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Les Françaises font les zouaves à bicyclette

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7 mars 2020

Saviez-vous qu’en France, les Parisiennes ne sont légalement autorisées à porter un pantalon que depuis 2013 ? En effet, l’ordonnance établie par la préfecture de police de Paris en 1800, officiellement abrogée il y a sept ans seulement, interdisait aux femmes de revêtir un pantalon sans permission.

Une pédaleuse en pantalon bouffant, debout puis chevauchant sa bicyclette (Le Figaro, 26 janvier 1986, p.4)

Le pantalon, véritable symbole de masculinité depuis le tournant des XVIIIe et du XIXe siècles, est l'un des marqueurs de genre les plus importants pour l’histoire occidentale des deux derniers siècles. Alors que plusieurs ouvrages, tels que ceux de Christine Bard, Laurence Benaïm ou encore Laure Murat, abordent la question du port du pantalon par les femmes au travers de figures et d’épisodes emblématiques de cette lutte, une investigation dans la presse numérisée des années 1850-1950 fait émerger des pratiques et des phénomènes de la vie quotidienne des Françaises qui participent également de la normalisation du costume masculin. Anecdotes boulevardières, chroniques badines, enquêtes : les articles de journaux consultés sur Gallica nous permettent de constater le rôle du sport, de la mode, du tourisme ou encore du travail dans l’acceptation du pantalon féminin. Nous nous proposons d’examiner ensemble quelques pratiques qui ont joué un rôle dans son homologation.

"On se sentait pousser des ailes... À bicyclette"

À la fin du XIXe siècle, la bicyclette, devenue plus accessible et confortable, se démocratise et devient un moyen de locomotion très prisé des Françaises. Cet engouement féminin pour la pratique du cyclisme, objet de nombreuses polémiques, se traduit par l’émergence d’un lexique spécialisé lié à de nouveaux codes vestimentaires. Parmi ces termes spécifiques, nous pouvons par exemple constater l’apparition puis l’utilisation durant la décennie 1890 du faux anglicisme néologique : "cyclewomen". Les articles qui mentionnent ces femmes-bicyclettistes mettent au jour une problématique vestimentaire : s’il est clair que la jupe n’est pas adaptée pour la pratique sportive, la culotte moulante est quant à elle exclue pour des raisons de pudeur. Toutefois, sous certaines conditions, certaines chroniqueuses en recommandent le port : "Mesdames, si vous êtes bien faites, ne craignez pas de "pédaler" en culotte. Dans le cas contraire… ne pédalez pas du tout… à moins cependant que vous ne teniez aucun compte de la galerie." (Winnie, "Courrier de la mode et chronique féminine", L’Univers Illustré, 19 octobre 1895)
 

"Une" représentant l’armée coloniale française avec, au centre, un tirailleur algérien (Le Petit Journal. Supplément illustré, édition du 7 mars 1891)

 

Finalement, en 1895, l’engouement ascensionnel de tous les mondes parisiens pour la "bécane perfectionnée" fait naître de fashionables innovations, notamment l’idée d’un "pantalon bouffant" qui rappelle celui de l’uniforme porté par les zouaves et les tirailleurs algériens.
 

"Tout à coup enthousiasmé par la suavité d’une cyclewoman au pantalon extra-bouffant, un passant à l’accent fortement teutonique constate ladite suavité par cette exclamation plus exacte qu’il ne le pensait certainement.
- Oh ! cette femme zouave !"
(Schepers, n °206, Le Pêle-mêle, 7 mars 1896)

 

"Il est certain qu’il existe […] des points d’analogie entre le zouave et la petite pédaleuse : l’un et l’autre font de graves blessures à l’ennemi. Seulement l’une tire les flèches empoisonnées empruntées au carquois de Cupidon, tandis que l’autre fait usage de la vulgaire balle Lebel."
(La Lanterne, 7 septembre 1895)

Publicité pour jupe-culotte (Le Figaro, édition du 25 février 1896, p.4)

