Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Isidore Ducasse et Les Chants de Maldoror dans la presse

0
3 avril 2021

Nous avons laissé Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, sombrer dans l’oubli, parmi les ruines du Second Empire. Sa redécouverte ne commencera pas en France, mais en Belgique.

Les Chants de Maldoror, édition de 1874

À Bruxelles, dans la cave du libraire Charles Rozez, dorment des exemplaires des Chants de Maldoror, rachetés à Albert Lacroix. Le fils du libraire, Jean-Baptiste Rozez décide de les brocher à nouveau : l'édition porte désormais la mention « Paris et Bruxelles ».  En 1885, Max Waller, directeur de la revue La Jeune Belgique, en publie un extrait. Dans les cercles belges, l'œuvre se diffuse rapidement. Des lecteurs illustres font passer Maldoror de l'autre côté de la frontière. Lautréamont laisse une empreinte durable sur des littérateurs de la fin de son siècle. Par exemple, Joris-Karl Huysmans, dans son faste décadent, s'étonne dans une lettre à Jules Destrée :
 
« Ah ! mais oui, mon cher Destrée, c'est un bon fol de talent que le comte de Lautréamont. Le singulier bouquin, avec son lyrisme bouffe, ses enragements sanglants de marquis de Sade et, dans un tas de phrases fichues comme quatre sous, quelques-unes qui éclatent avec une sonorité magnifique.
J'attends avec impatience un article sur ce livre. J'espère que vous aurez trouvé des renseignements sur la vie de cet étrange bonhomme qui a crié l'hymne à la pédérastie avec de belles phrases. C'est vrai qu'il y a là-dedans des cauchemars à la Redon. Le baisage de la requine par l'homme est stupéfiant et il y a un petit vidage d'entrailles, de foie, de cœur par le vagin qui est assez alléchant !

Merci de m'avoir envoyé ces Chants. Ça vaut, en effet, qu'on les lise.

Que diable pouvait faire dans la vie l'homme qui a écrit d'aussi terribles rêves ?…

(lettre du 27 septembre 1885 de Joris-Karl Huysmans à Jules Destrée, Huysmans, Joris-Karl, Lettres inédites à Jules Destrée, Genève, Droz, 1967, p. 52-58.)
 

Naissance du mythe

 
La première critique française est publiée par Léon Bloy dans La Plume, le premier septembre 1890, que l'on retrouve dans Belluaires et Porchers, en 1905. Elle se nomme Le Cabanon de Prométhée :
 

Ce vide biographique laissera place à bien des fantasmes. Bloy décrit l’œuvre ainsi :
 
« Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant. Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu’une tempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l’Océan. […] les sataniques litanies des Fleurs du Mal prennent subitement, par comparaison, comme un certain air d'une anodine bondieuserie . »
 
Bloy s’exprime aussi sur la santé mentale de l'auteur, en lançant un mythe qui aura la peau dure : « C’est un aliéné qui parle, le plus déplorable, le plus déchirant des aliénés […] ». La légende du comte de Lautréamont est lancée.
 

 
 
La même année, Léon Genonceaux, qui sera le premier biographe de Ducasse, publie une nouvelle édition des Chants de Maldoror. L'édition est enrichie d’une reproduction d'une lettre écrite par Ducasse lui-même, ainsi que d'une préface qui retrace l’histoire éditoriale de l’œuvre. Genonceaux est admiratif :
 
« Nous avons cru que la réédition d'une œuvre aussi intéressante serait bien accueillie. Ses véhémences de style ne peuvent effrayer une époque aussi littéraire que la nôtre. Si outrées qu'elles soient, elles gardent une beauté profonde et ne revêtent aucun caractère pornographique. »
 
Il présente également le fruit de son enquête sur le mystérieux comte. Il réfute l'hypothèse de Bloy sur la folie de Lautréamont, mais lance une nouvelle légende :
 

 

