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Egyptomanie, quand tu nous tiens ! Le Roman de la Momie de Théophile Gautier

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7 juin 2022

Cette année, la France commémore le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes par Jean-François Champollion, l’occasion parfaite pour relire Le Roman de la Momie de Théophile Gautier, paru en 1857. 
 
Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens.
Tome 1, par Ernest Feydeau, 1856-1858, pl. 4

 
Combien de générations de jeunes garçons hardis et de rêveuses jeunes filles ont-elles bien pu trembler ou se pâmer en lisant Le Roman de la momie, dans tout son éclat aventureux et romantique ! Combien de plus âgés se sont-ils trouvés sidérés par le flamboiement du style de Théophile Gautier, notamment la richesse de ses épithètes au service de descriptions… pharaoniques !

Théophile Gautier. Recueil. Portraits d'écrivains et hommes de lettres
de la seconde moitié du XIXe siècle, 1855-1890

 

« ... Qui ne se rappelle le festin du Pharaon, et la danse des esclaves et le retour de l’armée triomphante, dans Le Roman de la momie ? L’imagination du lecteur se sent transportée pour de vrai ; elle s’enivre d’une seconde réalité créée par la sorcellerie de la Muse. »

comme le résume Baudelaire, avec tant d’admiration, dans son Théophile Gautier, en 1859. Apologiste de l’Art pour l’Art - n’écrivait-il pas dans la Préface de Mademoiselle de Maupin : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. » - Gautier nous emporte dans des « morceaux », où le sens finit par moins importer que la musicalité générale et la puissance d’évocation, comme par une sorte de vitesse acquise des détails et des termes. Peu importe ce que cela raconte ou décrit véritablement : certains paragraphes et passages confinent à la poésie pure, prémices du Parnasse.

Nous avons l’embarras du choix : «  Devant elles, des esclaves noires ou blanches, n’ayant d’autres vêtements que le cercle lombaire, leur tendaient des colliers fleuris tressés de crocus, dont la fleur, blanche en dehors, est  jaune en dedans, de carthames couleur de pourpre, d’héliochryses couleur d’or, de trychos à baies rouges, de myosotis aux fleurs qu’on croirait faites avec l’émail bleu des statuettes d’Isis, de nepenthès dont l’odeur enivrante fait tout oublier, jusqu’à la patrie lointaine » ou bien encore : « Plus près de la chaîne libyque, le quartier des Memnonia, habité par les colchytes, les paraschistes et les tarischeutes, faisait monter dans l’air bleu les rousses fumées de ses chaudières de natron : car le travail de la mort ne s’arrête jamais, et la vie a beau se répandre tumultueuse, les bandelettes se préparent, les cartonnages se moulent, les cercueils se couvrent d’hiéroglyphes, et quelque cadavre froid, allongé sur le lit funèbre à pieds de lion ou de chacal, attend qu’on lui fasse sa toilette d’éternité. / A l’horizon, mais rapprochées par la transparence de l’air, les montagnes libyques découpaient sur le ciel pur leurs dentelures calcaires, et leurs masses arides évidées par les hypogées et les syringes. » Alors, soit on saisit son dictionnaire préféré et on vérifie à quel point Gautier a travaillé sa documentation, ce qui est vrai – il a pour source capitale Ernest Feydeau (le père du dramaturge) auquel Le Roman est d’ailleurs dédié, qui a publié en 1855 son Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens - soit on se laisse porter par le flux général de la langue et l’ahurissante floraison des mots, en se disant à part soi : « mais cela ne veut rien dire ! », car que peuvent bien nous faire les héliochryses, les tarischeutes, les syringes et autres merveilles phoniques, sinon nous bercer d’aventures, de mystère, de sensualité ?


« La momie "vivante" », Le Roman de la Momie :
soixante-trois maquettes de costumes et de décor, 1880
 

Evidemment, on pourrait se dire aussi que, pour son roman d’abord paru en 1857 dans Le moniteur universel, puis en volume en 1858 chez Hachette, Gautier tire un peu à la ligne, comme cela se pratiquait beaucoup dans ce genre populaire… Quand on est payé ainsi, on peut à l’envi rajouter des paraschistes, des nepenthès et des carthames couleur de pourpre ! Mais avec Gautier, on connaît trop son amour du beau pour s’arrêter à cette explication de bas étage. De plus, cette flamboyance appartient bien à un Romantique s’opposant aux quelque cinq cents mots, dit-on, du Classique Racine, bien suffisants pour écrire Bérénice. L’Orient, le lointain, mais rendu de manière si différente chez ces deux prodiges du style. 

