L'aranéiculture: une histoire de la production de tissu en soie d'araignées
L’élevage du ver à soie, la chenille du Bombyx du mûrier (Bombyx mori), est bien connu et existe depuis plusieurs millénaires en Chine. En revanche, l’exploitation des araignées, animaux parfois objets de peurs, dans le but de produire de la soie, l’est moins.
Si toutes les araignées ne font pas de toiles, toutes, en revanche, produisent de la soie. Contrairement à la chenille, dont la soie est en fait sa bave, celle des araignées est produite par des organes spécifiques, les filières, situées à l’arrière de leur abdomen, face ventrale.
Lorsque Lemuel Gulliver, au cours de ses voyages, arrive à l’Académie de l’île de Laputa, il découvre une chambre tapissée de toiles d’araignées. La personne qui s’y trouve lui dit alors que c’est « une chose pitoyable que l’aveuglement où les hommes avaient été jusqu’ici par rapport aux vers à soie, tandis qu’ils avaient à leur disposition tant d’insectes domestiques, dont ils ne faisaient aucun usage, et qui étaient néanmoins préférables aux vers à soie » : les araignées !
Les premières tentatives
L’auteur de cette aventure, Jonathan Swift, parue en 1721, s’est peut-être inspiré de la première tentative d’utilisation de cette soie pour en produire du textile qui date de quelques années plus tôt, en France. En 1709, François-Xavier Bon de Saint-Hilaire (1678-1761), premier Président de la cour des comptes du Languedoc, présente en effet des mitaines et des bas à la Société royale des sciences de Montpellier pour appuyer sa proposition de remplacer le ver à soie par l’araignée. Il avance que les araignées sont beaucoup plus fécondes que le bombyx et qu’il est aisé de récolter leurs cocons (qu’il appelle « coques d’araignées ») à la fin de l’été. Après les avoir battus et lavés, il les fait bouillir puis sécher et en tire une soie qu’il juge de très bonne qualité.
Cependant, la difficulté est d’en avoir un assez grand nombre pour pouvoir produire cette soie d’un nouveau genre en quantité industrielle.
Exemple de cocons d’araignée. Henri Coupin, Les arts et métiers chez les animaux, Paris, 1902
Les travaux de Bon de Saint-Hilaire font grand bruit et le grand savant René Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757) est chargé, l’année suivante, d’en faire le rapport devant l’Académie des sciences de Paris. Celui-ci n’arrive pas aux mêmes conclusions que l’auteur précédent. Il trouve que la soie est de moins bonne qualité et moins résistante que celle du ver à soie, mais surtout il voit la difficulté de l’élevage des araignées comme insurmontable : Réaumur calcule qu’il faudrait « 55296 araignées grosses pour avoir une livre de soie », araignées qu’il faut nourrir séparées les unes des autres pour éviter qu’elles ne s’entre-dévorent. Pire encore, si l’on prend des araignées « que l’on trouve communément dans les jardins », Réaumur arrive au résultat vertigineux de 663552 individus pour une livre de soie. Pour lui, « toutes les mouches du Royaume suffiraient à peine à nourrir assez d’araignées, pour faire une quantité de soie peu considérable ». Pas de doute alors, la soie des araignées ne peut pas remplacer celle des vers à soie. Cependant, conclut Réaumur, « il faut expérimenter ; c’est la seule voie de découvrir des choses curieuses et utiles », ainsi des araignées plus imposantes, dans des pays exotiques, produisant des cocons plus gros, et donc plus de soie, pourraient changer la donne.
Les recherches de Réaumur et Bon de Saint-Hilaire intéressent jusqu’à l’Empereur de Chine ; le Père Parennin déclare devant l’Académie des sciences, en 1726, que le souverain a voulu que celui-ci lui traduise « en tartare » les travaux des deux savants. Ses trois fils les étudient et concluent que « pour avoir une si grande ardeur à découvrir, il fallait être Européen ».
Une nouvelle technique
Suite aux difficultés apparemment insurmontables soulevées par Réaumur, il faut attendre les travaux du missionnaire espagnol Raimondo Maria di Termeyer, cinquante ans plus tard pour que le sujet soit relancé. Termeyer montre que la soie peut être extraite directement des filières des araignées, et non plus seulement de leurs cocons, puis enroulée autour d’un dévidoir.
