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Chapeau gibus et gants de cuir

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10 juin 2020

« Haut-de-forme » est une ellipse pour « chapeau haut-de-forme ».  Il est à Arsène Lupin ce que le deerstalker est à Sherlock Holmes. Un couvre-chef qui participe à la mythologie du personnage. Mais qui n’existe que grâce à l’imagination débordante des successeurs de Maurice Leblanc et d’Arthur Conan Doyle.

Il est aussi le chapeau de Mandrake le magicien dans le comic strip américain des années 30. Un élément de costume qui, à lui seul, rend la silhouette du héros reconnaissable entre mille, même de dos, même dans l’ombre. Aucun autre chapeau ne symbolise en effet d’une manière aussi directe l’élégance. Veut-on définir son héros comme un gentleman qu’il suffit de l’affubler d’un haut-de-forme. Cette simplicité n’est pas cependant sans revers : facile à dessiner, il se prête aussi à toutes les caricatures.
 

Haut-de-forme et haute finance

Dans l’imaginaire collectif, le haut-de-forme incarne la haute finance. Dans ses premières aventures, Balthazar Picsou est tête nue, porte un chapeau melon ou un béret écossais. Puis, à partir de Race to the South Seas (Course dans les mers du Sud), il ne quitte plus son chapeau haut-de-forme. Celui de Mister Monopoly est pour sa part indissociable du célèbre jeu de plateau. Ce chapeau est donc devenu dans la représentation sociale celui du grand capital et des élites financières. En anglais, haut-de-forme se dit top hat. Ou high hat. Et dans ce cas, de façon familière, il désigne un « snob ».
Selon le savoir-vivre, le haut-de-forme se portait traditionnellement avec la redingote ou l'habit (queue-de-pie, frac et jaquette, en fonction des circonstances). Il était aussi l’apanage des cérémonies officielles. Il était enfin réservé aux soirées, aux bals, aux mariages et aux courses.
 

Les hippodromes (Auteuil, Longchamp, Maisons-Laffitte, Vincennes, etc.) sont une belle occasion de l’exhiber. Les propriétaires de chevaux y parient dans une enceinte à part. Hommes et femmes sont sur leur trente-et-un et tirés à quatre épingles. Queues-de-pie, hauts-de-forme ou melons pour les premiers. Grands chapeaux et robes haute couture pour les secondes. Tandis que les spectateurs et parieurs populaires s’entassent sur la pelouse.

De fait, un cigare et un haut-de-forme sont souvent utilisés dans les caricatures pour croquer les riches. Le dessinateur de presse Georges Wolinski en a d’ailleurs fait un peu sa marque de fabrique. Et au carnaval, fête de l’inversion des valeurs, malheur à qui se pavanait autrefois avec son haut-de-forme. Le pauvre volait du haut du pavé et tombait dans le caniveau. C’est que le carnavaleux est facétieux !

 

 

Le gibus à la Comédie-Française ou à l’Opéra

Antoine Gibus est l’inventeur d’un chapeau mécanique (sa coiffe est garnie à l'intérieur de ressorts qui permettent de l'aplatir) qui porte son nom. Et qui entre au panthéon des antonomases (ces patronymes qui deviennent des substantifs), comme poubelle, sandwich, etc. Clic ! Clac ! Le bruit qu’il fait lui vaut d’être appelé « claque ». Il se replie ou se déploie, fait la queue de paon.  C’est l’accessoire qui permet d’être léger sans perdre de son assise. Il est aux hommes ce que l’éventail et les jumelles de théâtre sont aux femmes. Il peut se poser sur les genoux, rester sous le bras. Il est bien pratique. Tandis que le chapeau en soie non pliable reste plus chic. Son domaine de prédilection est la Comédie-Française ou l’Opéra, la nuit, le demi-monde et autres milieux interlopes.
 

Riflard et le parapluie, Gibus et le haut-de-forme, in Journal du Dimanche du 26/10/1913.

Bien qu’il s’agisse d’une invention parisienne, il est également désigné par un anglicisme, opera hat, parfois écrit à la française « opéra-hat », au grand dam des chroniqueurs du siècle. Autre « scandale » pour l’époque, les élégants le portent non plus avec un frac, une jaquette, ou une redingote, mais avec un veston ou un smoking.
 

