, nobles corrompus ou avides recevant un juste châtiment. « En un mot, ce ne sont pas des personnages de chair et de sang, mais de véritables marionnettes, taillées avec assez de soin dans du bon bois et revêtues du costume de leur rôle, mais s’exprimant par la glotte du même impresario et avec l’accent qui n’appartient qu’à ce genre d’acteurs », disait un observateur.

 

Il utilise parfois un style pseudo fantastique, qui sur-joue la terreur, avec de faux morts (La Dame voilée), des protagonistes aux réactions démesurées dans un monde simpliste constitué de lieux communs et de décors à peine ébauchés. « Dans un tel univers, il n’y a pas de place pour un authentique mystère, profond, palpable, inquiétant et l’on ne s’étonnera pas de ne croiser que de faux spectres car il convient précisément de rassurer le lecteur. Préserver le bon sens, ménager la morale, sans toutefois se priver d’émotions fortes, tel semble être le contrat librement souscrit par l’auteur et son lecteur » (Joëlle Prungnaud, Gothique et décadence, 2015, p. 192). Il joue à fond les lieux communs et les stéréotypes : unions contrariées, épouses tiraillées entre lois du mariage et amour absolu, princes épousant des bergères. Et à la fin les criminels sont punis.

 

Ses narrations sont cependant bien charpentées, avec des péripéties nombreuses et variées, emplies de sentimentalisme bon enfant et paternaliste. Les plans de ses récits sont toujours clairs malgré la multiplicité des intrigues et sous-intrigues, son langage simple, sans fioritures mais sans recherche. Il s’appuie beaucoup sur un certain art du suspense. Ses récits, parfois naïfs, exercent néanmoins un considérable attrait sur ses lecteurs. Un journal expliquait en 1897 qu’« il est, en toutes choses, bien-pensant, modéré ; il aime le peuple, mais il ne hait pas la bourgeoisie ». Mais ajoutait : « M. Richebourg ignore l’art de nuancer ; ou s’il connaît cet art, il le suppose incompatible avec l'intellect de ses clients habituels. […] Tous les lieux-communs de pensée ou d’expression que la triste humanité a créés depuis un siècle, M. Émile Richebourg les recueille, les collectionne, leur fait un sort ».

 

Ses succès sont légion : un des plus importants, à côté de l’Enfant du faubourg est La Petite Mionne, les démêlées d’une mère indigne et d’une jeune fille qui après une enfance très difficile sera récompensée. Ce roman, qui fit sangloter dans les chaumières, sera adapté au théâtre et connaîtra une belle réussite. Le Gil Blas pouvait écrire, le 1er décembre 1890 :

« La Petite Mionne, publiée il y a quelques années dans le Petit Journal, excita chez ses millions de lecteurs un enthousiasme qui confina au délire. Le tirage du journal, si je ne me trompe, en monta sur l'heure. On ne lut pas, on dévora la Petite Mionne, et, à l’heure actuelle, il paraît que l'âme du peuple français, est encore toute frémissante des émotions que lui causa la lecture de ce roman touchant, touffu et extraordinaire. »

Mais il y en eut bien d’autres : Les Deux berceaux en 1878, Les Deux mères en 1880, Les Millions de Monsieur Joramie en 1885, Le Million du père Raclot, Cendrillon, La Dame en noir, La Dame voilée, La Fille maudite, etc., en tout une série de romans que Richebourg regroupa en librairie sous le titre générique Les Drames de la vie.

 

Émile Richebourg a donc su satisfaire un public fidèle et très large, souvent pauvre, avec des histoires d’amour matinées de drames, trahisons et bassesses, qui se terminent néanmoins toujours de façon très morale. Son sentimentalisme parfois excessif recouvre aussi des idées d’ordre et de normes sociales, car c’est un conservateur bon teint. Il fut le conteur préféré des midinettes, auxquelles il donnait un petit coin de rêve dans une vie difficile. Le journal La Justice affirmait : « Avec lui on pouvait être sûr du triomphe définitif de la vertu, et une grande honnêteté se dégageait de ses productions […] à tout prendre, il fut un bon ouvrier d'une médiocre besogne. ». Mais il est totalement oublié de nos jours : son énorme popularité a disparu, les lecteurs actuels étant différents de ceux des débuts de la IIIe République. La dernière réédition d’un de ses titres date des années 1950. Cependant, un spécialiste a pu écrire récemment : « Avec une écriture discrète et le sens de la péripétie, il n’a tâché qu’à amuser la sentimentalité des lecteurs, non sans mérite dans l’exécution. Ses personnages sont parfois hâtifs et sans relief, les répliques plates comme des trottoirs, mais il se laisse encore lire » (Yves Olivier-Martin, Histoire du roman populaire, p. 181).

 

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.