Un industriel anglais, Daniel B. Rolt, invente une machine à vapeur pour collecter le fil des araignées. Il présente son invention à la Royal Academy of arts de Londres, en 1830, qui lui décerne une médaille. Bien que Rolt présente un échantillon d’environ 18000 pieds produit en moins de deux heures par une vingtaine d’araignées, les mêmes difficultés que précédemment évoquées concernant l’industrialisation du procédé sont une nouvelle fois soulignées par l’académie londonienne : le procédé est trop fastidieux pour trop peu de soie.
Jusque-là, toutes les tentatives d’extraire de la soie, ou des filières de l’araignée ou de ses cocons, sont faites avec des araignées communes sous nos latitudes, et de taille plutôt modeste : l’épeire diadème (Araneus diadematus).
De nouvelles tisseuses
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, plusieurs savants remarquent que des araignées exotiques, plus grosses, produisaient une soie plus résistance, en plus grande quantité et d’une belle couleur jaune-doré : les néphiles. Ces araignées sont donc de parfaites candidates pour relancer les essais.
L’Halabé, Nephila madagascariensis. Notes, reconnaissances et explorations, 31 mars 1899
Les néphiles sont des araignées des zones tropicales qui fabriquent de très grandes toiles dites géométriques (comme l’épeire diadème). Une des particularités de ces arachnides est leur très important dimorphisme sexuel puisque si les femelles mesurent 5 à 6 cm de longueur (voire plus), sans les pattes, les mâles ne mesurent guère plus de 5 mm.
Dimorphisme sexuel chez la néphile de Madagascar (le mâle est à gauche, sous la femelle). Bulletin de la Société zoologique de France, 28 avril 1930
Le fil de cette araignée présente de grands avantages par rapport à celui du ver à soie. La taille, la résistance et l’élasticité du fil de soie sont des arguments de poids en faveur de son exploitation.
Illustration de la légèreté de la soie d’araignée. Jeunesse : organe de la Section de la jeunesse de la Croix-rouge française, 1er janvier 1938 Tableau comparatif de la soie produite par la néphile (première ligne) et le ver à soie. Bulletin de la Société nationale d’acclimatation de France : revue des sciences naturelles appliquées, 1er janvier 1903
Vers l’industrialisation : Madagascar
Après plusieurs essais menés dans les pays d’habitats de ces araignées, c’est à Madagascar, alors colonie française, que la tentative la plus aboutie est entreprise. Le Père Paul Camboué, missionnaire sur l’île, récolte dans la nature quelques Halabés, comme on appelle localement la Nephila Madagascariensis (aujourd’hui Trichonephila inaurata) et les maintient dans un système de casiers munis des guillotines : le fil est alors tiré de leurs filières et enroulé sur un dévidoir à l’aide d’un tour.
Mécanisme mis au point par le Père Camboué pour tirer le fils des araignées. Revue des sciences naturelles appliquées : bulletin bimensuel de la Société nationale d’acclimatation de France, 1er janvier 1892
L’expérience est concluante et les travaux du Père Camboué sont repris par la toute récente Ecole professionnelle de Tananarive, en 1897, qui perfectionne le procédé.
Les néphiles dans leurs casiers. Bulletin des soies et des soieries de Lyon : revue hebdomadaire lyonnaise, 6 janvier 1900
Appareil pour tirer le fil les araignées. Bulletin des soies et des soieries de Lyon : revue hebdomadaire lyonnaise, 6 janvier 1900
Une véritable école de tissage de soie d’araignée se met alors en place, et les élèves, ainsi que les habitants alentours, sont mis à contribution pour récolter les tisseuses. Ainsi, au cours de l’été 1898, près de 30 000 araignées sont ramenées à l’école. Les résultats sont remarquables : en une année, avec seulement deux appareils, l’école produit 175 000 mètres de fils.
Elèves de l’Ecole professionnelle de Tananarive rassemblant des néphiles dans le parc de l’école.Notes, reconnaissances et explorations, 31 mars1899
Afin de faire connaître le savoir-faire de l’école et de montrer les possibilités offertes par la soie d’araignée, elle envoie un baldaquin à Paris, pour l’Exposition universelle de 1900. Hélas, l’étoffe, voyage dans de mauvaises conditions, arrive endommagée et a perdu son éclat jaune-doré. Cela n’empêche toutefois pas certains journaux de s’émerveiller devant l’objet.
