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Forçats, ou l'enfer du bagne

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9 novembre 2020

À travers le reportage d’Albert Londres et le cas d’Eugène Dieudonné, « transporté » en Guyane en 1913, la bande dessinée Forçats décrit l’enfer du bagne. A l'approche du  colloque Droit(s) et bande dessinée (22 janvier 2021), penchons-nous sur une affaire judiciaire retentissante, le reportage d’un journaliste engagé et l’histoire du bagne de Guyane. Forçats s’ouvre sur la première tentative d’évasion d’Eugène Dieudonné. Qui est-il, et pourquoi a-t-il été condamné ?
La Guyane : au pays de l'or, des forçats et des Peaux-Rouges par le Dr J. Tripot, 1910

Le braquage de la rue Ordener

Le 21 décembre 1911, rue Ordener à Paris, en pleine journée, trois hommes arrachent la sacoche d’un garçon de recettes de la Société générale et tirent sur lui à plusieurs reprises. C’est le premier braquage de ce qui n’est pas encore la « bande à Bonnot ». La police enquête parmi les milieux anarchistes. Or Eugène Dieudonné, menuisier aux convictions libertaires installé à Paris depuis 1909, fréquente ces cercles, notamment le siège du journal L’Anarchie. Il y rencontre André Soudy et Raymond Callemin, des proches de Jules Bonnot. Quand la police présente la photo de Dieudonné à Caby, le garçon de recettes de la Société générale, il le reconnaît comme son agresseur. Dieudonné est arrêté le 21 février 1912.
 
Après son arrestation les forfaits de la bande à Bonnot continuent, créant un climat d’insécurité entretenu par les unes dramatiques de la presse. L’épopée des « bandits tragiques » se termine le 28 avril 1912 : après plusieurs heures de fusillade, la police dynamite la maison où Jules Bonnot s’est retranché à Choisy-le-Roi avec une partie de ses complices. Jules Bonnot laisse en mourant un « testament » dans lequel il disculpe Dieudonné. Octave Garnier, autre chef de la bande, tué lui aussi par la police quelques jours plus tard, laisse une lettre de la même teneur.
 

Un procès retentissant

En février 1913, Dieudonné comparaît cependant devant la cour d’Assises de la Seine avec les autres rescapés de la bande. Il nie avoir participé au braquage de la rue Ordener et avoir fait partie de la bande. Plusieurs témoignages le mettent hors de cause. Mais Caby maintient ses accusations et malgré l’absence de preuves, Dieudonné est condamné à mort le 27 février 1913. Callemin, lui aussi condamné à mort, déclare alors être le seul auteur avec Garnier du braquage de la rue Ordener, mais ce témoignage vient trop tard. La sentence ayant été prononcée, elle ne peut plus être modifiée. Le 20 avril, veille de l’exécution de Callemin, Dieudonné est gracié par le président Raymond Poincaré et sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité. Il est transporté en Guyane où il arrive sur le navire le Loire le 22 décembre 1913.
 

La création du bagne de Guyane

Depuis 1854, l’État français avait décidé de déplacer les bagnes loin de la métropole afin de « préserver la société contre le contact des libérés », rendre à la peine des travaux forcés « son caractère d’intimidation » et « l’utiliser au progrès de la colonisation française » (loi du 30 mai 1854  sur l’exécution de la peine des travaux forcés, régissant la « transportation »). La Guyane française, bien que colonie de l’Empire depuis 1663, connaissait un développement plus lent que d’autres colonies et ne comportait que quelques bourgades côtières. Elle devient alors colonie pénitentiaire.


Vüe des Iles du Salut du Coté du Continent, 17..

Situé d’abord uniquement dans les trois îles du Salut, le bagne s’agrandit sur le continent, où les forçats vont remplacer les anciens esclaves dans les plantations. En 1855, le gouverneur de Guyane, Laurent Baudin, crée la commune pénitentiaire de Saint-Laurent-du-Maroni. Selon Marine Coquet, « Les murs ici sont fluviaux et végétaux : le fleuve Maroni et la densité de la forêt constituent paradoxalement autant de remparts contre l’évasion que d’espoirs pour les évadés » (Marine Coquet, « Totalisation carcérale en terre coloniale : la carcéralisation à Saint-Laurent-du-Maroni (XIXe-XXe siècles) », Cultures & Conflits, n° 90, été 2013, p. 59-76).


