Cuisiner à la Renaissance : l’Opera de Bartolomeo Scappi
A l’occasion de l’exposition « Renaissance », à voir sur le site Richelieu de la BnF jusqu’au 16 juin prochain, la série « A la table de Gallica » se penche ce mois-ci sur l’Opera de Bartolomeo Scappi, un livre de cuisine exceptionnel publié en 1570.
On sait peu de choses de la vie de Bartolomeo Scappi : né en Lombardie (Dumenza) au début du XVIe siècle, mort en 1577 et enterré à Rome, ce cuisinier a travaillé au service de plusieurs cardinaux et organisé des festins pour les papes Pie IV et Pie V, ou encore en l’honneur de Charles Quint.
Portrait de Bartolomeo Scappi, gravure – burin, 1570
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Son œuvre, publiée à Venise, chez Michele Tramezino, en 1570, constitue l’un des plus importants témoignages culinaires de la Renaissance. Ses vingt-sept planches gravées, qui en font le premier traité de cuisine véritablement illustré, documentent avec une précision inédite l’organisation des lieux de préparation et la variété des instruments utilisés : appareil pour soulever les grands chaudrons, tables, bassines, couteaux, mortiers, tamis, roulettes à pâte, passoires, marmites, broches, etc. Tout ce qu’un cuisinier doit emporter s’il voyage avec un prince se trouve également décrit.
Marmite pour cuire les œufs. Opera di M. Bartolomeo Scappi, 1570.
Bartolomeo Scappi consigne et transmet le fruit de ses nombreuses années d’expérience, s’adressant à son disciple, Giovanni. La disposition et l’architecture des lieux de préparation sont illustrées. L’auteur montre à quoi doit ressembler une cuisine bien organisée, insiste sur l’importance de la propreté.
Intérieur de cuisine avec table des pâtes, Opera di M. Bartolomeo Scappi, 1570
Scappi ne se contente pas de porter un œil architectural sur les cuisines, il considère que le cuisinier lui-même est un « architecte judicieux » :
Il faut donc qu’un maître cuisinier prudent et suffisant, pour ce que j’ai compris pendant longtemps en vertu de la longue expérience, s’il veut avoir un bon commencement, une suite meilleure et une excellente fin et toujours de l’honneur dans son œuvre, soit comme un architecte judicieux qui, après avoir réalisé un bon dessin, établit des fondations fortes et, sur ces dernières, il offre au monde des bâtiments utiles et merveilleux. »
Traduction d’Antonella Campanini dans « Le cuisinier entre la plume et le fourneau (Italie, XVe-XVIe siècle) », Food & History, 15/1-2, 2017 ; lien vers le texte original.
Intérieur d’une laiterie, Opera di M. Bartolomeo Scappi, 1570
Les six livres qui composent l’ouvrage recensent de nombreuses recettes : viandes et volailles, poissons, pâtes, potages, soupes et tartes, fruits cuits, etc. Une partie s’intéresse aux recettes adaptées aux malades, Scappi s’aventurant sur le terrain de la cuisine de santé et de la diététique. Il explique aussi comment reconnaître les meilleurs produits et s’assurer de leur fraîcheur.
Instruments et préparatifs divers, Opera di M. Bartolomeo Scappi, 1570
Le traité comprend en outre une longue série de menus à servir selon le calendrier. Leur examen montre qu’une succession de trente à cinquante mets était chose ordinaire sur les tables les plus prestigieuses. Ainsi de ce repas de carême où sont servis deux cents mets de maigre… Il se peut d’ailleurs que Rabelais ait été témoin de l’un de ces festins pantagruéliques lors de son voyage à Rome en 1534.
L’ouvrage relate et illustre notamment un repas servi pendant le conclave de 1549, ouvert par la mort du pape Paul III : sur une double page, une remarquable planche montre l’arrivée des cuisiniers sous la surveillance rapprochée de gardes, garants du secret des délibérations et de l’isolement des cardinaux de toute influence extérieure. Les plats sont même découpés et piqués de manière à vérifier que rien n’y a été dissimulé.
Repas servi pendant le conclave, Opera di M. Bartolomeo Scappi, 1570
La BnF conserve plusieurs éditions de l’Opera de Scappi, dont un magnifique exemplaire ayant appartenu à la bibliothèque de Catherine de Médicis : il s’agit du seul livre consacré à la cuisine dans la collection de la reine, ce qui montre le caractère exceptionnel et le rayonnement international de cette œuvre.
Avant Scappi, rares sont les cuisiniers à disposer d’une compétence lettrée. Le savoir-faire se transmet plus volontiers à l’oral qu’à l’écrit, et les textes, quand ils nous sont parvenus, s’apparentent à des aide-mémoire assez vagues, compréhensibles des seuls professionnels. L’Opera de Bartolomeo Scappi se démarque de cette tradition : son traité est méthodiquement construit en six parties, chacune complétée d’une table. Richement illustré, l’ouvrage se distingue aussi par son format in-4, plus majestueux que les petits formats jusqu’ici en usage. Son rôle est tout à la fois de conserver la mémoire de banquets éphémères, de transmettre une expérience et un savoir-faire technique, de faire reconnaître le prestige de la fonction. Formant une véritable encyclopédie domestique, texte et planches sont mis au service de la transmission du savoir culinaire, lui-même inscrit dans la transmission d’un savoir scientifique plus large. Cette conception de la cuisine, de même que le rôle didactique conféré à l’image, perdureront aux siècles suivants.
Pour aller plus loin
« L’invention de la Renaissance », une exposition BnF à voir jusqu’au 16 juin 2024.
- Campanini, Antonella, « Le cuisinier entre la plume et le fourneau (Italie, XVe-XVIe siècle) », Food & History, 15/1-2, 2017. En ligne.
- Chatelain, Jean-Marc, « De l’ordre des mets à l’ordre des livres. Pour une histoire de la cuisine telle que l’écrit l’accommode », Bibliothèque(s), n° 63, 2012. En ligne.
- Krohn, Deborah L., « Le livre de cuisine de la reine : un exemplaire de l’Opera de Scappi dans la collection de Catherine de Médicis », La table de la Renaissance, édité par Florent Quellier et Pascal Brioist, Presses universitaires François-Rabelais, 2018. En ligne.
- Krohn, Deborah L., Food and knowledge in Renaissance Italy. Bartolomeo Scappi’s Paper Kitchens, Ashgate, 2015.
- Laurioux, Bruno, « De Jean de Bockenheim à Bartolomeo Scappi : cuisiner pour le pape entre le XVe et le XVIe siècle », Publications de l'École Française de Rome, n° 334, 2004. En ligne.
- Oberlé, Gérard, Les Fastes de Bacchus et de Comus ou Histoire du boire et du manger : en Europe, de l'Antiquité à nos jours, à travers les livres, Belfond, 1989.
- Poulain, Caroline, L’Eau à la bouche : images de cuisine dans le livre du XVIe au XIXe siècle, Bibliothèque municipale de Dijon, 2009. En ligne.
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