Récit de voyages et collections religieuses
Héritières d’institutions religieuses du Quartier Latin, la bibliothèque Sainte-Geneviève et celle du Centre Culturel Irlandais conservent, à côté d’ouvrages moins inattendus, des récits de voyages. Que nous dit la présence de tels livres dans des collections d’origine religieuse ?
Aux origines religieuses de la bibliothèque du Centre Culturel Irlandais et de la bibliothèque Sainte-Geneviève
Parmi les destinées diverses des collections parisiennes, deux cas singuliers, liés à d’anciennes institutions religieuses du Quartier latin, offrent un témoignage utile pour comprendre les anciennes logiques de production et d’organisation du savoir. La Bibliothèque Patrimoniale du Centre Culturel Irlandais occupe les rayonnages de l’ancienne bibliothèque du Collège des Irlandais. Celle-ci fut saisie à la Révolution et dispersée, mais à partir de 1805 un nouveau fonds est constitué à partir des anciennes collections du Collège des Anglais et du Collège des Ecossais, complétées par des ouvrages provenant des dépôts littéraires parisiens, et attribué au nouveau séminaire irlandais. Même si la cohérence ancienne de ces différentes collections est perdue, le fonds actuel, désormais clos, reflète la logique commune des institutions qui ont abrité ces ouvrages, dont la fonction était de dispenser un enseignement catholique à des étudiants, de jeunes prêtres, ou de futurs prêtres. Non loin, la bibliothèque Sainte-Geneviève présente également une certaine continuité avec l’institution religieuse dont elle porte le nom. Des collections des grandes abbayes parisiennes, seule celle-ci survécut à la Révolution. Enrichie depuis cette époque, elle conserve néanmoins le noyau de la collection des chanoines génovéfains, constituée surtout aux 17e et 18e siècles, et qui en avait fait dès lors l’une des principales institutions savantes parisiennes, ouverte au public à partir de 1733. L’origine religieuse de ces deux fonds patrimoniaux, aux proportions par ailleurs fort dissemblables, s’exprime dans la nature des collections, qui font par exemple la part belle aux œuvres de théologie et d’histoire ecclésiastique. Chacun abrite cependant des ouvrages moins attendus, et en particulier des récits de voyage. Leur présence est l’occasion d’interroger les liens qui unissaient religion et diffusion du savoir produit par les voyageurs à l’époque moderne.
La Bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais, photographie de Julien Mouffron-Gardner
Dans l’angle mort du savoir sécularisé
Une partie importante de ces ouvrages trouve en réalité naturellement sa place dans ces collections à cause de la démarche explicitement religieuse qui anime leurs auteurs, et suggère dans la lecture l’association d’un enjeu spirituel à l’instruction profane, ou inversement. C’est le cas notamment des relations ressortissant au pèlerinage en Terre sainte, qui, depuis la fin du Moyen Âge, combinent de plus en plus explicitement la description autonome des régions traversées et la documentation de l’expérience de vénération des lieux saints. Aux lecteurs est proposé à la fois un pèlerinage par procuration qui vaut d’une certaine façon comme voyage spirituel, une familiarisation avec le théâtre des événements bibliques souhaitable dans le cadre d’une instruction religieuse, et la description géographique et ethnographique des régions du pourtour méditerranéen. Ce double horizon investit les descriptions de la Palestine rédigées par des prêtres au 17e siècle qu’on trouve dans les collections du Centre Culturel Irlandais. La Terre Sainte d’Eugène Roger s’intéresse particulièrement aux mœurs et aux rites des diverses communautés religieuses qui y cohabitent. L’élaboration du savoir ethnographique, qui y atteint une certaine autonomie, se justifie néanmoins, en particulier en ce qui concerne les communautés chrétiennes décrites, par le souci d’identification précise des différences entre les rites, préoccupation significative en un temps où l’on exige des laïcs, et a fortiori des religieux, une conscience dogmatique rigoureuse.
C’est le même type d’enjeux qui traverse l’abondante littérature missionnaire à laquelle se rattache une portion considérable des relations de voyage de ces deux fonds. Ici la finalité religieuse du savoir produit, qu’il soit géographique, linguistique ou ethnographique, c’est-à-dire sa mobilisation au service de l’entreprise d’évangélisation, justifie le souci de l’exploration en même temps qu’il fournit les critères de l’élaboration de la connaissance. Cet enchevêtrement de la démarche savante et religieuse se retrouve aussi au niveau de la réception de ces ouvrages, puisqu’ils sont censés édifier leurs lecteurs, autant sinon plus que les instruire. La carte de la Cochinchine insérée dans les Divers voyages et missions du P. Alexandre de Rhodes en la Chine et autres royaumes de l’Orient illustre bien ce double horizon de lecture, puisque les légendes qui y sont inscrites se rapportent soit aux particularités naturelles ou ethnographiques des espaces représentés, soit à la localisation d’épisodes marquants de la geste missionnaire.
