Réjane (1856-1920) : l’astre du boulevard
Gabrielle-Charlotte Réju voit le jour à Paris en 1856. Elle naît, pour ainsi dire, dans les coulisses du théâtre de l’Ambigu où sa mère est caissière et son père, ancien comédien, contrôleur. Dès l’enfance, elle découvre le répertoire des mélodrames du « Boulevard du crime » et ses grands interprètes. Et c’est ainsi que, dès l’âge de 16 ans, contrariant les projets d’une mère qui l’aurait voulue institutrice (puisque la jeune fille montrait des dispositions pour les études), elle se met en relation avec Régnier[2], sociétaire de la Comédie-Française et professeur au Conservatoire. Ce comédien reconnu et excellent pédagogue pressent chez la jeune apprentie l’étoffe d’un talent inné. Ne négligeant ni les cours de diction ni les leçons de maintien, il veille à ce que son élève conserve une élocution fluide et naturelle, en contraste avec le style déclamatoire en vogue à l’époque.
Gabrielle prend conscience dès cette période d’apprentissage que la scène fonctionne comme un miroir grossissant tous les effets et conserva de ce fait tout au long de sa carrière un jeu empreint de simplicité et de spontanéité.
Deuxième prix au concours de sortie du Conservatoire, elle hésite entre plusieurs noms de scène. Ce sera finalement « Réjane » : court, royal et accrocheur.
Traditionnellement, le deuxième prix était engagé à l’Odéon, annexe de la Comédie-Française. Cependant, conseillée par son professeur et mentor, la jeune actrice espère pouvoir se diriger vers le théâtre de boulevard et le répertoire léger que l’on y joue, où sa personnalité piquante, la mobilité de ses traits et le phrasé proche parfois de la gouaille parisienne pourraient faire merveille.
Du théâtre mondain…
Un oubli « bien à propos » de la part de l’Odéon lui permet d’être engagée par le théâtre du Vaudeville[3], qui propose des œuvres légères dont la qualité n’est pas toujours au rendez-vous mais sont très courues du public.
Réjane n’était probablement pas faite pour le répertoire classique et elle n’aurait peut-être pas pu s’adapter au « ton » particulier alors requis aux comédiens du Théâtre-Français. Son jeu libre la destinait aux pièces modernes et elle y fut remarquable.
[Me Réjane. Vaudeville. La belle Hélène] : [photographie, tirage de démonstration] / [Atelier Nadar]
Toutefois, son talent mit du temps à pouvoir s’exprimer. Entre 1875 et 1882, elle reprend ou crée sur scène une vingtaine de rôles différents enchaînant pièces comiques sans prétention et drames superficiels. Réjane a du succès mais ces spectacles d’un niveau moyen ne lui permettent pas de faire éclore tout son potentiel artistique. En 1882, elle est embauchée au Théâtre des Variétés où elle peut jouer des rôles plus « consistants », sans pour autant pouvoir aborder le répertoire qui lui assurerait enfin la renommée.
Pour cela, il faut attendre 1883 et une pièce de Jean Richepin, La Glu, jouée dans le Théâtre de sa jeunesse, l’Ambigu, à présent dirigé par Sarah Bernhardt et son fils. Ici, Réjane révèle enfin son talent tragique profond, remportant un franc succès auprès de la critique comme du public. Quelques années après la mort de la comédienne, Paul Berton écrit :
« Ce fut une stupeur sur le Boulevard. Jusque-là on n’avait pas pu concevoir qu’il y eut la moindre puissance dramatique dans une figure à nez retroussé et une voix un peu nasillarde et grasseyante. »[4]
…au théâtre naturaliste
La comédienne se produit dans plusieurs théâtres avec quelques succès remarquables : La Parisienne de Henry Becque en 1885, à la Renaissance ; Décoré d’Henry Meilhac en 1888, au Vaudeville. Si elle excelle toujours dans les rôles légers, elle est attirée par le mouvement alors naissant du Théâtre libre prôné par André Antoine[5]. Celui-ci rompt avec les codes en vigueur sur les scènes : les sujets sont naturalistes, les comédiens s’abstiennent de surjouer, les décors sont minimalistes et le « régisseur » devient « metteur en scène » utilisant espaces et mouvements pour servir le texte.
En 1888, c’est une véritable révolution esthétique à laquelle Réjane participe en jouant une pièce des frères Goncourt, Germinie Lacerteux, d’après un de leurs romans. La pièce est montée à l’Odéon, dirigé par Paul Porel[6], qui n’est pas encore l’époux de l’actrice mais dont elle a une fille, Germaine, née en 1886. On parle de « bataille de Germinie Lacerteux », tant la pièce fait scandale. La pression de quelques sénateurs conservateurs vise à l’interdire ; seules 22 représentations sont données mais la renommée de Réjane est assurée.
