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Cours d’art et d'anatomie, avec Stendhal : nus, squelettes et écorchés

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7 mars 2022

À la fin de son ouvrage Histoire de la peinture en Italie, Stendhal propose à ses lecteurs « un cours de 50 heures » pour étudier l'art : étude du nu artistique, de l'anatomie humaine et de l'expression du visage sont au programme. Suivons quelques axes de sa méthode éducative, en nous aidant des ressources présentes dans Gallica.
Histoire de la peinture en Italie, qui paraît avec les seules initiales « M. B. A. A » (par M. Beyle, ancien auditeur), se veut un manuel d’histoire de l’art, en particulier sur la peinture italienne. Stendhal y traite de Michel-Ange, de Léonard de Vinci et surtout du « beau idéal antique » et du « beau idéal moderne ». À la fin de cet ouvrage, Stendhal propose à ses lecteurs un véritable programme de travail visant une gestion optimale du temps. Le parcours est progressif et les heures sont scrupuleusement décomptées. Pas question de se contenter d'un simple apprentissage théorique ou purement livresque. La méthode est avant tout pratique :

Trois in 4° font 50 heures de lecture. Or je prétends, pour peu que ce lecteur ait la faculté de penser par lui-même, qu’il peut, en 50 heures, devenir presque artiste.

Après avoir passé 10h à l'école de natation pour « prendre une idée du coloris », le lecteur devra s'atteler à l'étude du nu artistique :
[L'élève] ira au Palais des arts ou à la Sorbonne où, moyennant une légère rétribution, il sera admis à l’école du nu. Il ira quatre fois dessiner, une demi-heure chaque fois.
Stendhal s’inscrit dans une vision classique des différentes étapes de formation de l’artiste. Le nu artistique (ou « académie ») fait partie des fondamentaux que le peintre et le sculpteur se doivent de maitriser. L'exercice est à la fois d'imitation et d'interprétation : selon l'Encyclopédie méthodique, le corps étant « doué de vie et de sentiment » et le modèle nu qui pose n’étant « ni une statue ni un cadavre », l’artiste aura soin dans sa pratique de refléter « l’être sensible et spirituel qui l’habite ». Dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, l’article Anatomie (III. Anatomie des beaux-arts) va dans le même sens : il s’agit de rechercher avant tout « l’expression » : « Le rendu fidèle et vivant d’une expression n’est pas lié à la copie minutieuse des détails. […] Il serait déraisonnable d’astreindre rigoureusement l’art à une sorte de calque. »

Le dessin de nu est devenu dès lors à la fois une étape liminaire dans la formation artistique et un véritable sommet en art, un exercice où seuls les plus habiles se distinguent, tant les aspects techniques s’additionnent : réalisme de la physionomie, respect des proportions, dynamisme du mouvement et des torsions du corps, etc.
Michel-Ange, qui a fait du nu masculin un motif récurrent de son œuvre, est l'un des grands maitres en la matière :

 
Allant de pair avec l'étude du nu, Stendhal décrète nécessaire la connaissance des principaux muscles du corps humain :
Copier le modèle sans savoir l’anatomie, c’est transcrire un langage qu’on n’entend pas. 

La maîtrise des proportions du corps humain suppose en effet une connaissance scientifique précise de la structure musculo-squelettique et nerveuse du corps humain :

[L'élève] apprendra par cœur le nom des principaux muscles, le deltoïde, les pectoraux, les gémeaux, le tendon d’Achille, etc. Il comprendra que si le deltoïde est contracté, il faut que le biceps soit étendu.
On trouve dans Gallica bon nombre de manuels sur l'étude du corps humain destinés aux artistes. Avis aux amateurs ! :
Léonard de Vinci serait l'un des premiers artistes à s’être intéressé à l’anatomie, à la fin du XVe siècle. Andrea Mantegna, Michel-Ange, Raphaël et Bandinelli lui emboitent le pas, révélant ainsi une forte prédilection des artistes pour l’étude du corps humain, son fonctionnement et sa machinerie interne, aidés en cela par les démonstrations faites alors sur cadavre et l’étude anatomique. En Italie, les dissections commencent au XIIIe siècle au sein de l'enseignement médical et la France suit un siècle plus tard (voir note 4). Muscles, tendons, ossature, nerfs, articulations, organes, c’est toute la partie interne du corps qui est étudiée par les savants et les artistes, dans des « théâtres anatomiques ». 
L’université de Leyde, fondée en 1575, est l’une des plus éminentes d’Europe. René Descartes assista à des dissections dans son célèbre amphithéâtre d’anatomie :
 
