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Christian Bérard et Louis Jouvet

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Christian Bérard (1902-1949) fut une figure artistique majeure du XXe siècle : tour à tour peintre, illustrateur, dessinateur de mode, scénographe, décorateur et créateur de costumes, au théâtre comme au cinéma, proche de personnalités comme Jean Cocteau, Louis Jouvet ou encore Christian Dior, il a profondément marqué le paysage culturel français de l'entre-deux-guerres.

Maquette de décor pour Dom Juan ou Le Festin de pierre, 1947 : Acte IV, dans la maison de Dom Juan

2020 marque l'entrée de l'œuvre de cet artiste dans le domaine public. Gallica vous propose de découvrir ses maquettes de costumes et décors pour des mises en scène de Louis Jouvet, dont il fut le proche collaborateur jusqu'à sa mort. Ces maquettes sont conservées au département des Arts du spectacle dans le fonds Louis Jouvet, qu'elles ont intégré progressivement, par achat (en 1970), par don (en 1986) ou par dation (en 1998). 278 d'entre elles ont été numérisées et sont aujourd'hui visibles sur Gallica.

 

Maquette de costume pour L'Illusion comique, 1936-1937 : Alcandre le magicien (M. Clarion)

Christian Bérard, surnommé « Bébé » par ses amis en raison de son visage joufflu et de ses grands yeux clairs, naît le 20 août 1902 à Paris. Fils d'architecte, il est très tôt initié à l'art et suit des cours à l'académie Ranson sous la direction d'Édouard Vuillard et Maurice Denis, puis à l'académie Julian. Il commence à exposer ses toiles dans les années 1920, notamment chez Christian Dior, alors galeriste. C'est Jean Cocteau qui, le premier, le remarque et le fait entrer dans le monde du théâtre, en lui confiant la création des décors pour sa mise en scène de La Voix humaine à la Comédie-Française en 1930. En parallèle, il évolue également aux Ballets russes où l'a introduit son compagnon Boris Kochno, alors secrétaire de Diaghilev. La carrière du jeune Bérard est lancée.

Grand mondain connu et apprécié pour sa personnalité très fantasque (tout ce qu'il touchait était toujours taché de couleurs, et lui-même était « un arc-en-ciel qui déambule » selon les mots de Jouvet), il se lie d'amitié avec le Tout-Paris qui s'arrache ses services, ce qui lui permet d'exprimer ses talents dans tous les arts. Il poursuit ainsi ses activités dans le monde de la danse : Serge Lifar, Léonide Massine et Roland Petit font appel à lui pour leurs ballets.

Au milieu des années 1940, Bérard retrouve Cocteau au cinéma, qui lui confie la création des costumes et décors de plusieurs de ses films : le mythique La Belle et la Bête (1946), L’Aigle à deux têtes (1948), ou encore Les Parents terribles (1948). Le monde de la mode lui ouvre grand les bras : il accompagne les premiers pas de la maison de couture de son ancien galeriste Christian Dior, inspire de grands noms de la haute couture, comme Elsa Schiaparelli, Yves Saint-Laurent ou Robert Piguet, est sollicité par de grands magazines de mode américains comme Vogue et Harper’s Bazaar pour des dessins de mode... Il signe également les illustrations d'éditions littéraires (notamment les œuvres complètes d’Arthur Rimbaud) et poursuit en parallèle son activité de peintre.

Mais c'est au théâtre qu'il offre une œuvre particulièrement prolifique et éclatante. Dès les années 1930, de grands metteurs en scène l'invitent à créer les décors et costumes de leurs pièces, au premier rang desquels Louis Jouvet (L'École des femmes, La Folle de Chaillot, Dom Juan), Jean-Louis Barrault (Amphitryon, Les Fourberies de Scapin) ou encore Jean Cocteau (Renaud et Armide, la version théâtrale de L'Aigle à deux têtes).

