Les patronnes dans le champagne
Femmes dans un univers masculin, les patronnes de maisons de champagne ont un rôle déterminant dans l’histoire de ce vin. Retour sur les parcours de la Veuve Clicquot, de Louise Pommery et de Camille Olry-Roederer.
Extrait de publicité pour le champagne Ruinart par Alphonse Mucha (1896)
Dans les publicités sur le champagne, les femmes sont souvent mises en avant alors que l’élaboration de ce vin est surtout le fait d’hommes. Et pourtant, des femmes ont dirigé des entreprises dans un milieu où la continuité familiale est déterminante.
Barbe-Nicole Ponsardin, Veuve Clicquot.
Fille et femme de négociants textiles, veuve en 1805, elle succède à son mari à la tête de la maison de champagne. Les premières années sont très dures dans le contexte des guerres napoléoniennes. Alors que le champagne est habituellement un assemblage de vins de plusieurs années, la veuve Clicquot a l’idée de regrouper les raisins d’une année exceptionnelle : elle crée ainsi le premier millésime en 1810.
En 1814, les soldats russes pillent les caves rémoises : « Ils boivent ? Ils paieront ! » dit-elle. La Veuve Clicquot expédie 10 000 bouteilles pour conquérir le marché russe en contournant le blocus. Il s’agit d’être la première dans ce pays lors de la paix.
Ce coup d’éclat lui assure la fidélité de ce marché qui se délecte du klikofskoe. Au Congrès de Vienne (1814-1815), son champagne est sur la table pendant des mois, ce qui assure pour longtemps sa présence au sein de l’élite européenne (le Prussien Frédéric-Guillaume IV est surnommé « König [roi] Clicquot »).
Pressentant l’importance de la marque alors que les bouteilles n’ont pas d’étiquette, elle appose sur les bouchons le VCP de Veuve Clicquot Ponsardin et l’ancre marine de son ambition commerciale. Quand les étiquettes se développent, Barbe-Nicole choisit l’emblématique jaune. Toujours attentive à sa réputation, elle intente divers procès.
Assurant ses approvisionnements par l’achat de plus de 300 ha dans les meilleurs crus, Barbe-Nicole est à l’origine du premier rosé selon la technique actuelle (1818). Elle sait bien s’entourer, par des Allemands, essentiels dans le développement du champagne : Louis Bohne parcourt inlassablement l’Europe, Aloÿs (Antoine) Müller invente la table de remuage et Edouard Werlé la convainc d’acheter à moindre coût des vins de la région d’Epernay alors dédaignée.
La Veuve Clicquot meurt en 1866 dans son château de Boursault. La presse lui rend hommage à travers le monde alors qu’elle n’a jamais franchi une frontière.
Au point de vue de l'intelligence commerciale, tous ses contemporains affirmaient que cela avait été une crâne femme.
(A propos de la Veuve Clicquot, dans Mes souvenirs littéraires (1888) par Charles Monselet, un des premiers journalistes gastronomiques)
Jeanne Alexandrine Louise Pommery.
Alors qu’elle ne connaît rien à la vinification, Louise Pommery reprend une petite maison de champagne (Pommery-Greno) suite à la mort en 1858 de son mari, par ailleurs négociant en laine. Sous sa direction, la production passe d’environ 50 000 bouteilles en 1850 à 2 millions à la fin du XIXe siècle. Si les cours européennes ont fait la fortune de la Veuve Clicquot, c’est l’effervescence de la Belle Epoque qui enrichit la Veuve Pommery.
Elle cherche à développer un vin pour la clientèle britannique, moins sucré, à rebours de l’usage de l’époque. Le Pommery Nature est créé en 1874, grâce à une meilleure connaissance de la fermentation notamment due aux travaux de Pasteur. Madame Pommery aide d’ailleurs les recherches de celui-ci (qui travaille alors à… l’élimination des lapins). Pour réduire le sucre, il faut notamment allonger le vieillissement du vin et donc augmenter ses capacités de stockage. Elle fait de cet impératif une vitrine : Louise Pommery crée des caves de prestige avec escalier monumental et quatre grands bas-reliefs sculptés.
Des mineurs du Nord travaillent à relier des crayères gallo-romaines et à créer 18km de caves. Le tout est surplombé de bâtiments néo-élisabéthains, clin d’œil à sa clientèle anglaise. Pommery est précurseur dans l’organisation de nombreuses visites, notamment dans le monde professionnel et politique.
Louise Pommery recourt à la justice pour défendre sa marque des usurpations. Soucieuse de son image, elle rétablit les faits quand on lui reproche d’avoir logé un Allemand lors de la guerre de 1870-71.
Attentive à la bienfaisance, elle lègue Les Glaneuses de Millet à la France après son décès en 1890. Établissant une politique sociale pour ses employés, Louise crée des caisses de « sécurité sociale », de retraite et un orphelinat. Cela permet de ne pas oublier le rôle des hommes mais aussi des femmes à divers niveaux de l’élaboration du champagne. Elles sont d’abord employées aux tâches les moins nobles, dans les vignes ou en caves (sauf pendant les guerres), puis leurs activités s’étendent (notamment la taille).
Camille Olry-Roederer
Quand Camille Olry-Roederer reprend la maison à la mort de son mari Léon en 1932, les difficultés se sont accumulées : le phylloxéra ravage les vignes à la fin du XIXe siècle, ce qui entraîne la révolte des vignerons en 1911, puis la Première Guerre mondiale déstabilise la production ; enfin, la révolution de 1917 supprime le débouché russe et la Prohibition le marché américain.
L’entre-deux-guerres est donc une période difficile pour la maison de Léon Olry-Roederer dont les ventes sont divisées par dix. Celui-ci rencontre Camille Milpied, une ancienne mannequin de Jenny Sacerdote désormais associée à la marque de mode. Il l’épouse et meurt quelques mois plus tard.
Camille Olry-Roederer se bat pour reprendre la maison en tant que femme, non champenoise et héritière par alliance, face à son beau-frère et ses neveux. Elle gagne les procès et cherche à soigner ses relations avec la profession. Camille sait bien s’entourer, notamment d’une équipe sortie de l’Ecole de commerce de Reims.
Le champagne, vin des élites, se démocratise dans la seconde moitié du XXe siècle en jouant sur une image festive. Ainsi elle organise de nombreuses fêtes. Camille Olry-Roederer parcourt le monde pour conquérir de nouveaux marchés, comme en 1954 où elle réside deux mois à Beverly Hills. Elle poursuit aussi l’œuvre de son mari dans un autre milieu très masculin, celui des courses de chevaux.
D’autres exemples auraient pu être développés : Lily Bollinger, les femmes du champagne Laurent-Perrier, les veuves Devaux. Beaucoup sont des veuves, alors seul moyen juridique pour une femme d’être chef d’entreprise, de tenir une comptabilité, signer des chèques, ouvrir un compte. Aujourd’hui, la patronne en champagne devient parfois un argument marketing dans un contexte où environ un tiers des exploitations sont dirigées par des femmes.
Pour aller plus loin :
- Découvrir une encyclopédie du champagne sur Gallica intramuros.
- Visite des vignobles champenois et description des techniques dans les années 1920.
- Sélection "Sources pour l'histoire des entreprises" dans les "Essentiels de l'économie".
Dans la série « Les femmes entrepreneuses », découvrez les parcours de patronnes dans l’industrie lourde, le commerce ou le livre et le textile ainsi que Marthe Hanau, banquière des Années folles.
Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité
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Commentaires
bravo
Article précis qui montre le dynamisme et la ténacité des femmes de ces époques.
Merci
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