 
L’étude des écorchés, à savoir les représentations artistiques d’hommes dépouillés de leur peau, pourra naturellement compléter celle des nus. Entre représentations scientifiques à des fins pédagogiques, représentations pathétiques et dramatisées de certains martyres chrétiens et représentations sensuelles du corps humain érotisé, qui se « dévoile », la tradition iconographique de l'écorché est très riche. Le motif essentiel reste cependant le même : les lambeaux de chairs arrachées sont le pivot de représentations souvent largement théâtralisées. La représentation du martyre de saint Barthélemy de José de Ribera, et l'incroyable représentation qu'en a fait Michel-Ange, où la peau du saint pend au bout de son propre bras, en sont des exemples très connus. 

On retrouve également dans Gallica les écorchés de face et de dos du sculpteur Edme Bouchardon, les fameux écorchés en plâtre et en bronze de Jean-Antoine Houdonayant servi d’études préparatoires à sa statue de saint Jean-Baptiste et à celle de saint Brunoles écorchés du graveur néerlandais Jan Wandelaar ou encore les écorchés de Pierre de Cortone.

Mentionnons également l’incroyable cheval écorché au galop, du maître anatomiste de l’école nationale vétérinaire d’Alfort, Honoré Fragonard, dont l’origine a suscité bien des fantasmes (voir la note 2 de l’ouvrage Histoire de l'École d'Alfort, 1908) et que l’on se plait à rapprocher de l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse de Dürer :

 
Depuis Léonard de Vinci, jusqu’à Géricault, l’histoire de ces maitres nous apprend que chacun d’eux avait médité de mettre au jour un Traité d’Anatomie des formes, et qu’ils avaient étudié le squelette et l’écorché, non seulement pour leur instruction propre, mais encore dans un but d’enseignement plus général. 
Dans ses Essais sur la peinture, Diderot accorde de l’importance à cette pratique picturale : « Voici donc comment je désirerais qu’une école de dessin fût conduite. […] Après la séance de dessin, un habile anatomiste expliquera à mon élève l’écorché, et lui fera l’application de ses leçons sur le nu animé et vivant, et il ne dessinera d’après l’écorché que douze fois au plus dans une année. C’en sera assez pour qu’il sente que les chairs sur les os et les chairs non appuyées ne se dessinent pas de la même manière ; qu’ici le trait est rond, là comme anguleux ; et que s’il néglige ces finesses, le tout aura l’air d’une vessie soufflée. »
 

Le programme de Stendhal, alliant étude du nu anatomique, connaissance scientifique des muscles et représentation artistique, s'inscrit dans une longue tradition datant de la Renaissance qui associe étroitement art et science. Le XVIe siècle se voue à l'étude du corps humain et voir fleurir nombre de traités et de théories sur la proportion du corps humain. Albert Dürer s’inscrit dans cette lignée, tout comme l’anatomiste André Vésale, qui publie en 1543 son très célèbre De humani corporis fabrica libri septem, richement illustré de portraits, planches et figures gravés sur bois, marquant un jalon essentiel dans l’histoire de l’anatomie. Le De Dissectione, de Charles Estienne, une des plus fameuses oeuvres d'anatomie illustrées de la Renaissance, est publié pour la première fois en latin en 1545 et traduit en français l'année suivante. Dans un souci didactique, les planches gravées sont accompagnées d'encarts avec légendes, une innovation importante à l'époque. Squelettes et écorchés sont représentés en mouvements, presque « vivants », dans des mises en scène savamment travaillées, en position de supplicié ou dans des poses sensuelles, dans de somptueux intérieurs ou au milieu de paysages antiquisants. Outre les connaissances scientifiques importantes apportés par cet ouvrage, Charles Estienne a réalisé l'exploit d'allier magistralement science et art, macabre et érotisme, représentation de la vie et de la mort.

