Le Petit Parisien, Supplément littéraire illustré, 13 février 1898
En écrivant « J’accuse… ! », en janvier 1898, Émile Zola a pour but d’être traduit en justice, afin qu’y éclate la vérité sur l’affaire Dreyfus. Mais le chemin vers l’acquittement du capitaine sera long et, par la publication de ce texte, Zola se livre en pâture à une virulente campagne de presse.
Retour sur l’affaire Dreyfus
En cette fin du XIXe siècle, les idées antisémites sont largement partagées en France. C’est dans ce contexte qu’un officier juif, le capitaine Alfred Dreyfus, est soupçonné d’espionnage au profit de l’Allemagne. Traduit devant le conseil de guerre, il est reconnu coupable le 23 décembre 1894, condamné à la déportation à vie, au vu d’un « dossier secret », auquel son avocat n’a jamais eu accès, dégradé en public, puis conduit à l’île du Diable, en Guyane.
La femme de Dreyfus, Lucie, et son frère Mathieu sont alors les seuls à croire en son innocence. Mais en mars 1896, le commandant Picquart, nouveau chef du service des renseignements français, détient la preuve que le coupable est un autre officier français, le commandant Esterhazy. Il en informe, en vain, ses supérieurs. Les irrégularités de procédure s’ébruitent… Pour démontrer qu’elle n’a pas commis d’erreur judiciaire, l’armée doit produire d’autres preuves de la culpabilité de Dreyfus. Le commandant Henry, membre du service de renseignements, fabrique un « faux » en vue de prouver la traîtrise de Dreyfus. Pour une chronologie détaillée de « l’affaire », voir Histoire de l’affaire Dreyfus de Joseph Reinach.
L’engagement de Zola dans « l’affaire »
Zola publie, dès le 16 mai 1896, l’article « Pour les Juifs », dans lequel il s’insurge contre l’antisémitisme. Cette publication a probablement motivé les défenseurs de Dreyfus à se tourner vers lui. Il rencontre Bernard Lazare, l’auteur d’Une Erreur judiciaire. La vérité sur l'affaire Dreyfus, puis, maître Leblois, avocat de Picquart, et Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat. Ils le convainquent de l'innocence de Dreyfus, et de la nécessité d'agir pour rétablir la vérité. Zola publie trois articles dans Le Figaro à partir du 25 novembre 1897. Il y défend « M. Scheurer-Kestner », violemment pris à partie pour sa prise de position dreyfusarde, dénonce l’antisémitisme et le mythe du « syndicat » juif. Enfin, il reprend les circonstances de l’« affaire » (« Procès-verbal »). Il poursuit son action dans ses lettres « À la Jeunesse » et « À la France », publiées chez Fasquelle. Le commandant Esterhazy passe devant le conseil de guerre. Il est acquitté le 11 janvier 1898. La réaction de Zola ne se fait pas attendre…
« J’accuse », L’Aurore, 13 janvier 1898 et manuscrit autographe, 11-13 janvier 1898
Le 13 janvier, à la une de L’Aurore, le quotidien de Georges Clemenceau, tiré exceptionnellement à 300 000 exemplaires, paraît « J’accuse… ! ». L’article reprend l’historique de « l’affaire » et dénonce Esterhazy.
La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. C’est d’aujourd’hui seulement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes : d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse; de l’autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu’elle soit faite…
Puis, après avoir accusé plusieurs militaires nommément, ainsi que le conseil de guerre… : « Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière… Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends. »
Les procès de Zola
Zola est poursuivi pour diffamation par le ministre de la Guerre devant la cour d’assises de la Seine. Lors du
procès, du 7 au 23 février 1898, interviennent comme témoins, le lieutenant-colonel Picquart, confronté au commandant Henry, le général de Boisdeffre, chef d’état-major… Le 21 février, Zola lit
sa déclaration : « Dreyfus est innocent, je le jure ! J’y engage ma vie, j’y engage mon honneur… » Malgré la brillante plaidoirie de son avocat,
Fernand Labori, et l’intervention de Clemenceau,
le verdict est rendu le 23 : Zola est condamné à un an de prison ferme et à 3 000 francs d’amende. Après deux pourvois en cassation pour vice de forme, le Conseil de guerre, et non plus le ministre de la guerre, traduit Zola en diffamation. Ce nouveau procès a lieu en juillet 1898 et
confirme la peine infligée à Zola, mais celui-ci a déjà pris, en partant seul et dans le secret, pour Londres, le chemin d’un exil qu’il vivra mal. Sa fuite est interprétée comme un aveu de sa culpabilité par nombre d’
organes de presse.
Une longue marche vers la vérité
En août, le commandant
Henry, confondu, se suicide en prison. Pourtant, ce n’est qu’après le décès du président de la République, Félix Faure, défavorable à la révision du procès de Dreyfus, et sous la présidence d’Émile Loubet, que Dreyfus est convoqué devant un nouveau conseil de guerre, à Rennes, le 7 août 1899. Le 4 juin, Zola rentre en France et publie, dans
L’Aurore, «
Justice », mais Dreyfus est de nouveau condamné à dix ans de réclusion criminelle « avec circonstances atténuantes ». Émile Loubet le gracie. Zola publie encore, le 22 décembre 1900, une «
Lettre au président de la République », faisant suite à la
loi d’amnistie, dont le
manuscrit autographe, dédicacé par Zola à Mathieu Dreyfus est consultable sur Gallica. Puis le 1
er février 1901, sort
La vérité en marche, recueil de ses écrits dreyfusards, pour que « l’affaire » ne tombe pas dans l’oubli.
