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Tahra-Bey, célébrité et charlatan

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Ce quatrième billet revient sur la figure incontournable du fakir Tahra-Bey, "l’homme aux yeux étranges", qui fit fureur sur la scène parisienne à partir de 1925. Célébrité pour les uns, charlatan pour les autres, il a été l’objet de nombreux procès.

"Tahra Bey", Les Annales politiques et littéraires, n° 2198, 9 août 1925, p. 150

Les fakirs parisiens les plus célèbres sont ceux qui savent le mieux construire leur mythologie personnelle, c’est-à-dire un récit mythifié, qui trouve une origine romanesque à leurs pouvoirs hors du commun. Supposément, deux moyens existent pour devenir fakir. Quand la transmission est héréditaire, un fakir appelle de ses vœux l’âme réincarnée d’un confrère dans son nouveau-né. Quand le père est non-initié, il confie sa progéniture à un fakir, qui lui enseigne tous les secrets de son art. Hassan Bey, par exemple, "fakir et fils de fakir", explique avoir été intronisé quand il avait douze ans, lors de rituels d’initiation mettant à l’épreuve sa ténacité.

Asy, "Un sommeil de plomb", La Jeunesse illustrée, n° 1295, 29 juillet 1928, p. 1

L’Arménien Tahra-Bey, de son vrai nom Krikor Kalfayan, né vers 1903 et non en 1887 à Tantah comme il le prétend parfois, se présente comme un docteur égyptien, diplômé de l’université de Constantinople, et comme délégué de l’Union psychique Chavk de l’Orient. Il donne plusieurs sources à sa "science des forces spirituelles". Suivant les entretiens, il rapporte avoir été formé dès l’enfance par son père, ou par des derviches et fakirs, avant de continuer son apprentissage en Occident. Avec le Fakir Birman, Tahra-Bey est l’un des plus célèbres fakirs de la première moitié du XXe siècle. Au plus fort de sa carrière française, entre 1925 et 1927, il se produit à la salle Adyar, puis au Théâtre des Champs-Élysées Music-Hall, au Moulin-Rouge ou au Théâtre de l’Étoile, gagnant, selon les rumeurs, entre 14 000 et 40 000 Francs par représentation. Dans les années 1930, on le trouve au Théâtre des Capucines, au Plaza, ou encore aux Folies-Wagram. Homme du monde, Tahra-Bey occupe aussi les cabarets, vêtu comme le plus chic des Parisiens.

Encart publicitaire, La Presse, n° 4139, 16 juin 1926, p. 2

Son programme est très semblable à celui de ses collègues : échelle de sabre et bris d’une lourde pierre sur le ventre, aiguille enfoncée dans la peau avec ou sans saignement, planche à clous, transmission de pensée, hypnose d’animaux, ensevelissement, distribution de talismans. Il se distingue cependant par une mise en scène soignée et par son phrasé, doux et persuasif, éloigné de celui d’un bonimenteur. Le journaliste Antoine fait remarquer que tout le talent de ce fakir est d’avoir su conjuguer l’aspect sanguinolent du théâtre Grand-Guignol, avec l’émerveillement d’un spectacle de foire et la fascination née des mystères orientaux.

"Tahra Bey en sommeil", Le Petit Journal, n° 22.855, 13 août 1925, p. 1

"Le fakir immobilise un poulet", Le Petit Journal, n° 22.849, 7 août 1925, p. 1

Occupant le rôle de maître de cérémonie, il arrive sur scène en musique, dans une tunique blanche, portant turban ou voile sur la tête. Dans la salle, chargée en vapeur d’encens, se tiennent de nombreuses infirmières, prêtes à soulager des spectateurs sensibles. Il n’est pas rare qu’une figure d’incrédule se détache du public, y compris chez les médecins qui voient là une simple déclinaison des transes hystériques. Loin d’affaiblir la réputation du mystique — certains de ces savants étant des complices — ces harangues l’assimilent, dans l’esprit des spectateurs, au Christ devant les docteurs (Lc 2, 41-52), lui valant le surnom de "Christ romantique". Il séduit assurément son public : les femmes s’évanouissent, quand elles ne sont pas béates devant sa silhouette, et les hommes se battent à quatre pattes pour récupérer les talismans tombés à terre.