À la Renaissance, puis au début de l'âge classique, les planches anatomiques se multiplient. Giulio Cesare Casseri écrit un traité d’anatomie, Tabulae anatomicae, en 1627. Le lien créé ainsi entre art médical et beaux-arts ne cesse de se renforcer au fil des siècles. Au XIXe siècle, le public visé de l’ouvrage que François Chaussier, professeur de chimie et membre de l'Académie de médecine, publie en 1823, en dit long : Planches anatomiques à l'usage des jeunes gens qui se destinent à l'étude de la chirurgie, de la médecine, de la peinture et de la sculpture. Dix ans plus tard, dans son Essai sur l'iconologie médicale ou sur les rapports d'utilité qui existent entre l'art du dessin et l'étude de la médecine, le médecin Jacques Lordat revient à juste titre sur l’apport considérable des arts du dessin à l’étude et l’enseignement de l’anatomie et de la médecine. Il en retrace ainsi l’histoire, des dessins anatomiques d’Aristote jusqu’aux planches de Vésale, en passant par l’étude du squelette grâce aux représentations des danses des morts
Danse des morts ! En voici une incroyable tirée de la Chronique de Nuremberg, incunable rédigé en latin par Hartmann Schedel, présentant 640 gravures sur bois et publié en 1493. L'ouvrage propose une histoire du monde, de la Création aux temps contemporains. Sur la gravure suivante « un mannequin drapé joue de la flûte douce. Deux squelettes et un écorché, du ventre duquel paraissent s’échapper des portions d’intestins, dansent au son de cette musique. Au-devant de la scène, un mort en partie pourri ressuscite et se débarrasse de son suaire » :
Très vite se voit la nécessité de conserver des cadavres disséqués et de représenter le corps par moulage et sculpture. Les gravures anatomiques vont alors laisser place à des représentations tridimensionnelles. De la collaboration des anatomistes et chirurgiens avec des artistes sculpteurs se développe, dès le XVIIe siècle en Italie, toujours à des fins médicales pour l’enseignement de l’anatomie et de la médecine dans les universités, l’art des cires anatomiques. La sculpture en cire est le résultat d’un moulage sur organe disséqué, présentant l'avantage de pouvoir être touchée et manipulée. Cette méthode remplace ainsi la pratique d'injection de cire liquide dans les veines et artères de cadavres disséqués et asséchés, pratique utilisée par Léonard de Vinci et dans laquelle s'est illustré Honoré Fragonard. Au XVIIIe siècle, la tendance des cires anatomiques atteint son acmé. La première cire exposée au Salon du Louvre dans les années 1770, un bras écorché, est celle du célèbre céroplasticien André-Pierre Pinson. Les cabinets de curiosités s’enticheront largement de cette pratique. 

Gaetano Giulio Zumbo a été le grand précurseur de ce domaine, aidé en cela par le professeur d'anatomie et de chirurgie Guillaume Desnoues. En obtenant de Louis XIV le monopole de la production de modèles anatomiques céroplastiques en France, il aura une influence déterminante sur l'introduction de cette pratique artistique à des fins scientifiques dans l'Hexagone et son développement un siècle plus tard.

 
Pour compléter l'étude du nu, Stendhal encourage les artistes en devenir à se procurer et à reproduire les planches tirées de l’Anatomie du gladiateur combattant, applicable aux beaux-arts, ou Traité des os, des muscles, du mécanisme des mouvemens, des proportions et des caractères du corps humain, de Jean-Galbert Salvage. À des fins d'observation, l’élève pourra également placer dans un angle de sa chambre « le plâtre entier de la Vénus de Médicis recouvert d'une cloche de gaze » :
 
Après l'étude du corps, vient naturellement l'étude du visage et de ses expressions. Aussi Stendhal conseille-t-il d’observer « sur la figure des ennuyeux qu’il faut quelquefois faire semblant d’écouter », « la distribution de la lumière et le génie de Rembrandt et du Guerchin ». Rembrandt, célèbre pour avoir peint sa Leçon d’anatomie du professeur Tulp représentant une dissection du bras sur le corps d’un condamné à mort, est un maître à la fois du portrait, de l’autoportrait et du clair-obscur. Scrutant son visage pour en saisir chaque expression, le peintre n’a cessé de se portraiturer sous tous les angles, riant, grimaçant, faisant la moue, déguisé, l’air inquiet ou l’air surpris. Entrainement assuré pour ceux qui veulent devenir artistes ! Ses oeuvres sont à découvrir dans Gallica
 
  
Après ce cours de 50 heures, si le lecteur a encore de la patience, il faut recommencer dans le même ordre.

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