En 1906, la Cour de cassation casse le verdict de Rennes. Dreyfus est réhabilité et réintégré dans l’armée, tandis que Picquart devient ministre de la Guerre du gouvernement Clemenceau.
La mort et la panthéonisation de Zola
Zola ne connaîtra jamais le dénouement de l’affaire Dreyfus :
il meurt asphyxié, à son domicile, le 29 septembre 1902. Bien que l’enquête ait conclu à un accident, le doute subsiste, un
ramoneur antidreyfusard ayant
reconnu, des années plus tard, avoir volontairement obstrué le conduit de cheminée de l’écrivain.
Dans ses souvenirs, Alfred Dreyfus relate la stupeur qui le frappe à la nouvelle de cette disparition.
Mon émotion fut immense en voyant ce cher et noble ami, terrassé ainsi par un accident imbécile, en pleine vigueur, en plein travail. On connaissait de lui sa puissance de travail, son génie de romancier, on ne connaissait pas assez sa bonté de cœur, sa générosité. Il faisait le bien comme un devoir de sa noble conscience.
Lors des obsèques, Anatole France prononce son
éloge funèbre, et le 4 juin 1908, ses cendres sont transférées au Panthéon. Lors de la
cérémonie perturbée par les manifestants nationalistes,
Louis Gregori, journaliste au
Gaulois, tire sur Alfred Dreyfus… preuve que dix ans après « J’accuse… ! », les tensions demeurent vives.
Détracteurs et soutiens de Zola dans la presse
Zola, en s’engageant dans l’affaire Dreyfus, se jette dans la mêlée opposant « dreyfusards » et « antidreyfusards », et s’expose à un campagne de presse très virulente de la part des antidreyfusards.
La presse, comme la société, est divisée, l’écrasante majorité des titres étant, à l’aube du XXème siècle, antidreyfusarde. Le quotidien
L’Aurore publie une
partition des journaux « pour la vérité », dont font partie
La Lanterne,
La Fronde, et « pour l’Etat-major », qui comptent des titres nationalistes, catholiques ou antisémites, comme
L’Intransigeant, La Croix ou
La libre parole, fondée par Édouard Drumont et que Zola a mis en scène dans l’épisode de sa trilogie des
Trois Villes sur
Paris. « J’accuse… ! », en médiatisant « l’affaire », provoque un regain d’antisémitisme. Au tournant du siècle, titres de presse, feuilles satiriques en tous genres et cartes postales antisémites fleurissent. Jules Guérin, hostile à Zola, lance notamment
L’Anti-Juif. Les
caricatures mettant en scène Zola sont souvent agressives, grossières.
Forain et
Caran d’Ache, deux caricaturistes célèbres, fondent l’hebdomadaire politique
Psst…!, en 1898, pour défendre l’honneur de l’armée. Antidreyfusard virulent, il a pour sujet de prédilection l’affaire Dreyfus et Zola, et cesse d’ailleurs de paraître à la fin de la révision du procès.
« L’affaire Dreyfus »,
Psst… !, 23 juillet 1898
Après la mort de Zola, les attaques perdurent, de la part notamment de
Maurice Barrès. L’écrivain nationaliste s’oppose à la translation de ses cendres au Panthéon et aura pour contradicteur
Jean Jaurès, à cette occasion. Jaurès, qui publie
Les preuves : affaire Dreyfus,
Scheurer-Kestner, Clemenceau et
Joseph Reinach, l’auteur d’une
Histoire de l’affaire Dreyfus font partie des politiques engagés du côté dreyfusard. La figure de proue de la presse dreyfusarde est évidemment le quotidien de Clemenceau,
L’Aurore, suivi par
Le Figaro,
Le Siècle ou
L’Humanité, fondé en 1904 par Jaurès. Il publie, du 14 janvier au 4 février 1898, le nom de 1500 personnalités favorables à l’initiative de Zola et à la révision du procès de Dreyfus. Ces «
protestations » sont un véritable « manifeste des Intellectuels » – le terme d’ « intellectuel » apparaît d’ailleurs à cette époque.
« J’accuse… ! », retentissant à son époque, résonne toujours aujourd’hui comme l’appel d’un écrivain engagé, à la force extraordinaire. Au moment de la Seconde guerre mondiale, le
Mouvement national contre le racisme (MNCR), fondé comme réponse œcuménique à la persécution antijuive, s’y réfère en publiant en zone nord, un journal qui se fait l’écho des exactions menées à l’Est :
J’accuse.
Pour aller plus loin :
Voir la bibliographie "Les écrivains et la presse" et le billet de blog Gallica "Zola et la presse".
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