Enfin, certains voyages missionnaires suscitèrent de profonds débats de nature théologique au sein de l’Eglise catholique, l’adaptation du message chrétien aux cultures rencontrées par les missionnaires interrogeant les frontières entre la culture et la doctrine, entre le particulier et l’universel. C’est surtout le cas du corpus viatique lié à la querelle des rites chinois, qui explique la présence de nombreux ouvrages jésuites sur la Chine aussi bien dans les collections des collèges anglophones que dans celles des chanoines génovéfains.
Ouvrages profanes, lectures religieuses ?
On trouve cependant parmi les récits de voyage acquis par ces institutions religieuses des ouvrages dont les auteurs ne sont pas des religieux, et dont l’intention n’est ni prosélyte, ni explicitement spirituelle. Alors que les synthèses géographiques sont rares avant le 19e siècle, la connaissance du monde en ses parties, qui ne peut manquer ni à une formation généraliste ni, par exemple, à de futurs missionnaires, reste largement tributaire de la lecture du témoignage des voyageurs. On peut supposer que c’est la raison pour laquelle on trouve dans la bibliothèque du Centre Culturel Irlandais des relations de voyages anciennes, en nombre relativement limité, mais parfois fort rares, comme la première édition des Voyages aventureux du capitaine Jan Alfonce, publiée vers 1559, héritée de l’ancien séminaire anglais, et dont on ne connaît en France que cinq exemplaires. L’un des trois restants se trouve d’ailleurs à la bibliothèque Sainte-Geneviève, dont les collections de voyages sont bien plus amples, à la mesure du rayonnement culturel de l’abbaye aux 17e et 18e siècles. Nonobstant sa vocation religieuse, une institution comme la bibliothèque des génovéfains constitue alors l’un des centres du savoir où s’opèrent précisément la synthèse des connaissances correspondant aux diverses disciplines séculières et leur approfondissement. Même si les institutions savantes dépendant du pouvoir central laïque gagnent en importance au cours de ces siècles, des institutions religieuses continuent de jouer un rôle crucial dans la formation des savants et l’élaboration de connaissances nouvelles ; aussi la division entre personnel religieux et communauté scientifique n’est-elle pas encore achevée.
Quant à l’usage effectif que les membres de ces institutions pouvaient faire de ces ouvrages, quelques rares indices suggèrent une intrication peut-être encore plus étroite. La bibliothèque Sainte-Geneviève conserve les manuscrits d’un chanoine génovéfain, le père Paul Beurrier, où l’on trouve, parmi ses mémoires et ses recherches théologiques, des notes de lecture de voyages. Des descriptions du grand voyageur à succès de son temps, Jean-Baptiste Tavernier, le prêtre a retenu les passages évoquant d’anciennes traditions et reliques chrétiennes.
Est-ce à dire qu’au sein de telles institutions religieuses, ces récits de voyages profanes ne suscitaient que des lectures pieuses ? Il est difficile de le savoir ; on trouve cependant un indice discordant dans un autre volume acquis certainement au moment de sa parution par la bibliothèque de l’abbaye Sainte-Geneviève, dont sa reliure porte le chiffre. Le Voyage en Sibérie de Jean Chappe d’Auteroche, dans son édition parisienne originale de 1768, comporte de belles planches gravées au contenu ethnographique souvent empreint d’orientalisme. La planche n°III du premier tome est manquante dans l’exemplaire des collections de Sainte-Geneviève, et des traces, quoique discrètes, de subtilisation apparaissent à l’emplacement attendu. Compte tenu de la présence d’autres scènes de nudité parmi les gravures du volume, un souci de censure est à exclure, et il faut donc conclure à une appropriation, dont le perpétrateur et la date précise ne peuvent être connus, mais dont les motivations ne semblent guère spirituelles.
Grâce à l’absence de solution de continuité totale avec les institutions religieuses dont elles sont héritières, les collections de la Bibliothèque Patrimoniale du Centre Culturel Irlandais et de la bibliothèque Sainte-Geneviève ouvrent une fenêtre sur les liens à la fois étroits et plurivoques entre culture religieuse et savoir géographique ou ethnographique à l’époque moderne.
Les expositions "Conquérir l’inconnu : parcours dans l’histoire de l’exploration à travers les récits de voyages savants de la Bibliothèque Patrimoniale du Centre Culturel Irlandais" et "Lignes d’Horizon : voyages et relations savantes, XVe-XXe siècle" se sont tenues respectivement au Centre Culturel Irlandais et à la bibliothèque Sainte-Geneviève de septembre à décembre 2022, dans le cadre de l’année thématique sur les voyages savants organisée par la bibliothèque Sainte-Geneviève.
Pour aller plus loin
Les deux expositions sont accessibles en ligne sur les sites du Centre Culturel Irlandais et de la bibliothèque numérique de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, et vous pourrez retrouver les collections du Centre Culturel Irlandais dans Gallica, et présentées sur le blog dans un précédent article.
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