Molière et la comédie-ballet (1/3)
Avec le chorégraphe Beauchamps, puis le compositeur Lully, Molière est l’inventeur de la comédie-ballet qui prend son essor dans les années 1660. Au cours de cette décennie, alors que l’opéra français n’en est qu’à ses premiers balbutiements, les trois hommes adaptent et perfectionnent ce nouveau genre dramatique à la mode, contribuant ainsi à l’engouement du public pour les ouvrages ornés de musique et de danse.
Jean-Baptiste Poquelin dit Molière, estampe anonyme, ca 1673.
Département des Estampes et de la photographie, cote Réserve QB-201 (52)-FOL
La tragédie classique, qui avait banni l’emploi des chœurs, pourtant en vigueur dans les pièces antiques, se mit à faire une plus grande place à la musique, après les premières représentations d’opéras italiens à Paris. On vit en effet certains hommes de théâtre mêler décors fastueux et musique à leurs poèmes dramatiques. Ce fut le cas d’abord de l’abbé Boyer avec sa tragi-comédie spectaculaire, Ulysse dans l’île de Circé (1648), puis de Corneille, avec sa première « tragédie à machines », Andromède. Représentée en janvier 1650, celle-ci flattait autant les yeux que les oreilles, mais la présence de la musique restait toutefois assez réduite car Corneille était convaincu que le texte poétique perdait de son intelligibilité dès lors qu’il était chanté et non plus récité : « Les paroles qui se chantent étant mal entendues des auditeurs, pour la confusion qu’y apporte la diversité des voix qui les prononcent ensemble, elles auraient fait une grande obscurité dans le corps de l’ouvrage si elles avaient eu à instruire l’auditeur de quelque chose d’important. » Il entendait en effet subordonner la musique à la poésie et conférer à la déclamation théâtrale une totale prééminence sur le chant. C’est la raison pour laquelle, loin d’être l’élément dominant du spectacle, la musique se limitait dans cette pièce à seulement cinq airs.
Molière, évidemment, avait connaissance de toutes ces expérimentations conduisant vers l’établissement en France d’un théâtre musical. Possédant une belle voix de basse-taille, il fit à son tour une place au chant dans ses premières comédies, comme on le voit dans la neuvième scène des Précieuses ridicules (1659), lorsque le marquis de Mascarille (interprété par Molière) chante un impromptu de son cru, Oh, oh, je n’y prenais pas garde, qui fait se pâmer Magdelon : « Je trouve ce oh oh admirable. »
L’entente entre les deux hommes fut d’abord au beau fixe. Créée le 29 janvier 1664 à la Cour, cette comédie-mascarade rameuta plus de courtisans que le théâtre ne pouvait en contenir. Elle mettait en scène Louis XIV, qui dansait le rôle d’un Égyptien dans une entrée de ballet réglée par Beauchamps. Molière pouvait être comblé : il était parvenu à cette parfaite symbiose entre théâtre, musique et danse dans un spectacle adoubé par le roi.
Par la suite, l’essentiel de la production théâtrale de Molière fut composée sur ordre de monarque, au rythme des nombreuses fêtes et divertissements qui rythmaient la première partie de son règne. Molière connaissait les contraintes permanentes que ces commandes royales faisaient peser sur la création. N’avait-il pas dit, dans L’Impromptu de Versailles (1663), que « les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables » ? Conscient de ces difficultés, il concédait qu’il valait mieux « s’acquitter mal de ce que les rois nous demandent, que de ne s’en acquitter pas assez tôt et si l’on a honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leur commandement ».
La Princesse d’Élide, troisième comédie-ballet de Molière, fournit une parfaite illustration de cette maxime. Rappelons que l’œuvre fut créée à l’occasion d’une des plus somptueuses fêtes du règne de Louis XIV, Les Plaisirs de l’île enchantée, dont le programme s’étirait sur plusieurs journées, autour d’un thème chevaleresque emprunté à l’Arioste. Les réjouissances (une course de bague, un festin, une comédie, un grand ballet, un feu d’artifice, etc.) se déroulant dans les jardins de Versailles, c’est le jardinier Le Nôtre qui fut sollicité pour tracer quatre grandes allées, bordées de palissades de verdure et de grands portiques, afin de permettre les déplacements du roi, de la reine et des six cents courtisans associés à ces festivités.
Les Plaisirs de l'île enchantée, festivités organisées au château de Versailles, du 6 au 13 mai 1664. Première journée. Gravure d'Israël Silvestre, 1664.
Département des Estampes et de la photographie, cote Réserve FOL-QB-201 (46)
C’est dans ce cadre véritablement enchanteur que Molière et Lully, réunis de nouveau, représentèrent La Princesse d’Élide, une comédie galante mêlée de musique et d’entrées de ballets, mais le premier, qui avait déjà trois chantiers en cours (Le Misanthrope, Le Tartuffe et Le Festin de pierre), n’eut pas le temps de la terminer et la fit jouer dans un état de versification incomplète. La pièce comportait une ouverture musicale avec un nombre important d’instrumentistes, indispensables à une exécution en plein air, et six intermèdes bouffons, présentés dans la continuité de l’intrigue. Le graveur Israël Silvestre laissa un témoignage de ces réjouissances à travers une série de gravures : cinq lustres éclairaient la scène et deux vastes toiles étaient disposées de part et d’autre pour détourner « le peu de vent » qui eût été fatal aux quatre mille bougies.
Les Plaisirs de l'île enchantée, seconde journée. Représentation de La Princesse d'Élide. Gravure d'Israël Silvestre, 1664. Département des Estampes et de la photographie, cote Réserve FOL-QB-201 (46)
Six mois plus tard, La Princesse d’Élide fut représentée sur la scène du Palais-Royal, dans le même état d’inachèvement où elle avait été donnée devant le roi, mais en raison des « frais extraordinaires » occasionnés par la présence des danseurs et musiciens, les recettes à se partager entre comédiens furent jugées décevantes.
Molière, La Princesse d'Élide. Paris : Robert Ballard, 1669. Département de la Réserve des livres rares, cote RES-YF-1232
L’année suivante, en 1665, Molière et Lully présentèrent un impromptu pour fêter la rémission inattendue du cancer du sein d’Anne d’Autriche : L’Amour médecin. Cinq jours suffirent à l’auteur pour bâtir sa pièce et y mêler « les airs et les symphonies de l’incomparable monsieur Lully ». Alors que Molière puisa dans un canevas italien les grandes lignes de l’action, Lully recycla la musique de l’ancien Ballet de l’amour malade (1657).
Ouverture de L'Amour malade, Jean-Baptiste Lully. Partie de dessus de violon. Manuscrit, XVIIIe siècle
Département de la Musique, cote VM6-5
Cette redoutable satire des médecins débutait avec un prologue dans lequel les allégories de la Comédie, de la Musique et du Ballet chantaient ensemble le refrain Unissons-nous tous trois et s’achevait par l’éloge des trois arts, aux pouvoirs infiniment plus curatifs que ceux de la médecine : « Sans nous tous les hommes deviendraient malsains et c’est nous qui sommes leur grand médecin » :
Jean-Baptiste Lully, L'Amour médecin. Manuscrit, copie d'André Danican Philidor, 1690.
Département de la Musique, cote RES-F-523
Commentaires
Merci
Merci c'est clair, précis, passionnant, et l'iconographie formidable !
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