Si nous parlons de Racine, c’est peut-être aussi parce que l’intrique de ce texte assez court, mais foisonnant, reprend en quelque sorte le schéma si connu d’Andromaque, quant au sentiment amoureux, par sa cascade d’amour non partagé, le fameux « A qui aime B qui aime C qui n’aime personne » cher aux lycéens, comme l’épure racinienne de l’amour malheureux et du piège qui se referme. Ici, nous avons le glorieux et si impérieux Pharaon, qui aime l’héroïne, Tahoser, au nom découvert chez Champollion lui-même, bientôt devenue la si belle momie après une courte vie (« elle mourut au bout de peu de temps » : on pense à la Princesse de Clèves !) qui aime le jeune Hébreu, Poëri, qui aime Ra’hel. Qui heureusement l’aime en retour ! Tout cela est le substrat d’une intrigue très feuilletonesque. Là où c’est plus intéressant, moins convenu, c’est par les extrémités du roman. Les fouilles du début amenant à la découverte de la momie et, pour finir, l’envolée épique qui nous ramène au récit biblique. Le jeune Lord Evandale et le docteur Rumphius renvoient à des types d’aventuriers et de savants que l’Egypte a pu voir fleurir au début du XIXe siècle, illustrant une égyptomanie, surtout en France, qui s’accroît  de plus en plus au cours du siècle pour ne plus jamais s’arrêter.

Le démaillotage de la momie de Tahoser
Th. Gautier, Le roman de la momie, avec 42 compositions originales de Alex. Lunois, Paris, 1901, p. 41
 
Le prologue du roman est haletant, précis, on le sait, dans la description du processus des fouilles menées par le Grec Argyropoulos, jusqu’à la découverte du papyrus qui accompagne l’admirable jeune femme :

« Après trois ans d’études acharnées, Rumphius est parvenu à déchiffrer le papyrus mystérieux, sauf quelques endroits altérés ou présentant des signes inconnus, et c’est sa traduction latine, tournée par nous en français, que vous allez lire sous ce nom : Le Roman de la momie.»,

tandis que le jeune Lord, de son côté, va sacrifier sa vie pour un amour impossible, celui porté à une morte de trois mille cinq cents ans. « Il y a pourtant des folies anglaises moins motivées que celle-là. »
 
Pour ce qui est de la fin du récit, on serait porté à croire que Gautier rédige spécifiquement son roman pour en arriver bel et bien là, en un morceau de bravoure stylistique vibrant et halluciné. Nous nous situons, bien sûr, avant l’invention du cinématographe, mais nous avons, nous, en tête des représentations des dix plaies d’Egypte, de l’Exode, appartenant au deuxième livre de l’Ancien Testament, emmené par Moïse et son frère Aaron, "Mosché" et "Aharon" dans le texte, notamment la vision dantesque de la mer qui s’ouvre aux Hébreux, mais qui se referme sur le Pharaon disparaissant dans une attitude à la capitaine Achab, et sur son armée.


Le passage de la mer Rouge, mélodrame d'Augustin Hapdé et Cammaille-Saint-Aubin :
costume de Ferdinand (Pharaon), 1817
 

« Mosché étendit son bâton sur la mer après avoir invoqué l’Eternel ; et alors eut lieu un prodige que nul hiéroglyphite n’eût pu contrefaire. » Auparavant, cela n’aura été qu’invasion des grenouilles, pluie de sauterelles, grêle furieuse… En effet, le récit a comme bifurqué et s’est élevé, dans son dernier tiers, vers l’histoire des Hébreux en butte au Pharaon, qui les retient en esclavage, jusqu’à son autorisation de les voir partir, puis de son regret haineux et de la terrible poursuite qui s’ensuit. Mais la Mer rouge s’ouvrira. Et Gautier écrit là quelques pages que son maître, Victor Hugo, n’aurait su renier. 


L'armée de Pharaon noyée dans la Mer Rouge, Th. Bernard ? Nicolas Alaert, 1945-1985

 

Gautier s’était déjà fait la main, en prose, à l’évocation de l’Egypte ancienne, dès 1838 avec une nouvelle spleenétique à souhait, parue en feuilleton dans La Presse, Une nuit de Cléopâtre.

