Julia Margaret Cameron, questions autour de deux portraits
Parmi le peu de noms de femmes photographes du XIXe siècle qui soient parvenus jusqu’à nous émerge celui de la britannique Julia Margaret Cameron (1815-1879). Ses compositions fascinantes évoquent aussi bien le romantisme victorien que les peintres préraphaélites. Ceux, particulièrement saisissants, de Julia Prinsep Jackson, mère de Virginia Woolf, ont attiré notre attention.
Ces portraits dont la forme ovale suggère un camée antique sont ceux d’une jeune femme rêveuse, à la beauté insaisissable, qui semble presque extérieure à la prise de vue. Le spectateur est tenté d’intercepter le cours de ses pensées, de lui imaginer un destin romanesque, ou s’interroge tout simplement sur l’artiste et son modèle.
Toutes deux issues d’une riche famille anglo-indienne, fréquentant des milieux intellectuels et des cercles artistiques, Julia Margaret Cameron (la photographe) et Julia Prinsep Jackson (le modèle, qui n'est autre que sa nièce) suscitent, par leurs parcours respectifs, des interrogations sur la place qu’on leur accorde, ou qu’elles s’accordent à elles-mêmes, dans la société de leur époque.
Qui est Julia Margaret Cameron ?
Julia Margaret Pattle, née en 1815 à Calcutta, évolue toute sa vie dans un milieu privilégié. Après une jeunesse passée en France, en Angleterre et en Inde, elle se rend en Afrique du Sud où elle effectue deux rencontres déterminantes : celle de l’astronome et chimiste John Herschel, par ailleurs grand amateur de photographie, qui lui fera découvrir le médium, et celle du juriste Charles Hay Cameron, qu’elle épouse en 1838 et dont elle aura six enfants.
Son existence se partage entre l’Inde, Ceylan (actuel Sri Lanka) puis l’Angleterre, où le couple s’installe en 1848. Dès cette époque, elle commence à fréquenter des artistes, parmi lesquels le poète Alfred Tennyson qui devient un ami proche.
En 1863, le couple achète une propriété sur l’île de Wight, lieu de villégiature très prisé de l’époque, dans le village de Freshwater, à côté de la propriété de Tennyson. La résidence, surnommée « Dimbola » en hommage au nom d’une plantation où le couple fait cultiver du café à Ceylan, devient rapidement un lieu fréquenté par des artistes et des personnalités : le poète Robert Browning, le romancier William Makepeace Thackeray, l'historien Thomas Carlyle, le naturaliste Charles Darwin...
“It may amuse you, Mother, to try to photograph during your solitude at Freshwater." Julia Hay Cameron à sa mère, Noël 1863.
Son style est très identifiable : sens de la mise en scène, pour des compositions allégoriques (religieuses ou littéraires) faisant appel à des costumes et accessoires, portraits intimes ou ténébreux aux cadrages resserrés, recherchant les flous, ce qu’on pouvait alors considérer comme une imperfection technique. Les forts contrastes participent de la force évocatrice de ses photographies.
Qui est Julia Prinsep Jackson ?
Julia Prinsep Jackson est la nièce de Julia Margaret Cameron. Egalement née à Calcutta, en 1846, elle grandit en Angleterre où elle fréquente très tôt le cercle littéraire et artistique de la propriété familiale de Little Holland House, dans le Middlesex. Célèbre, à l’instar de ses sœurs, pour sa beauté et son aura, elle devient ainsi modèle pour plusieurs peintres, des préraphaélites comme Edward Burne-Jones ou des symbolistes comme George Frederick Watts.
Loin de se cantonner aux rôles de muse, d’épouse et de mère au foyer, Julia Prinsep Jackson s’investit dans plusieurs activités sociales et philanthropiques : elle publie notamment un livre sur son expérience d’infirmière, Notes from Sick Rooms, ainsi que des contes pour enfants. Agnostique, c’est une femme de conviction, qui reçoit chez elle les plus pauvres et prend publiquement leur défense.
Sa mort prématurée en 1895, à l’âge de 49 ans, est un grand choc émotionnel pour sa fille Virginia (mariée à Leonard Woolf en 1912), appelée à l’immense carrière d’écrivain que l’on connaît.
Et dans tout ça, qui a peur de Virginia Woolf ?
Il est tentant de voir dans les cercles de l’aristocratie intellectuelle et artistique où évoluent ces deux femmes la préfiguration du célèbre Bloomsbury Group, fondé par un des fils de Julia Jackson, Thoby, et dont la plus illustre représentante est sa fille Virginia, dont est membre également son autre fille Vanessa Bell, artiste peintre, De la même manière, ces femmes cultivées et émancipées, l’une artiste, l’autre engagée, semblent être des « féministes » avant l’heure, de sorte que la parenté intellectuelle avec l’auteur D’une chambre à soi paraît évidente.
En réalité, leurs destins respectifs permettent d’aborder sous divers aspects la question de la place des femmes dans le contexte culturel de leur temps, posée avec éclat par la carrière et l’œuvre de Virginia Woolf.
Toutefois, si elle devient très tôt membre de la Photograhic Society de Londres, expose son œuvre et la fait publier, elle n’est qu’incomplètement reconnue par ses pairs. Son professionnalisme est régulièrement mis en question par nombre de ses contemporains, qui raillent le côté inachevé et «enfantin » de son œuvre, ainsi que par la critique qui accueille assez mal certaines de ses publications. A ces arguments, Julia Margaret Cameron oppose une vision « artistique » et exigeante de la pratique photographique finalement très en avance sur son époque, où ce médium émerge à peine de son statut de technique nouvelle.
On peut retenir, dans ces parcours à la fois traditionnels et précurseurs, une idée qui deviendra centrale chez Virginia Woolf : la nécessité absolue pour les femmes de développer une "sphère à soi", artistique, intellectuelle ou sociale, dans laquelle puisse s'épanouir le talent, qui ne dépende pas entièrement du statut marital et familial.
C’est Vanessa Bell, la sœur ainée de Virginia, elle-même peintre, qui fera don en 1945 à la Bibliothèque nationale d’un ensemble de documents comprenant ces deux portraits, ceux là même offerts par la photographe à sa nièce et modèle,décidemment riches en histoires à raconter.
Voir aussi
Les photographies de Julia Margaret Cameron numérisées dans Gallica
Le billet de blog « Virginia Woolf et les arts »
Et ailleurs
Julia Margaret Cameron: Complete Photographs. Julian Cox, Colin Ford, Joanne Lukitsh, Philippa Wright. 2002. A lire sur le site du Getty Center
Julia Margaret Cameron sur le site du Victoria & Albert Museum
Dimbola, maison-musée dédiée à Julia Margaret Cameron sur l’Île de Wight
Virginia Woolf sur le site de la British Library
A room of One’s Own (Une Chambre à soi) sur le site de la British Library
Sur William Henry Fox Talbot : Larry J. Schaaf, The Photographic Art of William Henry Fox Talbot, Princeton, Oxford,Princeton University Press.
Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité.
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