 

Maquette de décor des Fourberies de Scapin, 1948-1949

 
Contemporain des recherches esthétiques d'avant-garde des années 1920 et 1930 dont il se nourrit, Bérard marque profondément l'art scénographique de l'entre-deux-guerres. Les ambiances qu'il choisit sont souvent oniriques, privilégiant des thèmes picturaux comme les ruines, les loques ou les personnages fantomatiques. Il crée de nombreux décors mobiles, constitués de paravents qu'il peint lui-même, et n'hésite pas à jouer sur les trompe-l’œil ou les fausses frises. Son style se caractérise par une certaine épure et des dessins souvent réduits à quelques traits seulement. Touchant à toutes les techniques (encre, gouache...), il privilégie des contrastes chromatiques forts. Cocteau qualifiait son style d'anti-décoratif et de « lutte contre le pittoresque ».

Christian Bérard et Louis Jouvet se rencontrent en 1934, à l'occasion d'une mise en scène à la Comédie des Champs-Elysées de la pièce La Machine infernale de Jean Cocteau. C'est d'ailleurs ce dernier qui présente Bérard à Jouvet. Il raconte leur rencontre dans une enquête d’Hervé Le Boterf et Gérald Tilly intitulée « Louis Jouvet raconté par 30 témoins » et parue en quatre parties dans la revue Cinémonde (seconde partie – n°896 daté du 6 octobre 1951) à la mort du comédien :

Lorsque Jouvet me demanda La Machine infernale, je lui parlai de Christian Bérard. Bérard venait, du premier coup, de prouver sa maîtrise à la Comédie-Française avec La Voix humaine. Jouvet ne voulut rien entendre, sous prétexte que Bérard ne présentait aucune maquette, qu’il se contentait de griffonner sur des nappes. Mais Jouvet n’était pas long à comprendre. Il passait de l’entêtement à la plus grande ouverture. Je ne lui imposai pas Bérard. Je l’emmenais avec moi. Jouvet l’écoutait parler, raconter décors et costumes. L’entreprise de séduction passa mes espérances. Après une semaine, Jouvet ne quittait plus Bérard, l’appelait par son surnom, le consultait pour toute chose, grande ou petite. Et cela dura jusqu’à ce que les deux hommes se séparassent et se rejoignissent par les secrètes machineries de la mort.

Le courant passe entre les deux hommes et cette pièce marque le début d'une fructueuse collaboration artistique qui se poursuit au théâtre de l'Athénée, dont Louis Jouvet est devenu le directeur en 1934. Pendant plus de dix ans, Bérard va s'appliquer, seul ou en équipe, à « dépoussiérer » les classiques. En 1936, il signe le programme, les costumes et les décors, avec l'aide de Camille Demangeat, d'une mise en scène de L'École des femmes de Molière, dont il a dès le début du projet une conception particulière, comme il l'expose dans une lettre à Jouvet : « J’ai lu très attentivement la pièce, atmosphère très curieuse mais je crois plus par le jeu des acteurs que par le décor ou la mise en scène (décors et costumes devant être invisibles) (pour moi) – je serai dans ta loge dimanche soir à 11 heures pour te parler …».

Jouvet travaille cette pièce depuis 1909, cherchant de nouveaux mécanismes scéniques ou de nouvelles méthodes d’implantation des décors. Bérard lui propose alors un dispositif mobile assez innovant pour l'époque : un système de murs s'ouvrant et se fermant au gré des changements de scène, donnant à voir ou au contraire cachant le jardin de la maison d'Arnolphe. Il y introduit aussi une note quasi surréaliste en faisant surplomber la maison de chandeliers en plein paysage urbain (chandeliers que l'on reverra plus tard dans les décors de La Belle et la Bête de Cocteau).

 

Maquette de décor et de costumes pour L'École des femmes, 1935-1936

Sous le Front populaire, la Comédie-Française se trouve nouvellement administrée par Édouard Bourdet qui s’adjoint le Cartel. Jouvet y monte L'Illusion comique de Corneille, et confie les décors et costumes à Bérard. Dans une avant-première à la radio, le metteur en scène déclare : « Je peux dire avec certitude que la pièce de Corneille, par la collaboration de Christian Bérard, trouvera sans doute pour la première fois les véritables éléments de sorcellerie qu’elle appelle, faits d’esprit, de grâce, de jeunesse et de fraîcheur. C’est grâce à ses dessins que j’en ai compris le poème un peu fantastique, extravagant et romanesque. »

 

Maquette pour L'Illusion comique, 1936-1937, scène du couronnement du buste de Corneille

Le décorateur contribue également à des mises en scène de pièces contemporaines. En 1938, il élabore les costumes et décors du conte Le Corsaire de Marcel Achard qui se joue au théâtre de l’Athénée, puis participe à la création des décors d'Ondine de Jean Giraudoux en 1939 avec Pavel Tchelitchew et Camille Demangeat.

