La mode des tables tournantes et la vogue de l’organisation de séances d’évocation des esprits des défunts se propagent en Europe à partir du milieu du XIXème siècle. C’est à ce moment qu’arrivent en France les premiers médiums des Etats-Unis. On assiste alors à un véritable phénomène mondain dont se font l’écho avec étonnement ou amusement les grands journaux de l’époque. Naît ensuite en 1857 dans le vocabulaire français le terme de « spiritisme » inventé par Allan Kardec dans Le Livre des Esprits, tandis qu’émerge toute une littérature spirite : recueils de communications d’outre-tombe,  compte rendus d’expériences et manuels pratiques pour évoquer avec succès les esprits. C’est au sein de cette étonnante et foisonnante production, bien représentée dans Gallica, que l’on découvre combien le toucher et le contact physique entre individus occupent une place centrale dans les protocoles et récits de séances spirites.

Le contact rapproché des individus : une condition nécessaire de l’apparition des forces immatérielles

 
En premier lieu, il est presque toujours recommandé aux participants de séances spirites de faire la « chaîne », c’est-à-dire de se tenir par la main, en cercle fermé ou semi-fermé (les différents auteurs divergent). C’est un protocole classique, qui s’accompagne parfois de chants en chœur ou de musique, et que nous constatons sur la plupart des gravures ou photographies de séances.
 

Le médium italien Politi dans une séance rapportée par Albert de Rochas
dans L'extériorisation de la motricité (1906)

D’après de nombreux théoriciens du spiritisme, la « chaîne » permettrait d’augmenter le « fluide magnétique » capable alors de faire se matérialiser les esprits.

« Nous faisons la chaîne, c'est-à-dire que nous nous tenons
tous, le médium compris, par la main ou plutôt par le petit
doigt. Nous formons comme une batterie électrique, qui
doit charger le médium de nos fluides pour concourir à la
production des phénomènes. »
(L'Echo du Merveilleux, 15 octobre 1907)

« Les assistants, en formant la chaîne, et en unissant leurs volontés sympathiques, accroissent cette force »
(Les forces naturelles inconnues, Camille Flammarion, 1907)

Il y a l’idée qu’en se tenant tous par la main, les participants formeraient une « protection nécessaire », un « rempart » ou une « enceinte fluidique » protégeant la force du médium d’influences néfastes.

Les rayons invisibles et les dernières expériences d'Eusapia devant l'occultisme de Papus (1896)

Ces assertions reposent sur des théories plus anciennes : celles du magnétisme animal. Le « fluide » des spirites – « courant froid » ou encore « fluide odique » – a quelques ressemblance avec le « fluide universel » de Franz Anton Mesmer au siècle précédent. Ces théories spirites naissent aussi au siècle de l’invention de l’électricité et les analogies avec le courant électrique sont monnaie courante.

Cette imprégnation des sciences électro-magnétiques de l’époque et de leurs transpositions occultistes donnent lieu à une bien curieuse explication de l’intérêt de l’alternance homme-femme dans les chaînes magnétiques chez un auteur comme Ernest-C. Marré dans Comment on parle avec les Morts.  D’après lui les femmes seraient généralement de polarité négative et les hommes de polarité positive et comme les pôles contraires s’attirent pour conduire le fluide, de « bien meilleurs résultats » seraient observés en formant « la chaîne des messieurs et des dames alternativement » :

« Les personnes calmes et douces – les  femmes, sauf exception – sont affectées négativement, à l’encontre des hommes qui le sont positivement. L’homme, partie agissante, est positif, et d’autant plus positif qu’il est viril et plus énergique. La femme, partie réceptrice est négative, d’autant qu’elle est plus douce et plus frêle. »

Constituer une chaîne ne suffit pas toujours. Il faut encore que les composants de la chaîne aient quelques capacités médiumniques et surtout que leur fluide ne soit pas « réfractaire ». Ainsi la célèbre médium Eusapia Palladino se fait-elle forte de qualifier le fluide des messieurs qui lui tiennent les mains :

