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Julia Margaret Cameron, questions autour de deux portraits

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10 mai 2021

Parmi le peu de noms de femmes photographes du XIXe siècle qui soient parvenus jusqu’à nous émerge celui de la britannique Julia Margaret Cameron (1815-1879). Ses compositions fascinantes évoquent aussi bien le romantisme victorien que les peintres préraphaélites. Ceux, particulièrement saisissants, de Julia Prinsep Jackson, mère de Virginia Woolf, ont attiré notre attention.

Julia Jackson, en buste, de profil, à droite et Julia Jackson, en buste, de de trois-quarts, à droite, photographies de Julia Margaret Cameron, 1867

Ces portraits dont la forme ovale suggère un camée antique sont ceux d’une jeune femme rêveuse, à la beauté  insaisissable, qui semble presque extérieure à la prise de vue. Le spectateur est tenté d’intercepter le cours de ses pensées, de lui imaginer un destin romanesque, ou s’interroge  tout simplement sur l’artiste et son modèle.
 
Toutes deux issues d’une riche famille anglo-indienne, fréquentant des milieux intellectuels  et des cercles artistiques, Julia Margaret Cameron (la photographe) et Julia Prinsep Jackson (le modèle, qui n'est autre que sa nièce) suscitent, par leurs parcours respectifs, des interrogations sur la place qu’on leur accorde, ou qu’elles s’accordent à elles-mêmes, dans la société de leur époque.
 
Qui est  Julia Margaret Cameron ?
 
Julia Margaret Pattle, née en 1815 à Calcutta, évolue toute sa vie dans un milieu privilégié. Après une jeunesse passée en France,  en Angleterre et en Inde,  elle se rend en Afrique du Sud où elle effectue deux rencontres déterminantes : celle de l’astronome et chimiste John Herschel, par ailleurs grand amateur de photographie, qui lui fera découvrir le médium, et celle du juriste Charles Hay Cameron, qu’elle épouse en 1838 et dont elle aura six enfants.
 

(Carte établie d’après des données collectées par le Capitaine Prinsep, membre de la famille)
 

Son existence se partage entre l’Inde, Ceylan (actuel Sri Lanka) puis l’Angleterre, où le couple s’installe en 1848. Dès cette époque, elle commence à fréquenter des artistes, parmi lesquels le poète Alfred Tennyson qui devient un ami proche.

 

 
En 1863, le couple achète une propriété sur l’île de Wight,  lieu de villégiature très prisé de l’époque, dans le village de Freshwater, à côté de la propriété de Tennyson. La résidence, surnommée « Dimbola » en hommage au nom d’une plantation où le couple fait cultiver du café à Ceylan, devient rapidement un lieu fréquenté par des artistes et des personnalités : le poète Robert Browning, le romancier William Makepeace Thackeray, l'historien Thomas Carlyle, le naturaliste Charles Darwin...

 
Ce n’est qu’en 1864 (elle est alors âgée de 48 ans) que Julia Margaret Cameron, ayant reçu en cadeau de sa fille Julia Hay Cameron et de son gendre un appareil destiné à tromper sa solitude (son mari est alors aux Indes et ses enfants ont grandi),  découvre réellement la pratique de la photographie. Pendant une douzaine d’années, elle réalise des portraits de sa famille, de ses amis, de leurs enfants,  de son entourage parfois célèbre : écrivains, peintres, acteurs ou scientifiques.

“It may amuse you, Mother, to try to photograph during your solitude at Freshwater." Julia Hay Cameron à sa mère, Noël 1863.

Dès 1865, le Victoria &Albert Museum lui achète 80 photographies et met à sa disposition un petit studio de pose.
Son style est très identifiable : sens de la mise en scène, pour des compositions allégoriques (religieuses ou littéraires) faisant appel à des costumes et accessoires, portraits intimes ou ténébreux aux cadrages resserrés, recherchant les flous, ce qu’on pouvait alors considérer comme une imperfection technique. Les forts contrastes participent de la force évocatrice de ses photographies.

 

 

Son retour à Ceylan, où elle s’éteint en 1879, signe la fin de sa carrière.

 
Qui est Julia Prinsep Jackson ?
 
Julia Prinsep Jackson est la nièce de Julia Margaret Cameron.  Egalement née à Calcutta, en 1846, elle grandit en Angleterre où elle fréquente très tôt le cercle littéraire et artistique de la propriété familiale de Little Holland House, dans le Middlesex. Célèbre, à l’instar de ses sœurs, pour sa beauté et son aura, elle devient ainsi modèle pour plusieurs peintres, des préraphaélites comme Edward Burne-Jones ou des symbolistes comme George Frederick Watts.

 
Elle est  aussi, tout au long de sa vie d’adulte,  un des modèles favoris de sa tante, qui réalise plus de 50 portraits photographiques d’elle.