Rentrée des forçats. Voyage aux trois Guyanes et aux Antilles, Gerrit Verschuur, 1894

Au cœur d’une ville créée par et pour le bagne, une caserne entourée de murs de trois mètres cinquante de haut contient treize grandes cases dans lesquelles les condamnés sont enfermés pour la nuit. La journée, ils travaillent au-dehors, en ville, sur les routes, dans les jardins, en forêt ou dans les champs. La mortalité est très élevée, notamment en raison des maladies tropicales auxquelles les métropolitains résistent difficilement, si bien que le bagne est fermé aux condamnés de la métropole de 1867 à 1887. À partir de 1887, le bagne de Guyane accueille aussi les « relégués », délinquants ou criminels récidivistes qui sont installés à Saint-Jean-du-Maroni. Les transportés, quant à eux, sont répartis entre Saint-Laurent pour les mieux notés et les îles du Salut pour les forçats dits « récalcitrants » ou considérés comme dangereux par l’administration pénitentiaire. Les manquements à la discipline sont sanctionnés par des peines d’emprisonnement, en cellule ou au cachot.
 
Une fois leur peine purgée, les forçats doivent rester en Guyane pendant une durée identique à leur peine, voire définitivement si celle-ci dépasse huit ans : c’est le « doublage ». Ce doublage doit s’accompagner de l’attribution de lopins de terre, mais la transformation des anciens bagnards en cultivateurs est globalement un échec.
 
52 000 transportés et 16 000 relégués furent envoyés en Guyane durant l’ensemble de la période de fonctionnement du bagne. Mais entre les maladies, la malnutrition, la dureté des travaux et des règlements, la mortalité y est telle que l’effectif moyen du camp, autour de 6 000 hommes, restera constant.

Le reportage d'Albert Londres

En juin 1923, dix ans après l’arrivée d’Eugène Dieudonné, le journaliste Albert Londres se rend en Guyane pour y effectuer un reportage sur le bagne. Celui-ci sera publié en feuilleton dans Le Petit Parisien à partir du 8 août 1923. Albert Londres se met en scène en racontant avec une fausse naïveté ses rencontres et ses étonnements. Dès le premier article, le ton est donné : « Les bagnards s’alignèrent et s’assirent sur leurs talons. Quatre d’entre eux étaient sans savates. Chiques et araignées de mer avaient abîmé leurs pieds. Autour de ces plaies, la chair ressemblait à de la viande qui a tourné. » Phrases courtes, notations crues, sans pathos, mettent le lecteur face à la terrible réalité de la vie des bagnards.


Une équipe de forçats au travail. Le Petit Parisien, 16 août 1923

Albert Londres dénonce l’arbitraire du fonctionnement du bagne : « Le bagne n’est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. […) On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c’est tout, et les morceaux vont où ils peuvent. » Il dénonce la déshumanisation et l’avilissement des bagnards, enfermés la nuit par cinquante dans des cages, dans lesquelles « ils n’ont le droit de ne rien faire », mais « ils font tout ! ». Il raconte l’obsession de l’évasion et ses dangers, les trahisons des passeurs qui éventrent les forçats pour voler l’argent caché dans leurs intestins. Il décrit la terrible peine de cachot, qui condamne des « morts-vivants » à rester vingt jours isolés dans le noir total ; il souligne l’absurdité du doublage. Le reportage se termine par une lettre ouverte au ministre des Colonies dans laquelle Albert Londres dénonce la toute-puissance de l’administration pénitentiaire et propose plusieurs mesures pour rendre le bagne à la fois plus humain et efficace.

Le reportage a un retentissement considérable auprès du public et des autorités. Le gouverneur de la Guyane française est remplacé par Charles-Jean Chanel, à qui le gouvernement donne la mission d’assainir et d’humaniser le bagne. Parallèlement une commission d’étude et de réforme est mise en place par Albert Sarraut, ministre des Colonies, en janvier 1924. Le 14 septembre de la même année, Le Petit Parisien annonce triomphalement la fermeture du bagne, information démentie le jour même par Édouard Daladier, nouveau ministre des Colonies. Le 18 septembre 1925, sept décrets sont signés par le président de la République. Parmi les mesures prises, la suppression du cachot, la limitation du nombre de jours de cellule et l’amélioration de la ration.

