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Esprits tactiles (3/4)

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21 janvier 2021

A l'heure des gestes barrières, abordons les séances de spiritisme de la fin du 19e et du début 20e s. sous un angle bien spécifique : le CONTACT PHYSIQUE ! Au programme de ce troisième épisode : des mains fluidiques, des messieurs respectables s’émouvant de la tendresse des revenantes, une médium anglaise se plaignant d’attouchements désagréables et une nébuleuse d’esprits distribuant des baisers.
 

Eusapia Palladino et les "mains fluidiques", photographiée en séance par G. de Fontenay

 

Nous avons vu dans le premier et le deuxième billet de la série combien le contact physique entre participants était primordial lors des séances de spiritisme. Les protagonistes se tiennent par la main (« chaîne médiumnique ») mais aussi se touchent pieds et avant-bras pour deux raisons : d’abord, pour favoriser les matérialisations d’esprits selon une croyance qui emprunte au mesmérisme et s’imprègne des récentes découvertes de l’électricité ; ensuite pour garantir un protocole expérimental solide (ou supposé tel !) dans lequel le toucher fait partie des dispositifs de contrôle pour éviter toute supercherie d’un médium (ou d’un comparse) qui quitterait par exemple l’assistance pour aller se déguiser en fantôme et duper tout le monde.

Nous verrons dans ce troisième billet qu'au cours de ces séances spirites, durant lesquelles les participants se touchent et s’entre-touchent pour les motifs évoqués plus haut, les esprits ne sont pas non plus en reste !
 

Des esprits parfois fort tactiles avec les participants

 

Dans de multiples récits, les esprits se matérialisent sous forme de mains vues (généralement dans un halo lumineux) et/ou senties par les participants. Ce sont les « mains fortes », « mains fluidiques » ou « mains fantômales » du lexique spirite.

Ces « mains fluidiques » que l’expérimentateur différencie des mains charnelles d’Eusapia posées sur la table et contrôlées, « donnent parfois des attouchements dans le cabinet » (L'extériorisation de la motricité : recueil d'expériences et d'observations [4e éd. mise à jour] d'Albert de Rochas, 1906)

Dans certains relevés de séances, elles sont une myriade et ne se privent pas de palper les participants :

« Pendant tout ce temps, des formes allaient et venaient, mais elles se montraient seulement ; des mains de différentes formes et grosseurs touchèrent les personnes les plus rapprochées du cabinet. »

 

Il n’est pas rare que certaines apparitions fassent montre de tendresse et distribuent même de bien douces accolades à l’assistance. C’est le cas de l’esprit de la petite Katie Brink qui va jusqu’à s’asseoir sur les genoux du colonel Henry S. Olcott et l’embrasser, lors d’une séance en 1874 qu’il raconte dans People from the Other World, et rapportée par Aksakow :


 

Mais tous les esprits ne sont pas dans les mêmes dispositions. Si le contact est parfois agréable comme en témoigne encore l’ingénieur Schoultz en 1894 dont la main « fut prise et serrée chaleureusement, trois fois, par une main de femme très douce et tiède », il est parfois totalement déplaisant, voire pernicieux. La médium en fait les frais lors de la même séance :

« Un phénomène lumineux se produisit entre les draperies, au milieu du cabinet ; on eût dit une figure se tenant debout derrière la chaise de la médium. Celle-ci (la médium) poussa un de ces gros soupirs comme il lui en échappait quelquefois durant les séances. Le soupir dénotait une sensation pénible. Puis elle prononça ces mots : - " quelqu'un du cabinet m'a touchée par derrière, je l'ai très bien senti "  »

 

La photographie (peu nette) ci-dessous est censée illustrer la séance décrite plus haut : une main puis un bras sortiraient des draperies qui sont à proximité du cabinet et derrière la médium :

Un cas de dématérialisation partielle du corps d'un médium
d'Aleksandr Aksakov, 1896