Roger-Viollet, Un noceur in 100 ans de mode, 1996
 

Gibus chez Proust À la recherche du temps perdu. 1, Du côté de chez Swann, p. 298
 

Couverture du Journal amusant du 12 décembre  1903
 

Le haut-de-forme et le monde de la nuit (cabaret, music-hall, casino)

Parallèlement à la respectabilité de sa vie diurne, le haut-de-forme mène une double vie nocturne. Qu’il culmine sur la tête de Monsieur Loyal au cirque, d’un prestidigitateur dans un casino de Las Vegas, ou d’une meneuse de revue au Lido ou au Moulin-Rouge, il est la touche finale d’un costume prévu pour faire rêver les noctambules.

Qu’elle joue Lola-Lola dans L'Ange bleu (1930), Amy Jolly dans Cœurs brûlés (1930), ou Helen dans Blonde Vénus (1932), Marlene Dietrich rend le haut-de-forme indissociable de ses rôles de chanteuse de cabaret. C’est le temps des années dorées (Goldene zwanziger Jahre) de la république de Weimar (Weimarer Republik). Qu’elle soit en porte-jarretelles ou en frac, son chapeau se veut soulignement ou contrepoint de sa « féminité » ou de sa « masculinité ». L’actrice, en empruntant un couvre-chef emblématique du vestiaire de l’homme, refuse les stéréotypes de genre. Au music-hall, où tout est illusion, l’androgynie est reine. Fan de Marlene Dietrich, Madonna s’en souviendra en arborant à plusieurs reprises le mythique haut-de-forme au parfum de scandale.

 

A la ville comme à la scène ? Marlene Dietrich quitte son haut-de-forme pour un béret / Acmé, Paris, 1933

Délaissant le cinéma, Marlene Dietrich continuera sa carrière au music-hall, où elle mettra en valeur le sulfureux claque ou le chicissime huit-reflets. Qui est, comme son nom l’indique, un haut-de-forme en soie noire très brillante, sur le fond duquel on distingue huit reflets. De nombreux shows à l’américaine (ou à la continentale) s’en souviendront. Qu’un haut-de-forme apparaisse, et la magie opère ! Que le spectacle commence…
 

Mesdames Solveig et Kotta (numéro sur un tube - chapeau haut-de-forme), 1932

 

Par ellipse, le « chapeau à claque » devient un « claque ». Et par apocope, le gibus un « gib » ou « gibe ». Par analogie de forme (du temps de sa splendeur), le haut-de-forme est qualifié de « tube » ou de « tuyau-de-poêle ».
De fait, celui qui le porte semble un ramoneur, un « fumiste », c’est-à-dire un bourgeois, dans l’argot des polytechniciens.
 

Albert-Lévy et G. Pinet, L'argot de l'X : illustré par les X, 1894
 

Être « en fumiste » égale « être en civil », chez les militaires. Quand ils ne le nomment pas « blum », « blockhaus » (avec toutes ses variantes orthographiques « blocus », « blocaus »). Sans oublier « shako ». Les collégiens préfèrent dire « bosselard » (tiré vraisemblablement de « bosselé »).

 

« Le tube tromblon », in Comœdia illustré : journal artistique bi-mensuel, 5 avril 1913

Celui qui arbore un tel couvre-chef cherche à se donner contenance. On imagine donc que le haut-de-forme pourrait servir de récipient de forme cylindrique. On le surnomme alors « boisseau », voire « décalitre » par exagération. Peut-être par dérision, les charbonniers l’appellent « album » (blanc en latin). L’impression qu’il donne d’être un œil lui vaut chez les voleurs le surnom de « cyclope ». Il est aussi appelé « cadratin », par allusion au caractère d’imprimerie. Chez les faubouriens enfin, il est une « capsule ». Même les bourgeois auraient leur petit nom pour le désigner, « couvre-amour ».
 

A force d’être plié et déplié, le chapeau mécanique finit par ressembler à un « accordéon ». Quand il semble en fin de vie, il n’est plus qu’un « gadin » (un vieux chapeau). Il ne reste plus alors qu’à passer chez un « niolleur ». Le « niolle » (= « gnolle » ou « niole ») est un chapeau retapé, chez les marchandes du Temple.
En attendant, il serait possible selon une publicité de l’époque de faire briller sa soie presque comme au premier jour. Mais à la fin, le gibus trouvera toujours quelque utilité pour l’art de la photographie au magnésium. Le haut-de-forme qui a orné autrefois les têtes couronnées permettra, même totalement défraîchi, d’en saisir désormais le portrait. Comme si le haut-de-forme participait d’une sorte d’économie circulaire…

 

« La pierre La Lumineuse qui redonne une jeunesse à la soie » in La Revue mondaine : hebdomadaire, littéraire et artistique, 5 janvier 1902.
 

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