La sociabilité, un penchant naturel ?
Qu’est-ce qui pousse l’individu à rechercher la compagnie de ses semblables ? Des gilets jaunes à la pandémie, l’actualité sociale, politique et sanitaire de ces derniers mois nous fait réfléchir plus que jamais à notre besoin de sociabilité, cette aptitude de l’individu à fréquenter agréablement ses semblables, aptitude qui se décline néanmoins différemment d’une nation à l’autre.
En l’occurrence, la sociabilité d’une nation - un ensemble de codes et de pratiques étroitement corrélé à un contexte social et politique et permettant à l’individu de vivre en société – se développe et se particularise sur du temps long par un jeu complexe de similitudes, d’écarts, de correspondances et de différences avec les modes de sociabilité d’autres nations.
Ainsi, si les Anglais n’ont pas l’apanage du thé, le rituel traditionnel du thé et les valeurs de sociabilité qui découlent de cette pratique n’ont ni la même portée symbolique, ni la même fonction sociale d’un côté ou de l’autre de la Manche.
Le concept de « sociabilité » ne fait son entrée officielle dans la langue française qu’en 1798 ; toutefois, l’adjectif « sociable » apparaît dans la toute première édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1694) et précède ainsi l’apparition du terme « social » ; l’homme sociable y est défini comme « naturellement capable de compagnie », «avec qui il est aisé de vivre ». De l’autre côté de la Manche, le même vocable est officiellement introduit dans la langue anglaise au début du XVIIe siècle dans le dictionnaire anglais de Robert Cawdrey (1604) ; toutefois, les termes ‘sociall’ et ‘sociable’ partagent la même définition - « fellowlike, one that will keepe company, or one with whom a man may easily keepe company” – désignant plutôt une propension à la convivialité. Dans un même esprit, plus d’un siècle plus tard, le dictionnaire de la langue anglaise (1755) de Samuel Johnson établira un lien plus clairement explicite entre la sociabilité (« sociableness ») et la conversation et la fraternité : « Inclination to company and converse » ; « Freedom of conversation ; good fellowship ». La sociabilité anglaise, en tant qu’aptitude et trait de caractère, trouve ainsi son mode d’expression privilégié dans l’art de la conversation.
Les débats sur la sociabilité à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles prennent une tournure politique au moment de la crise d’exclusion (1678-1681) et de la formation des parties politiques whig et tory. Pour déjouer l’argument hobbesien de la nécessité d’un pouvoir fort pour réguler les passions asociales et les excès de l’homme, les philosophes whig, Algernon Sydney, John Locke et Shaftesbury entre autres, posent l’existence de la nature bienveillante de l’homme et défendent l’idée d’une harmonie sociale naturelle. Celle-ci ne dépendrait donc pas de l’intervention d’un gouvernement fort, contrairement aux idées prônées par Bossuet et largement diffusées en Angleterre à l’époque du roi Jacques II pour justifier la doctrine de l’autorité royale absolue, mais sur l’homme dans l’état de nature, capable de « de bienveillance, d’assistance et de conservation mutuelle ».
En effet, le café y étant peu cher, ces institutions deviennent rapidement très prisées des marchands, négociants et commerçants. Comme l’a démontré Jürgen Habermas, ces lieux occupent de multiples fonctions - on y vient pour bavarder, lire la presse, parler politique, débattre ou renforcer son réseau de relations – l’espace public demeurant toutefois indépendant des institutions officielles, politiques ou religieuses. Dans leurs célèbres journaux The Tatler (1709-1711) et The Spectator (1711-1712), les journalistes anglais Joseph Addison et Richard Steele s’inspireront du ‘coffee-house’ anglais et des conversations animées qui s’y déroulent pour conférer à leurs textes ce style conversationnel propre à l’essai périodique anglais et pour élever le statut de la sociabilité publique en l’associant aux valeurs de réciprocité, de bienveillance, d’honnêteté et de fraternité :
L’espace de sociabilité addisonien et sa pratique, la conversation, excluent donc « l’esprit de faction » ou la critique qui entravent l’échange d’idées et peuvent potentiellement nuire au bien-être d’autrui. Pour que l’échange sociable se réalise, l’individu doit accepter de se dépouiller de tout ce qui peut ternir cet idéal de réciprocité et de convivialité, que ce soit des intérêts personnels, de la vanité ou de l’égoïsme. Deux siècles plus tard, le sociologue allemand Georg Simmel définira dans un même esprit la nature des interactions humaines qui se nouent dans un moment de sociabilité. Selon lui, l’« impulsion de sociabilité » possède une force propre qui va délier « le simple processus de socialisation de l’ensemble des réalités de la vie sociale pour en faire une valeur en soi et un bonheur » (Soziologie, 1908). Ce n’est donc que dénué de son moi social, de ses particularités ou idiosyncrasies, que l’individu peut s’engager dans une rencontre purement sociable.