Vers la liberté


Une caricature de Dieudonné. Le Petit Parisien, 18 août 1923

Au cours de ses visites aux condamnés, Albert Londres rencontre Eugène Dieudonné dans le camp disciplinaire de l’île Saint-Joseph, où il purge une peine de deux ans de cachot pour tentative d’évasion. Le journaliste brosse le portrait d’un homme posé luttant contre l’immoralité qui règne au bagne et condamné « sans justice ». Après sa nomination au poste de gouverneur, Chanel fait sortir Dieudonné du cachot de l’île Saint-Joseph et lui attribue une case indépendante. De son côté, Albert Londres, de retour à Paris et convaincu de l’innocence de Dieudonné, rencontre son avocat, Me Moro Giafferi, pour faire rouvrir l’enquête. Mais leur projet avorte faute d’éléments nouveaux à produire. En novembre 1926, le gouverneur Chanel annonce cependant à Dieudonné qu’on lui accorde cinq ans de grâce et qu’il sera libérable le 30 juillet 1929. Il doit encore passer deux ans et sept mois au bagne…

Embouchure du Maroni. [Illustrations de Voyages dans l'Amérique du Sud], Édouard Riou, 1883

Le 30 mars 1927, Le Petit Parisien annonce l’évasion de Dieudonné et sa mort probable. Deux mois plus tard, on apprend qu’il a été arrêté au Brésil. « Dieudonné est-il vivant ? » s’interroge Paris-Soir, tandis que Le Petit journal se demande s’il va être extradé vers la France . Le 22 juin, le Comité Dieudonné, auquel participent Me Moro Giafferi et Albert Londres, lance un appel à l’opinion publique pour la grâce de « l’innocent Dieudonné » (Le Peuple). Me Moro Giafferi présente également une nouvelle demande de grâce. Le Petit Parisien du 27 juin publie un nouvel article d’Albert Londres, « Le cas de Dieudonné ». Le journaliste y évoque sa première rencontre avec Dieudonné, cet « ouvrier modèle » qui lisait Le Mercure de France dans sa cellule ; il rappelle les événements qui ont amené sa condamnation, raconte l’évasion qui l’a mené au Brésil où il « travaillait treize heures par jour comme cordonnier » avant son arrestation à Belem. L’article conclut : « l’homme longuement et mal condamné est de nouveau ligoté ».


Arrivée de Dieudonné à Paris. Agence Rol, 31/10/1927

Le 12 août la France renonce à demander l’extradition. Dieudonné est enfin libéré définitivement. Le Petit Parisien envoie secrètement Albert Londres au Brésil à la rencontre de l’ancien bagnard. Le 29 septembre, le quotidien titre en une : « J’ai retrouvé Dieudonné, le bagnard innocent et évadé ». Eugène Dieudonné et Albert Londres arrivent à Marseille le 29 octobre sur le navire le Plata.
 
Albert Londres signera à nouveau une série d’articles sur Dieudonné dans Le Petit Parisien du 6 au 27 novembre 1927. Sur le ton d’une conversation amicale, le forçat raconte au journaliste l’aventure de sa dernière évasion, son emprisonnement au Brésil et sa libération. Ces articles seront ensuite publiés en volume (L’Homme qui s’évada, février 1928). De son côté, Eugène Dieudonné publie en 1930 ses souvenirs du bagne dans La Vie des forçats, auquel Albert Londres donne une préface.

La fin du bagne


Passage des forçats vers le port de Saint Martin de Ré. Agence Meurisse, 1926.

La transportation en Guyane n’est supprimée qu’en 1938, à l’initiative de Gaston Monnerville, député de Guyane et sous-secrétaire d’État aux colonies. La relégation, quant à elle, subsistera jusqu’en 1946. Selon Danielle Donet-Vincent, qui signe la postface de la bande dessinée Forçats, « les conséquences de la Seconde guerre mondiale, contraignant la France à un changement radical de politique coloniale et à la transformation de la Guyane en département français, font de fait disparaître le bagne. » Les derniers forçats en cours de peine ont quitté la Guyane en 1953.
 
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