Paul Porel, novateur et proche des milieux littéraires, ouvre le répertoire de l’Odéon à de grands auteurs étrangers (Shakespeare, Goethe, Dostoïevski) et propose des textes d’auteurs français dans la mouvance naturaliste : Daudet, Léon Hénnique, George Sand… Il accueille par ailleurs une série de conférences pour la jeunesse en matinée, électrifie le théâtre et offre quelques beaux rôles à Réjane. Mais en 1892, débouté de la direction de l’Opéra, il démissionne de l’Odéon pour créer le Grand théâtre, à l’emplacement de l’actuel Athénée-Louis Jouvet, emmenant avec lui une partie de la troupe.
« Le couple engloutit une grande partie de son patrimoine dans le Grand théâtre », relate leur fils Jacques. L’aventure se solde par un échec mais dès 1893, Porel prend la direction avec Albert Carré du Vaudeville et "rebondit" grâce au rôle qui assura à Réjane une renommée mondiale : Madame Sans-Gêne, de Victorien Sardou d’après Emile Moreau.
En 1893, à la naissance de Jacques, le deuxième enfant du couple, Réjane et Porel officialisent leur union par un mariage. Jusqu’en 1905, ils enchaînent les succès au Vaudeville, dont Viveur d’Henri Lavedan, Georgette Lemeunier de Maurice Donnay, Zaza de Berton et Simon, Le Lys rouge d’Anatole France, Le Masque d’Henry Bataille… Le registre de la grande comédienne est étendu et elle excelle dans les rôles dramatiques et réalistes comme dans les comédies légères.
Mais en 1905, le couple divorce et Réjane quitte le Vaudeville pour acquérir l’année suivante le Nouveau théâtre d’Aurélien Lugné-Poë[7], acteur et metteur en scène, artisan avec André Antoine du renouveau théâtral français. Elle rebaptise le lieu « Théâtre Réjane » et le dirige jusqu’en 1918.
Les dernières années
Réjane, que son fils dépeint comme « une directrice inquiète », monte dans son théâtre à plusieurs reprises la pièce qui lui avait assuré la popularité, Madame Sans-Gêne, mais fait aussi découvrir un nouveau répertoire. Ainsi, en 1911, elle met en scène pour la première fois en France L’Oiseau bleu du grand dramaturge symboliste belge Maurice Maeterlinck.
Elle promeut également la nouvelle génération des auteurs « boulevardiers » qui, tels Henri Bernstein ou le jeune Sacha Guitry, perpétuent la tradition de Labiche et Feydeau. Et comme son talent a de multiples facettes, elle se tourne aussi vers un répertoire plus dramatique et des rôles ayant une certaine dimension psychologique dans les pièces d’Abel Hermant, Matilde Serao ou Paul Hervieu.
Le tout jeune septième art vient aussi la chercher et elle tourne quelques films, dont deux versions de Madame Sans-Gêne, la première dès 1900 puis une deuxième en 1911. En 1916, en pleine première guerre mondiale, l’adaptation filmée de L’Alsace[8], tirée de la pièce dont elle avait donné 300 représentations au théâtre Fémina en 1913, permet à son jeu à la fois naturel et expressif de « crever l’écran », faisant l’unanimité dans la presse et auprès des spectateurs. Il en est de même pour son tout dernier rôle dans Miarka, la fille de l’ourse, d’après le roman et la pièce de Jean Richepin, en 1920.
Quelques semaines après la fin du tournage de ce film, Réjane, dont la santé était fragile, s’éteint à l’âge de 63 ans. Ses obsèques sont grandioses. Le Tout-Paris vient pour rendre un dernier hommage à la femme du monde et à l’immense comédienne, aux côtés du public populaire qui l’avait aimée et avait fait son succès.
« Sarah est divine. Réjane n’était qu’humaine, mais elle l’était plus complètement et plus profondément qu’aucune de ses rivales. », écrit le journaliste Paul Souday après la mort de la grande comédienne. Elle a marqué un tournant définitif par sa façon moderne d’interpréter les rôles légers comme dramatiques et a contribué au renouveau de l’écriture théâtrale et de la mise en scène. Son théâtre, aujourd’hui Théâtre de Paris, lui rend hommage avec une salle plus petite, nommée « Salle Réjane » et un collège d’Asnières où elle vécut un temps porte son nom. Elle est aussi à l’origine d’une dynastie d’artistes : son fils Jacques fut écrivain et sa petite-fille Jacqueline, comédienne, eut quatre enfants (dont le photographe Jean-Marie Périer et le comédien Marc Porel).
Aucune rue ne porte aujourd’hui le nom de cette grande artiste.
Pour aller plus loin...
Réjane ou La Belle Époque / Jacques Porel ; avant-propos, Jean-Marie Périer ; préambule, François Baudot. Privat, 2020, 792.028 092 REJ Por
Réjane : la reine du boulevard / François Baudot. Editions 7L, 2001, 792.028 092 REJ BAU
Fils de Réjane, souvenirs. I. 1895-1920 ; II 1920-1950 / Jacques Porel. Paris, Plon : 1951-1952, 8 W 25584 (1 – 2)
Réjane / Camillo Antona-Traversi. Paris le Calame, 1930. (26 janvier 1931), 16 W 3115
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