Le baldaquin présenté lors de l’Exposition universelle de 1900. Le Matin : derniers télégrammes de la nuit, 14 décembre 1900
Cependant, il reste la difficulté de maintenir toutes ces araignées en vie dans de bonnes conditions. Le problème principal reste toujours le même : elles sont très voraces et, si elles sont sous-alimentées, s’entre-dévorent. L’élevage des proies, des mouches par exemple, est indispensable.
A ceci s’ajoute le prix de revient très élevé de cette soie, rappelle L. Nogué, sous-directeur de l’Ecole professionnelle de Tananarive.
Un échec définitif ?
Le spécialiste des araignées, Pierre Bonnet ne trouve plus de trace de ces tentatives d’ « aranéiculture » malgache après 1904, et il y a fort à parier que les difficultés liées aux coûts et à la nourriture de tant d’arachnides aient mis fin à cette industrie naissante.
Une autre cause possible est la recrudescence des cas de paludisme entre 1904 et 1906. Le Père Camboué note en 1921 que l’industrie de la soie d’araignée pourrait avoir causé cela (sans en faire la cause principale, loin de là) : à cause du nombre important de néphiles prélevées (et notamment des grosses femelles prêtes à pondre) pour les besoins de l’industrie, ce prédateur naturel des moustiques en serait venu à manquer dans la nature.
Camboué fait remarquer que les grandes toiles des femelles contiennent souvent plusieurs mâles ainsi que d’autres petites espèces d’araignées (dites commensales ou cleptoparasites). Ainsi, en prélevant 30 000 araignées, c’est en réalité dix fois de prédateurs des moustiques qui sont supprimés, par trimestre ! A ce chiffre impressionnant s’ajoute, de façon sans doute très marginale, la consommation des Halabés par les habitants qui en sont friands, ou encore l’utilisation de ces araignées comme remède contre la coqueluche (une fois grillées et réduites en poudre).
Des tentatives d’acclimatation en France
Notons également qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, des tentatives d’acclimatations de la néphile sont entreprises en France métropolitaine, de façon à faciliter l’exploitation de ces animaux localement, réduisant ainsi énormément le prix de revient. L. Bézier, de l’Ecole pratique d’acclimatation, déclare en 1881 que si ces araignées pouvaient être acclimatées sous nos latitudes, ce serait « un progrès assuré pour nos pauvres ouvriers lyonnais ».
Après plusieurs tentatives au début du XXe siècle, c’est l’arachnologue Pierre Bonnet qui s’y essaie à la fin des années 1920. Il relâche plusieurs milliers de jeunes individus dans le Jardin des plantes à Paris ainsi que dans les environs de Banyuls-sur-Mer. Que le lecteur se rassure, aucune de ces tentatives ne fonctionne car nos hivers sont trop rigoureux pour ces animaux habitués au soleil et à la chaleur ! Cependant, l’étude approfondie de ces araignées permet à Bonnet de faire de nombreuses observations sur leur cycle de vie, leurs mues, leur accouplement, etc.
Croissance de la néphile de Madagascar (les schémas sont simplifiés pour se concentrer sur le changement de motifs et de couleurs de l’abdomen et du céphalothorax) Bulletin de la Société zoologique de France 01janvier 1929.
Conclusion
Ainsi, la soie d’araignée possède de très nombreux atouts comparativement à celle du bombyx et il a maintes fois été montré qu’il était possible d’en faire des pièces d’étoffe. Hélas, cette industrie n’a jamais été vraiment en mesure de se développer et n’a donc jamais concurrencé celle du ver à soie. En effet, les difficultés soulevées par Réaumur au XVIIIe siècle n’ont jamais véritablement été surmontées (difficultés d’élevage, rendement faible, le prix de revient élevé). De nos jours, l’idée d’utiliser cette soie dans l’industrie textile demeure, mais par le biais du génie génétique notamment (en étudiant les gènes codant pour les protéines de la soie), ou de l’industrie du luxe.
Pierre Bonnet ne s’était donc pas trompé lorsqu’en 1930, il concluait que cette matière resterait un produit cher, mais dont la mode pourrait s'emparer.
Pour aller plus loin
La soie dans les sélections "textile : de la fibre aux vêtements" sur Gallica
Commentaires
l'article la recherche de l' ARANEICULTURE
très intéressant , en temps que tisserand j'aurais aimée connaitre cette "collègue" plus tôt merci tout de même
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