« Celui de M. Youriévitch est saccadé ; celui de M. Courtier est fort et tranquille ; celui de M. d’Arsonval est doux et favorable. Elle a aussi des épithètes pour les sensations qu’elle accuse au contact des mains des différentes personnes. Mais il en est dont elle juge le fluide " réfractaire ", nuisible » Documents sur Eusapia Palladino / Institut général psychologique. Section de recherches psychiques et physiologiques, 1909)

La chaîne pour certains auteurs doit être maintenue tout au long de la séance. Se dégager du contact avec les mains de ses voisins en rompant délibérément ou par inadvertance la chaîne peut inhiber les forces invisibles ou au contraire les déchaîner. Le Docteur Gibier, cité à la fois par Papus dans son Traité méthodique de science occulte (1891) et l’Abbé Gombault dans L'avenir de l'hypnose (1894), rapporte le cas d’un participant qui ayant lâché la chaîne fut assommé par une guitare qui planait quelques secondes auparavant docilement dans les airs :

Dans la chaîne, la position des mains revêt parfois une grande importance. Il faut généralement saisir son voisin par le petit doigt  :

« Chacun passe l’auriculaire de sa main droite dans celui de la main gauche de son voisin de droite » (Comment on parle avec les morts : guide complet et abrégé du spiritisme pratique d'Ernest C. Marré, 1910)

Une alternative consiste à ce que :

« le pouce de l’un touche fortement le petit doigt de son voisin » (Les Doctrines et les pratiques du spiritisme de Loÿs de Rémora, 1894)

Tout ça reste très classique ! Mais parfois les participants s’exercent à effectuer d’autres figures que la chaîne et en arrivent à tester d’autres enchevêtrements de mains. Ce qui fonctionne surtout quand une « jeune dame » est dans la chaîne, d'après l'article "La rotation des tables " publié le 15 mai 1853 par le Docteur Chéreau dans le journal Le Siècle :

« Nous organisâmes toutes sortes de combinaisons de quatre mains, quelquefois de six, et nous pûmes nous convaincre que, telle combinaison que nous fissions, la présence de l’un de nous (c’était une jeune dame) était indispensable. »

Quelques fois les médiums sont hors de la chaîne mais le toucher - et particulièrement la manipulation énergique des doigts d’une personne de l’assistance par la médium Eusapia Palladino  ! - demeure ce qui fait advenir les phénomènes « à distance » :
 

Les Rayons invisibles et les dernières expériences d’Eusapia devant l’occultisme de Papus (1896)

Dans un autre livre, Les Forces naturelles inconnues, Camille Flammarion nous montre comment la même Eusapia en saisissant  les doigts du professeur Schrenck-Notzing et en leur faisant faire de petits mouvements de rapprochement-éloignement a réussi à lui faire jouer d'un harmonica à distance lors d’une expérience à Naples en 1902 :
 

Présenté comme indispensable à l’émergence de « forces surnaturelles », le contact entre les corps des participants et celui du médium, sous forme de chaîne ou autre, a aussi une fonction complémentaire : il fait partie du panel de dispositifs de contrôle mis en place pour montrer qu’aucune supercherie n’est à l’œuvre au cours des séances.
Le toucher comme instrument de contrôle et de garantie de la validité de l'expérience est le sujet abordé dans le deuxième billet de la série : « Contrôleurs des mains, contrôleurs des pieds »

Pour aller plus loin

• Les voix d’outre-tombe : Tables tournantes, spiritisme et société au XIXème siècle de Guillaume CUCHET, Seuil, 2012
• Laboratoires de la foi : mesmérisme, spiritisme et occultisme en France de 1853 à 1914 de John WARNE MONROE, Presses universitaires de Bordeaux, 2013
• Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France, 1785-1914 de Nicole EDELMAN, Albin Michel, 1995