[Illustrations de Une nuit de Cléopâtre] / Paul Avril, dess. ; Théophile Gautier, Paris, 1894

En 1840, c’est par une nouvelle fantastique à la structure classique, si l’on suit Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique (1970) : « Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. », une conception textuelle offrant une chute qui fait (souvent mortellement) hésiter entre le toujours possible et le plus qu’improbable.

Le Pied de momie parue dans Le musée des familles en est un exemple frappant. Nous n’en dévoilerons donc surtout pas la fin… Ici encore, un style brillant, certes plus léger et surtout plus ironique, comme si Gautier se jouait un peu du genre fantastique et que, surtout, il songeait à écrire pour une lecture « familiale », que pour celui du Roman de la momie : « Au lieu d’être immobile comme il convient à un pied embaumé depuis quatre mille ans, il s’agitait, se contractait et sautillait sur les papiers comme une grenouille effarée : on l’aurait cru en contact avec une pile voltaïque ; j’entendais fort distinctement le bruit que produisait son petit talon dur comme un sabot de gazelle. / J’étais assez mécontent de mon acquisition, aimant les serre-papiers sédentaires et trouvant peu naturel de voir les pieds se promener sans jambes, et je commençais à éprouver quelque chose qui ressemblait fort à de la frayeur. » L’allusion aux serre-papiers sédentaires est fort savoureuse !


Théophile Gautier, Le roman de la momie.
Compositions de George Barbier, gravées sur bois par Gasperini,
Paris, 1929
 

Théophile Gautier vécut tardivement son rêve de voyage en Egypte, alors qu’il l’avait sans doute nourri dans son imaginaire et sous sa plume depuis des décennies, comme beaucoup de ses contemporains. Ce sera son dernier voyage, lui qui aura tant bougé, faisant naître des occasions d’écrits multiples : la Belgique et la Hollande (1836), l’Espagne (1840), l’Algérie (1845), l’Italie (1850), la Grèce et la Turquie (1852), la Russie (1858) et enfin sa chère Egypte en 1869, trois ans avant sa mort, à 61 ans. On sait qu’on a toujours beaucoup plus voyagé dans les siècles passés qu’on veut bien le penser, mais Gautier est un bel exemple de bourlingueur assez frénétique pour le plus grand bonheur de ses lecteurs restés à demeure, d’autant plus que ne se contentant pas de l’espace, il nous aura aussi souvent fait voyager dans le temps.

Nous laisserons la dernière vision au Professeur Claude Aziza, grand spécialiste de Gautier amoureux  de l’Antiquité : il nous révèle que Le Roman de la momie est tout droit sorti de la contemplation par Gautier, en 1857, du tableau de l’un des plus grands Orientalistes, Prosper Marilhat, avec sa Vue de la Place de L'Esbekieh et du Quartier Copte, au Caire (1833). Nul doute que Gautier n’ait voulu aller rejoindre sur place son rêve entretenu depuis longtemps et fixé dans cette très belle toile d’atmosphère, comme nous le faisons fréquemment lors de nos périples. Mais accompagnateur officiel de l’Impératrice Eugénie partie pour l’inauguration en 1869 du canal de Suez et, de plus, malheureux voyageur victime d’une fracture au bras pendant la traversée, il ne vit que peu de curiosités et de splendeurs du pays qu’il avait tellement fantasmé… Pour continuer à rêver avec lui, parcourons cette édition de chez Carteret de 1901, illustrée par Alex Lunois. Les livres restent plus sûrs que les voyages.
 

André Dutertre, Le Caire : vue de la place Ezbekieh : dessin / Dutertre del., 1798-1809

 
Pour en savoir plus :
- L’aventure Champollion. Dans le secret des hiéroglyphes, exposition à la BnF-François Mitterrand, Galerie 2, Paris, jusqu’au 24 juillet 2022, accompagnée d'un catalogue.
- Série de billets autour du Bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes
- Théophile Gautier dans Les essentiels de la littérature de Gallica
- Sophie Basch, « L'Orient des écrivains » et « Théophile Gautier » BnF/Bibliothèques d'Orient
- S. Moussa, « La double vue. Sur le voyage en Égypte (1869) de Théophile Gautier », Le Temps des médias, 2007/1, n° 8, p. 34-45

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