 

Cette tenue extravagante qui donne aux cyclewomen une physionomie toute particulière relance le débat sur le costume féminin. Le 26 août 1895, Le Gaulois ouvre une "enquête universelle" visant à répondre à la question suivante : "[l]equel de ces deux vêtements, la jupe ou le pantalon, est le meilleur, au triple point de vue de la beauté, de l’hygiène et de la correction" ? Des personnalités féminines, notamment "celles dont le public connaît déjà l’autorité en matière d’art et de goût" assènent tour à tour leurs arguments : alors que Sarah Bernhardt plaide pour "la robe longue", Séverine trouve les "pantalons de zou-zou" des bicyclettistes "franchement laid[s]". "Brutal, souvent ridicule" pour Mlle Brandès (26 août 1895), le pantalon bouffant est "grotesque" pour Mme Adam (27 août 1895) et tout à fait "abominable" pour Mme Bréval (1 septembre 1895). Voilà de quoi habiller pour l’hiver nos pédaleuses de l’amour !

Le Journal (édition du 13 mars 1897)

Le préfet de police, M. Lépine, n'apprécie guère davantage ce provocant accoutrement et décide de mettre à l’étude un projet d’arrêté en août 1895 ("Échos de Paris", Le Gaulois, 11 août 1895, p. 1). En effet, le préfet constatant la recrudescence de bicyclettistes "pour de rire" vêtues de ces culottes bouffantes alors même qu’elles ne possèdent pas de bicyclette, souhaiterait interdire le port du pantalon à la zouave en dehors du temps de la promenade. Gare donc aux cyclewomen qui se baladeraient "veuves de leur machine" !
Si déplaisant soit-il pour certains, et particulièrement pour les "culottophobes" d’outre-manche qui le trouvent "shocking au dernier degré" et n’hésitent pas à huer ces "femmes-zouaves" (Les Annales politiques et littéraires, 12 septembre 1897, p.8), le pantalon bouffant inspire un nouveau vêtement, à mi-chemin entre jupe et pantalon : la jupe-culotte.
Souvent attribuée au couturier Paul Poirier qui la popularise en 1911, la jupe-culotte est en fait inventée par la maison Sandt et Laborde, puis brevetée sous le nom de jupe-pantalon par Henri Petit. L’image publicitaire de la pédaleuse en jupe-culotte devient virale et circule de L’Écho de Paris (21 mars 1896) au Journal (13 mars 1897), en passant par les colonnes du Figaro (26 janvier 1896).

Le Journal (édition du 13 mars 1897)

En définitive, comme le déclare Francisque Sarcey dans sa rubrique "Notes de la semaine" intitulée "Jupon ou culotte" : "[l]a bicyclette, qui rend presque nécessaire le port de la culotte et de la veste, n’a fait qu’accélérer, précipiter, une modification de costume qui se serait plus lentement faite, qui aurait soulevé plus de résistance" (Les Annales politiques et littéraires, 19 septembre 1897, p. 3). Ainsi, les innovations industrielles mais aussi la pratique du sport, dont le cyclisme n’est qu’un exemple, participent activement de cette lente acceptation du pantalon féminin. Timidement lancée à la fin du XIXe siècle, la jupe-culotte explose au XXe siècle, tout comme les pantalons norvégiens et knickers qui habillent les femmes aux sports d’hiver. Le développement des loisirs et du tourisme jouent également un rôle déterminant dans ce processus, comme le démontrent les nombreuses illustrations consultables sur Gallica.
 

Le Petit Journal. Supplément illustré (édition du 7 mars 1891)

Femina (édition du 1er janvier 1932)

La Femme de France (édition du 16 juin 1935)

Le Figaro (édition du 19 janvier 1939)

 

 

Cet article est tiré d'une étude de cas réalisée dans le cadre du projet européen NewsEye, A Digital Investigator for Historical Newspapers. Le projet NewsEye est financé par le programme cadre de recherche et innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (accord de subvention n°770299).

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