Certains auteurs nous décrivent des esprits taquins, tactiles et blagueurs dont les mains agitées n’ont absolument aucune limite :

 

Ces baisers que distribuent les esprits de leur propre chef - et sans s'assurer du consentement des destinataires - dans ce petit texte d’un ouvrage de 1907 du Docteur Lapponi (L’hypnotisme et le spiritisme : étude médico-critique), ce sont quelquefois les participants qui les réclament ! C’est ce qui se passe lors d’une séance à Milan racontée par Albert de Rochas dans L’extériorisation de la motricité, recueil d’expériences et d’observations :

« L'un de nous ayant exprimé le désir d'être embrassé, sentit devant sa bouche le bruit rapide d'un baiser, mais non pas accompagné d'un contact de lèvres ; cela se produisit deux fois (21 septembre et 1er octobre) »

Cette fois, le contact n’a pas vraiment eu lieu et les esprits sont restés quelque peu à distance !

Dans tous les cas, ce motif du baiser donné par les esprits n’est pas rare du tout. Il peut conclure les séances, comme ici dans le récit du Docteur Dussart, paru dans Le Progrès spirite du 1er janvier 1910 :

 

Nous avons quelques exemples d’esprits timorés ou goûtant peu le contact trop étroit. C’est ainsi ce que relate le Capitaine Lefranc dans Les Deux Mondes illustrés du 12 septembre 1880. L’auteur du récit souhaite examiner un peu plus avant la « main forte de l’esprit » étudiant la forme du pouce, mais malheur à lui, l’esprit (indocile, discret ou pudique ?) s’arrache à cette exploration un peu trop intime :


 

Certains esprits sont au contraire plus coopératifs et plus impliqués. C’est le cas de Dan, l’esprit d’un « soldat américain tué à Cuba » qui va jusqu’à ligoter plus fortement la médium, Miss Anna Burton, que ne l'ont fait les expérimentateurs, pour garantir à l’assistance qu’aucune supercherie n'est à l’œuvre (Le Progrès spirite, 1er janvier 1910) :

« Le contrôle se servit de la ficelle dont nous avons parlé pour lier les membres du médium et on constata qu’elle était fixée par les nœuds les plus compliqués. Plus tard on plaça des ciseaux sur la table ; une main fantômale les prit, divisa la ficelle en deux parties égales qui furent employées séparément par Dan pour attacher les bras et les pieds du médium, et tous les phénomènes continuèrent avec la même intensité. »

Notre œil contemporain s’amuse encore une fois du décalage entre un propos spirite aux fortes prétentions scientifiques et des phénomènes « surnaturels » racontés qui nous semblent, eux, pour le moins fantaisistes. Ces récits d'expériences, témoignages et guides pratiques spirites nous apparaissent d'autant plus singuliers que les protocoles expérimentaux étudiés mettent en étroite relation des corps d'individus vivant au sein d'une société pourtant régie par des codes de conduites moraux et corporels assez stricts.

Cette incongruité, beaucoup de journalistes et de nouvellistes de l’époque la ressentent aussi et s’en saisissent pour offrir à leurs lecteurs des articles satiriques fort savoureux, particulièrement piquants. Dans le prochain billet, nous quitterons les textes, dessins et photographies produits à l’intérieur du spiritisme - qui nous font incidemment sourire - pour aller vers des discours émanant d’observateurs extérieurs pour lesquels le rire du lecteur est clairement le but à atteindre. Nous verrons combien cette production journalistique moqueuse use régulièrement des mêmes motifs érotico-humoristiques et manie à loisir les doubles-sens suggestifs quand il s’agit d’aborder le sujet du spiritisme. Cette nouvelle déclinaison du contact physique dans le spiritisme conclura la série et sera le thème du dernier billet « Guéridons galants ».

 

Pour consulter les deux billets précédents, c'est ici :

 

Pour aller plus loin

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