 

Sur ces deux photographies, elle est âgée de 21 ans et vient d’épouser Mr Herbert Duckworth, dont elle sera veuve trois ans plus tard, après la naissance de trois enfants : George, Stella et Gerald. Remariée à Sir Leslie Stephen en 1878, elle devient également la mère de Vanessa, Thoby, Virginia et Adrian.
Loin de se cantonner aux rôles de muse, d’épouse et de mère au foyer, Julia Prinsep Jackson s’investit dans plusieurs activités sociales et philanthropiques : elle publie notamment un livre sur son expérience d’infirmière, Notes from Sick Rooms, ainsi que des contes pour enfants. Agnostique, c’est une femme de conviction, qui reçoit chez elle les plus pauvres et prend publiquement leur défense.

 

 

Sa mort prématurée en 1895, à l’âge de 49 ans, est un grand choc émotionnel pour sa fille Virginia (mariée à Leonard  Woolf en 1912), appelée à l’immense carrière d’écrivain que l’on connaît.

 
Et dans tout ça, qui a peur de Virginia Woolf ?

Il est tentant de voir dans les cercles de l’aristocratie intellectuelle et artistique où évoluent ces deux femmes la préfiguration  du célèbre Bloomsbury Group, fondé par un des fils de Julia Jackson, Thoby, et dont la plus illustre représentante est sa fille Virginia, dont est membre également son autre fille Vanessa Bell, artiste peintre, De la même manière, ces femmes cultivées et émancipées, l’une artiste, l’autre engagée, semblent être des « féministes » avant l’heure, de sorte que la parenté intellectuelle  avec l’auteur D’une chambre à soi paraît évidente.
En réalité, leurs destins respectifs permettent d’aborder sous divers aspects la question de la place des femmes dans le contexte culturel de leur temps, posée avec éclat par la carrière et l’œuvre de Virginia Woolf.

 

 

Si elle a œuvré pour la reconnaissance et les droits des femmes, la question du féminisme de Julia Prinsep Jackson mérite d’être posée : opposante à l’idée du droit de vote pour les femmes, elle prône l’idée alors dominante dans les milieux intellectuels de la société victorienne du « égaux mais séparés » : la femme n’est pas inférieure  à l’homme mais hommes et femmes  ont chacun leurs domaines d’excellence dans lesquels ils doivent œuvrer. Laissons chacun(e) juge du caractère progressiste ou non de cette idée…
 
Quant à Julia Margaret Cameron,  son activité de photographe, aussi intense que tardive (elle réalise environ 900 photographies en 12 ans), qui relève au commencement du loisir,  peut être comparée à celle d’autres grands photographes amateurs anglais d’autant plus inventifs qu’ils sont dégagés des contraintes professionnelles : Lady Clementina Hawarden et Lewis Carroll.

Toutefois, si elle devient très tôt  membre de la Photograhic Society de Londres, expose son œuvre et la fait publier, elle n’est qu’incomplètement reconnue par ses pairs. Son professionnalisme  est régulièrement mis en question par nombre de ses contemporains, qui raillent le côté inachevé et «enfantin » de son œuvre, ainsi que par la critique qui accueille assez mal certaines de ses publications. A ces arguments, Julia Margaret Cameron oppose une vision « artistique » et exigeante de la pratique photographique finalement très en avance sur son époque, où ce médium émerge à peine de son statut de technique nouvelle.

On peut retenir, dans ces parcours à la fois traditionnels et précurseurs, une idée qui deviendra centrale chez Virginia Woolf : la nécessité absolue pour les femmes de développer une "sphère à soi", artistique, intellectuelle ou sociale, dans laquelle puisse s'épanouir le talent, qui ne dépende pas entièrement du statut marital et familial.

 
 
Notons que la reconnaissance posthume de l’œuvre de Julia Margaret Cameron doit beaucoup à ses nièce et petite-nièce : en 1886, l’entrée à son nom dans le Dictionary of National Biography, une des seules correspondant à une femme, est rédigée par Julia Prinsep Jackson tandis qu’en 1926, Victorian Photographs of Famous Men and Fair Women, une des premières monographies à lui être consacrée, est l’œuvre de Roger Fry et de Virginia Woolf.
 
C’est  Vanessa Bell, la sœur ainée de Virginia, elle-même peintre, qui fera don en 1945 à la Bibliothèque nationale d’un ensemble de documents comprenant ces deux portraits, ceux là même offerts par la photographe à sa nièce et modèle,décidemment riches en histoires à raconter.

 
Voir aussi
 
Les photographies de Julia Margaret Cameron numérisées dans Gallica
Le billet de blog « Virginia Woolf et les arts »

Et ailleurs
 
Julia Margaret Cameron: Complete Photographs. Julian Cox, Colin Ford, Joanne Lukitsh, Philippa Wright. 2002. A lire sur le site du Getty Center
 
Julia Margaret Cameron sur le site du Victoria & Albert Museum
 
Dimbola, maison-musée dédiée à Julia Margaret Cameron sur l’Île de Wight
 
Virginia Woolf sur le site de la British Library
 
A room of One’s Own (Une Chambre à soi) sur le site de la British Library

Sur  William Henry Fox Talbot : Larry J. Schaaf, The Photographic Art of William Henry Fox Talbot, Princeton, Oxford,Princeton University Press.

Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité.
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