De la folie au génie

 

Le Mercure du France, numéro du février 1891, source Retronews. Disponible aussi sur Gallica

 
Mais les avis sont partagés à propos de cet étrange poème en prose. Remy de Gourmont publie « La Littérature “Maldoror” » dans le Mercure de France de  février 1891. L’homme de lettres, proche des symbolistes, est enthousiaste :
 
« Ce fut un magnifique coup de génie, presque inexplicable. Unique ce livre le demeurera, et dès maintenant il reste acquis à la liste des œuvres qui, à l'exclusion de tout classicisme, forment la brève bibliothèque et la seule littérature admissibles pour ceux dont l'esprit, mal fait, se refuse aux joies, moins rares, du lieu commun et de la morale conventionnelle. »
 
Ce n'est pas le cas de Philippe Gille qui signe un compte-rendu de l'édition de Genonceaux dans Le Figaro du 28 janvier 1891. Il est d'abord plutôt clément :
 

 
La conclusion est pourtant cinglante :

Triste livre au fond, mais curieux à examiner comme on étudie une maladie dans son principe et ses développements.

Trois mois plus tard, un jugement plus sévère encore tombe : il s'agit d’un article anonyme dans le Supplément littéraire de La Lanterne, le 22 mars 1891.
 
« Une jeunesse déjà si incrédule et si brutale dans ses expressions est bien près de la caducité, surtout quand elle procède par étrangetés barbares et diatribes ordurières, dans un français où les métaphores outrées et inadmissibles fourmillent. On nous dit que l’éditeur Genonceaux va cesser de publier des romans, pour se consacrer exclusivement à un ouvrage de longue haleine et de haut goût. Tant mieux ! cela nous changera des Chants de Maldoror et autres… inutilités. »

On imagine bien que cet auteur anonyme, à l’esprit conservateur, ne comprit pas la place que se faisait petit à petit Lautréamont dans le ciel littéraire.

Pourtant, un article publié dans Le Chat noir le 12 décembre 1891 montre l’intérêt qu'un certain public trouve aux Chants de Maldoror. En effet, une strophe des Chants — celle des poux — est reproduite avec ces lignes : «  Nous répondons au désir exprimé par un grand nombre de nos lecteurs, en donnant l’extrait suivant des Chants de Maldoror, le si curieux livre, génial et fou, du comte de Lautréamont. » La revue Le Chat noir est lancée en même temps que le cabaret de Rodolphe Salis, haut lieu de la bohème parisienne fin-de-siècle.
 

 

 

Lautréamont et les symbolistes

Les symbolistes s’intéressent de près à Lautréamont : font partie de ses admirateurs Alfred Jarry, Paul Fort, Léon-Paul Fargue, Valery Larbaud, Rachilde, Maeterlinck aussi, même s'il renie son opinion plus tard :
 
« J'ai découvert Les Chants de Maldoror il y a quelque trente-cinq ans. Il me semblait alors que que c'était l'archétype de l'œuvre de génie - archange noir et foudroyé, d'une beauté indicible, fulgurations éblouissantes, violettes et vertes, dans l'orage primordial, analogies, rapprochements et correspondances électriques et inouïes, métaphores phosphorescentes dans la nuit flamboyante du subconscient, etc.
Aujourd'hui, je n'ai pas le texte sous les yeux, mais je crois bien que tout cela me paraîtrait illisible, démence plus ou moins volontaire et fermentation du tréponème pâle… »  [note de l’autrice : le tréponème pâle est la bactérie responsable de la syphilis] (Le Disque Vert, Le cas Lautréamont, Paris-Bruxelles, 1925)
 
La consécration symboliste arrive par Remy de Gourmont. Il publie en 1896 Le Livre des masques, portraits symbolistes : gloses et documents sur les écrivains d'hier et d’aujourd’hui. Au sommaire, on trouve Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Maeterlinck, Gide, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Pierre Louÿs, Corbière, Laforgue… Et Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. Il reproduit le texte publié dans le Mercure de France en 1891, avec une introduction différente : « C'était un jeune homme d'une originalité furieuse et inattendue, un génie malade et même franchement un génie fou ».