"Tahra Bey", Le Journal, n° 13.202, 9 décembre 1928, p. 5

Tahra-Bey se distingue aussi de ses collègues fakirs en ce qu’il fait passer les prodiges fakiriques pour une science secrète, celle de l’action de la volonté humaine sur l’insensibilité. Ses représentations sont, à ce titre, chaque fois qualifiées d’"expériences". Pour démontrer la véracité des prodiges, il se produit à de nombreuses reprises devant des savants. En 1925, par exemple, il fait la démonstration de ses talents devant un parterre de médecins au Club du Faubourg. Il tient aussi une chronique appelée "Le Grand Secret" dans Le Petit journal la même année, dans laquelle il prétend familiariser le lecteur avec les moyens d’accéder naturellement à la catalepsie ou à l’insensibilité, en prenant toujours soin de préciser qu’un fakir "héréditaire" y parviendra plus aisément.

"La première réception chez le fakir", Le Canard déchaîné, n° 36, 24 janvier 1934, p. 3

Tahra-Bey est une figure médiatique incontournable des années 1920, bien au-delà de la colonne music-hall. Il connaît un succès mondial important, voyageant aussi bien en Italie qu’en Amérique ou au Royaume-Uni, où il commercialise des toniques et imprime des pamphlets. Les journalistes viennent le consulter pour ses dons de voyance, mais il amuse aussi la presse par ses frasques et escroqueries en tous genres. En avril 1926, un premier spectateur mécontent lui réclame la somme de 31 Francs (le prix de sa place au Théâtre du Trocadéro, le montant du pourboire donné à l’ouvreuse et ses frais de transport), opposant au charlatan son "incapacité professionnelle", puisqu’il n’avait pas été en mesure de lire dans ses pensées : "Il ne fait aucun doute qu’il y a escroquerie caractérisée, car il fait fonction de charlatan".

"Quand un fakir passe en justice de paix", Le Journal, n° 12.232, 14 avril 1926, p. 1

Les "matchs" médiatiques et conférences contradictoires, comme ceux du Cirque de Paris en 1928 l’opposant au célèbre démystificateur Paul Heuzé, ou du Trocadéro en 1935 contre Charles Brouillet, feront l’objet du cinquième et dernier billet Gallica consacré au mouvement anti-fakirique français. Ces duels d’opinions ont joué, pour beaucoup, dans le déclin de sa carrière, puisque l’acteur a été déclaré "illusionniste" et non plus "fakir", au point qu’en 1931, Tahra-Bey souhaite redorer sa réputation en faisant la démonstration de ses facultés d’avaleur de sabres devant le tribunal et poursuit Paul Heuzé en diffamation, sans succès. Écorné par des articles médisants en 1930, le fakir gagne vraisemblablement sa vie en accordant des consultations privées à son domicile, dans le 8e arrondissement de Paris, ou par correspondance, en particulier pour les joueurs de la Loterie Nationale. Il essaie même de s’improviser acteur ou enquêteur, quand il propose, en 1933, son concours à l’affaire Violette Nozière.

Encart publicitaire, Paris-Midi, n° 2987, 3 décembre 1936, p. 5

Petite annonce à la rubrique "Sciences occultes", Paris-Midi, n° 2667, 13 décembre 1934, p. 8

Ses démêlés judiciaires restent nombreux. En 1938, la préfecture de Nice réclame son refoulement, puis son expulsion, après la vente de billets de Loterie majorés. En 1942, l’Ordre des médecins se plaint de son utilisation fallacieuse du titre de docteur et obtient de la 17e chambre correctionnelle la délivrance d’une amende de 3600 Francs à son encontre. La même année, on accuse le fakir d’avoir promis à une jeune femme, contre la somme de 500 000 Francs, la libération de son ami Juif, détenu à Drancy.

En 1948, Tahra-Bey se fait plus présent dans la presse. Il propose par exemple une expérience de suggestion à distance, au cours de l’émission radiophonique French-Cancans de la Radiodiffusion Française. Il se vante de pouvoir endormir l’auditoire par les ondes et prétend avoir reçu des dizaines de milliers de lettres d’auditeurs attestant du phénomène, dont l’une d’un directeur d’un institut pour enfants sourds-muets, preuve indubitable, selon lui, de son emprise hypnotique.

"Si vous êtes seul chez vous, n’écoutez pas la radio…", Libération, n° 1119, 15 avril 1948, p. 1

N’étant plus le fakir qui charmait le Tout-Paris vingt ans plus tôt, il manque de mourir étouffé alors qu’il reproduit son célèbre tour de "vie ralentie" lors d’une représentation au Palais de Chaillot.

Si la date de la mort de Tahra-Bey est incertaine et que de nombreuses zones d’ombre perdurent, sa postérité est assurée. Il inspire à Hergé, comme le suppose une note manuscrite du dessinateur, le personnage de Ragdalam dans un album de Tintin, Les Sept Boules de cristal (1948).

Fleur Hopkins-Loféron

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