Pendant la guerre, Bérard signe quelques costumes pour des spectacles montés en tournée par Jouvet. De retour à Paris à l'Athénée, il connaît la consécration avec La Folle de Chaillot, créée en 1945. Ses costumes très colorés siéent à ravir au personnage de vieille folle incarnée par Marguerite Moreno, et enthousiasment la presse. Le département des Arts du spectacle conserve 19 maquettes de costumes pour ce spectacle.

 

Maquette de La Folle de Chaillot,1945 : Les amis des végétaux

 
En 1947, deux grandes mises en scène viennent asseoir la légende : Les Bonnes de Jean Genet et Dom Juan ou Le Festin de pierre de Molière.

C’est Christian Bérard qui persuade Jouvet de jouer La Tragédie des confidentes de Jean Genet, jeune auteur dramatique méconnu du grand public. Jouvet présente la pièce sous le titre Les Bonnes et décrit le décor lors d’une émission radio le 19 avril 1947 :

Le décor a été élaboré, lentement par Christian Bérard, pendant des semaines, pour glaner avec l’aide d’un savant antiquaire, qui est Jacques Damiot, chacun des meubles singulier, rare, extravagant (…).  Il a versé la soie, la dentelle à profusion, (…), des lampadaires, des lustres, des appliques qui jettent des lumières des plus étranges et donnent enfin à l’œuvre de Genet, sa véritable atmosphère.

La pièce fait sensation, et reçoit un accueil mitigé.

Avec sa mise en scène de Dom Juan ou Le Festin de pierre, Jouvet rompt avec la tradition scénique autour de cette pièce, puisqu'il remplace le jeune séducteur spirituel par un homme de 60 ans cérébral et cynique, qu’il incarne lui-même : il s'agit de peindre « l'angoisse de l'homme vis-à-vis de son destin : c'est de salut et de damnation dont il est question dans le Dom Juan de Molière », dit-il dans sa conférence du 19 décembre 1947, Pourquoi j'ai monté Dom Juan.

Bérard suit Jouvet dans cette relecture et conçoit un nombre assez inhabituel de maquettes pour lui, puisque l'on recense au département des Arts du spectacle près de 158 maquettes de décors et 77 maquettes de costumes pour ce seul spectacle. Il crée à nouveau un décor à base de panneaux mobiles en trompe-l’œil, figurant diverses ambiances pour chaque acte. Les costumes, à la fois somptueux et impressionnants, vont contre tout réalisme et frappent par leur audace. Cette mise en scène connaîtra un réel succès et sera jouée plus de deux cent fois.

 

Maquettes de décor pour Dom Juan ou Le Festin de pierre, 1947 : acte III, le Jardin et Le tombeau du commandeur

 


Maquettes de costume pour Dom Juan ou Le Festin de pierre, 1947, Actes IV et V, costume de Dom juan, Costume de squelette habillé en Jaune

Le 12 février 1949, alors qu'il vient de mettre la touche finale aux décors des Fourberies de Scapin mis en scène par Louis Jouvet pour la compagnie Renaud-Barrault au théâtre Marigny, Bérard s'effondre en pleine répétition. Il meurt au sommet de sa gloire et de son art. Tous salueront son talent : Jean-Louis Barrault l'évoque dans l'hommage à Christian Bérard diffusé sur la Chaîne nationale le 20 février 1949 lorsqu'il dit que Bérard n'avait même plus besoin de maquettes puisqu'il créait les costumes directement sur les acteurs, à même les comédiens. Charles Dullin envoie, lui, cette lettre à Jouvet : « …Bébé est mort. C’est à toi que j’écris. Tu étais, pour moi, toute sa famille puis tu étais, pour lui, tout le théâtre (…). C’était un monstre merveilleux qui avait un cœur dans la tête et une cervelle à la place du cœur (…). Je crois bien que je n’ai jamais osé lui dire combien je l’admirais. C’est à toi que je le dis… ».
 
Lise Fauchereau, chargée de collections et Rime Touil, coordinatrice du numérique et de la recherche au département des Arts du spectacle
 

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