Les masques sont dessinés par l’artiste et critique d'art Félix Vallotton. Ce portrait imaginaire sera la première image associée au comte de Lautréamont, qui restera gravée dans l’imaginaire collectif pour de nombreuses années. Par cette publication, Ducasse trouve sa place parmi le cercle des poètes maudits.

On retrouve le même portrait dans une publication de 1921 : La Négresse blonde de Georges Fourest, avec soixante-quinze « tatouages » de Lucien Métivet. Le masque de Lautréamont se trouve cette fois aux côtés de ceux de Charles Cros, Tristan Corbière et Jules Laforgue.
 

Le masque de Lautréamont par Félix Vallotton in Remy de Gourmont, Le Livre des masques, 1896-1898

 

La consécration surréaliste

 

Les Surréalistes étaient prêts à jeter leurs dieux aux orties après avoir lu Lautréamont, pour eux rien d’autre n’était plus langage.

(Hartmut Gatzke, « Ducasse avant Dada », Les Lecteurs de Lautréamont, Actes du quatrième colloque international sur Lautréamont, Montréal, 5-7 octobre 1998, Cahiers Lautréamont, 2e semestre 1998, Livraisons XLVII et XLVIII, p. 192-193.)
 
Le xxe siècle est, pour Lautréamont, celui de la redécouverte et de la consécration par les surréalistes. André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault découvrent Les Chants de Maldoror, et couronnent bientôt le comte de Lautréamont du titre de prince des poètes (devant Rimbaud !). Les Poésies I et II sont  publiées dans la revue Littérature en 1920. Il est cité comme exemple d’images surréalistes dans le Manifeste du surréalisme, en 1924. Son acte de décès est publié dans La Révolution Surréaliste en janvier 1925. Dans le Second manifeste du surréalisme, Breton dit :
 
« Je tiens à préciser que selon moi il faut se défier du culte des hommes, si grands apparemment soient-ils. Un seul à part : Lautréamont, je n’en vois pas qui n'aient laissé quelque trace équivoque de leur passage. Inutile de discuter encore sur Rimbaud : Rimbaud s’est trompé, Rimbaud a voulu nous tromper. »
 

 

 

 
Les surréalistes louent la puissance des images des Chants de Maldoror, sa révolte contre l’ordre établi et tout le reste ; Lautréamont couronné devient un prince poète démiurgique. Ils se positionnent également comme gardiens de l’œuvre, et refusent l’interprétation du texte : Aragon signe une « Contribution à l’avortement des études maldororiennes » dans le deuxième numéro du Surréalisme au service de la révolution, en octobre 1930.

Écartez, je vous prie, le joli fardeau de vos couronnes mortuaires. Il faut s'en tenir aux faits.

Le Surréalisme au service de la révolution n° 2, octobre 1930, p. 22-24.
 
 
D’un anonymat total à prince des poètes : en quelques années, la trajectoire d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, est fulgurante. La consécration surréaliste permet à un public plus large de découvrir l’œuvre, et les éditions se multiplient. En avril 1987, les Cahiers Lautréamont sont créés par l’Association des amis passés, présents et futurs d’Isidore Ducasse (selon la dédicace des Poésies). Ils œuvrent depuis à faire la lumière sur la vie et l’œuvre ainsi qu’à sa promotion, par l'organisation de colloques et d’évènements.

 

Pour aller plus loin

 

Pour aller plus loin

Jean-Jacques Lefrère, Isidore Ducasse : auteur des "Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont », Paris, Fayard, 1998.
Les Cahiers Lautréamont, nouvelle série
Les Cahiers Lautréamont numériques
Le blog maldoror.org

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.