C’est avec David Hume et Adam Smith que le modèle britannique de sociabilité se voit associé aux « réalités de la vie sociale », notamment le commerce, l’industrie, les arts et le luxe, l’intégrant ainsi à un processus historique. Selon le philosophe écossais Hume, notre manière de penser est déterminée, et d’une certaine manière limitée, par la coutume ou l’éducation. Grâce au progrès des arts, de l’industrie et des sciences, l’esprit peut retrouver une vigueur nouvelle, du plaisir, et ainsi tourner l’individu vers l’action. Les plaisirs et amusements auxquels l’individu accèdent dans une société polie, raffinée l’amènent à fréquenter agréablement ses semblables, à converser avec toujours plus d’aisance ; l’homme sociable éprouve alors « une augmentation d’humanité » qui le distingue de l’homme barbare ou solitaire :
Ce modèle de sociabilité qui se déploie et se raffine par le luxe dans l’espace urbain sera vigoureusement contesté au tournant du XVIIIe siècle, notamment par les romantiques au moment de la Révolution française. Les guerres qui s’ensuivent renforcent les antagonismes entre nations européennes, remettant en cause à la fois l’idéal cosmopolite d’un commerce vertueux et les transferts de valeurs et de pratiques de sociabilité d’une nation à une autre. D’autre part, le luxe est dénoncé par les adeptes de la médecine vitaliste, John Brown et Thomas Beddoes parmi d’autres, comme à l’origine de l’apathie et des maladies nerveuses dont souffre la classe moyenne. C’est bien le grand air et les promenades à la campagne et non les loisirs futiles des espaces de sociabilité ou le confort factice de la ville qui peuvent guérir les valétudinaires.
Poètes, médecins et scientifiques réactivent donc l’idée d’une nature grandiose et régénératrice que l’homme néanmoins, comme les romantiques le déplorent, ne cesse d’exploiter pour gratifier son besoin constant de confort et de luxe. Mary Wollstonecraft, philosophe et féministe, mère de Mary Shelley et épouse de William Godwin, prête sa voix à l’expression de cette position incertaine de l’homme face à la nature au tournant du siècle. Dans ses lettres écrites de Scandinavie à son amant Gilbert Imlay, sublime élan préromantique, on y lit encore cette croyance, héritée des Lumières et notamment de Hume, selon laquelle le progrès de la civilisation repose sur la socialisation et le raffinement des mœurs par les arts et les sciences ; mais ces lettres trahissent également une jouissance intense devant le spectacle de la nature dénuée de tout artifice humain :
À mesure que nous nous rapprochions de la frontière, et donc de la mer, la nature reprenait une apparence de plus en plus sauvage ou plutôt semblait être le monde à l’état de squelette attendant de revêtir tout ce qui est nécessaire à la vie et à la beauté. Pourtant elle était sublime.
L'objectif du projet DIGITENS est de construire un cadre afin de mieux appréhender les interactions, les tensions, les limites et les paradoxes propres aux modèles européens de sociabilité et d’étudier la question relative à l'émergence et la formation des modèles européens de sociabilité tout au long du XVIIIe siècle. Il s’agit d’un projet européen RISE (Research and Innovation Staff Exchange) piloté par le laboratoire HCTI (Héritages et Constructions dans le Texte et l’Image) de l’Université de Bretagne occidentale basée à Brest qui rassemble 11 partenaires originaires de France, de Pologne, du Royaume-Uni et du Canada.
Les résultats de cette recherche collaborative, internationale et intersectorielle sera la mise en ligne de la première Encyclopédie numérique à accès ouvert de la sociabilité en Grande-Bretagne au siècle des Lumières. Cette encyclopédie numérique comportera une anthologie historique de sources textuelles ou iconographiques et proposera à un large public une cartographie des savoirs. Pour cela, des échanges de chercheurs entre les différentes institutions partenaires (The National Archives, Warwick University, Greiswald University, Kazimierz Wileki University, MacGill University, BnF) sont prévus.
Le projet DIGITENS est financé par le programme cadre de recherche et innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (accord de subvention n°823863).
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